Nous avons rencontré cette économiste britannique qui dénonce les dogmes qui façonnent nos politiques en se drapant dans une légitimité scientifique que l'on peut remettre en question. Elle propose surtout une nouvelle vision qui replace l’économie au coeur du vivant et tente de remplacer l’obsession du PIB par un indicateur bien plus croustillant - et pertinent : le donut.
Article mis à jour le 20 avril 2020 : Amsterdam a annoncé le 8 avril un plan de relance inspiré de cette théorie pour « mettre la priorité sur les besoins élémentaires des citoyens, comme l’accès à l’eau, à l’éducation et à la santé, tout en respectant les besoins de la planète. »
« L’économie façonne le monde dans lequel nous vivons », dit Kate Raworth. Si tel est le cas, son bilan est pour le moins désastreux : le changement climatique menace des milliards d’êtres humains, la vie sur Terre meurt, les inégalités explosent et l’étude de notre effondrement annoncé devient une science. Pour cette économiste, chercheuse associée invitée à l’Institut du Changement environnemental de l’université d’Oxford et associée principale à l’Institut pour le Développement durable de Cambridge, il est donc grand temps de changer de paradigme et de transformer des dogmes économiques vieux de deux siècles.
Dans La théorie du donut (Plon, 2018), traduit en français après être devenu un best-seller dans le monde anglophone, Kate Raworth se livre à un passionnant détricotage des mythes qui fondent nos croyances économiques et guident nos politiques. Revenant sur l’histoire de sa discipline, elle montre que beaucoup de « lois » autoproclamées ne sont que de simples convictions n’ayant rien de scientifique. Non, les inégalités ne sont pas un passage obligée du développement. Non, les communs n’ont rien d’une « tragédie » inéluctable. Non, l’« homo economicus » n’existe pas et non, la croissance n’est pas la recette miracle contre le chômage et pour la prospérité.
Équilibre du donut
Les pères fondateurs du libéralisme eux-mêmes, Adam Smith, David Ricardo et autre John Stuart Mill écrivaient que la croissance économique ne pouvait être infinie et pourrait aboutir à un « état stationnaire », rappelle la chercheuse. Surtout, nos économistes, en déifiant la croissance du PIB, ont oublié que celle-ci n’était pas une fin mais juste le moyen d’une amélioration de la condition humaine.Pour enfin intégrer le système Terre, l’ensemble du vivant et le bien-être comme finalité, Kate Raworth propose donc de remplacer la trop connue courbe exponentielle de la croissance par un nouvel horizon : le donut. Un indicateur visuel qui appelle à l’équilibre. Il nous faut viser la modération pour nous placer entre deux cercles concentriques : au-dessus du petit cercle qui définit nos besoins sociaux essentiels (nourriture, santé, éducation, justice sociale, etc.) mais en-dessous du grand cercle qui met en péril notre existence en perçant le plafond écologique (réchauffement climatique, épuisement des sols, pollutions, etc.). Nous avons profité de son passage à Paris pour lui demander si un donut pouvait vraiment sauver le monde.
Usbek & Rica : Votre ouvrage foisonne volontairement de métaphores : l’objectif à poursuivre est un donut, l’économie régénérative est schématisée en papillon, il faut faire atterrir l’avion de la croissance et se mettre au kite surf… Changer nos croyances économiques passe avant tout par les symboles ?
Kate Raworth : Oui, je crois. Notre seule façon de communiquer entre nous passe par les mots et les images, par ce qu’on entend et ce qu’on voit. Nous devons donc choisir consciencieusement notre vocabulaire et faire attention aux images qu’on dessine. J’ai été beaucoup inspirée par le travail du professeur américain de linguistique cognitive George Lakoff qui s’est intéressé au « cadrage » des choses. Les mots que l’on choisit cadrent le débat. Aux États-Unis, les Républicains parlent d’« allègement fiscal », comme si payer moins de taxe était un allègement, un soulagement. Comment dès lors être contre cette idée ? D’où l’importance de recadrer le débat sur la notion de « justice fiscale ».
Dans mon livre, j’ai essayé de faire attention non pas au cadrage verbal mais au cadrage visuel. Plus de la moitié des fibres nerveuses du cerveau sont connectées à notre vision. Ce qui explique que nous voyions des visages dans les nuages et des fantômes dans les coins sombres : nos yeux essayent constamment de produire du sens. Donc les graphiques que nous dessinons reflètent la façon dont nous pensons le monde et nous influencent en profondeur, bien plus que ne le croient les professeurs d’économie. Ils pensent qu’ils n’enseignent que des équations, mais ils influencent profondément les mentalités en dessinant dès le premier jour à leurs nouveaux étudiants ces graphiques portant sur l’offre et la demande. Mon objectif était donc de plonger dans les postulats politiques invisibles cachés dans ces graphiques, pour les redessiner.
Vous pensez réussir à convaincre les décideurs de s’emparer de votre donut ?
Ils n’ont pas forcément besoin de l’utiliser tel que je l’ai dessiné, mais simplement de comprendre l’idée générale du donut. De nombreuses organisations cadrent déjà aujourd’hui leurs débats avec une vision du monde prônant le bien-vivre « à l’intérieur » des limites de la planète. Mais le cadrage dominant aujourd’hui reste celui de la croissance. C’est la forme que l’on donne au progrès depuis le XVIIIe siècle. Même lorsqu’elle n’est pas dessinée, elle domine implicitement tous les débats.
C’est une idée très profondément ancrée. Quand vous avez un enfant, la première chose que vous voulez, c’est le voir « avancer » puis se « redresser ». « En avant et vers le haut », c’est le mouvement le plus basique que nous faisons avec notre propre corps pour progresser. Nous avons repris cette métaphore : si l’économie va en avant et vers le haut, ça doit être un progrès. Mais rien dans la nature ne croît éternellement. J’ai un enfant de 10 ans, il est en pleine croissance et c’est merveilleux, mais j’espère bien que ça va s’arrêter un jour. Sinon il finira par ne plus tenir dans la maison… Or, nous avons créé une économie qui demande à aller vers l’avant et à croître éternellement, sans perpective de stabilisation à l'âge adulte.
« La nature prospère depuis près de 4 milliards d’années. Nous ferions bien de nous en inspirer »
Oui. Même si cette croissance se fait en valeur et pas forcément en volume. Mais il reste que cela pose la question de l’organisation de nos sociétés et de notre environnement face à la génération d’autant de valeur. Cette croissance exponentielle ne concerne pas que les pays pauvres mais aussi ceux qui sont déjà riches. Peu importe à quel point un pays est déjà riche, il ne se projette dans le futur qu’avec plus de croissance. C’est pour moi le symptôme d’une addiction.
Comment combattre une idée si profondément ancrée ?
Il faut aller jusqu’au bout de la métaphore du corps humain. Si un médecin vous parle d’une « excroissance », vous serez plutôt alarmé. Nous savons instinctivement que quand quelque chose croît éternellement au sein d’un hôte en bonne santé, c’est une menace pour celui-ci. Et nous faisons tout pour la stopper. Imaginez n’importe quelle chose que vous aimez ou à laquelle vous tenez. Imaginez-vous qu’elle grandisse éternellement ? Cela la détruirait. Ça deviendrait une atrocité. Un arbre, une personne, une population humaine elle-même finit par atteindre un plateau…
https://youtu.be/V2vN_fu-wns
À l’inverse nous avons construit un système économique qui n’envisage pas de fin à la croissance : au contraire, quand celle-ci ralentit, les gouvernements font tout ce qu’ils peuvent pour la faire revenir. Il faut entrer dans l’âge de la maturité économique. C’est la question économique existentielle de notre siècle. Le XXe siècle était l’âge de la croissance. Je crois que la maturité du XXIe siècle sera de comprendre que la croissance n’est qu’une phase de la vie. Et essayer d’imaginer ce que peut être une économie qui a fini de grandir et peut maintenant « prospérer ». La nature prospère depuis près de 4 milliards d’années. Nous ferions bien de nous en inspirer.
Cette inspiration passe par un donut ?
Il faut penser en terme d’équilibres. C’est ce que montre le diagramme du donut. On peut osciller, tâtonner entre la satisfaction de nos besoins et le respect des limites planétaires. C’est comme une pulsation, comme un mouvement de vie. Il s’agit de s’éloigner d’une culture monolithique se focalisant sur un seul indicateur et d’aller vers une diversité d’indicateurs. Je crois que nous avons besoin de comprendre bien plus profondément comment fonctionne notre santé et ses liens avec la santé de la planète.
« Je ne suis pas « contre » le PIB. Je suis pour l’économie régénérative par dessein »
À l’école, nous ne devrions pas juste apprendre comment fonctionne notre santé, notre corps, notre système digestif, notre squelette… Mais aussi le « corps planétaire » : le système climatique, les cycles biologiques. Mieux comprendre ces cycles du vivant pour savoir quelle voie suivre et avoir conscience de notre dépendance à ces systèmes. Il faut prendre conscience du fonctionnement holistique du « corps » de la planète. Je n’aime pas parler d’ « environnement », qui ne désigne que ce qui nous entoure, qui peut être entièrement artificiel, sans la moindre vie. Je préfère parler de « planète vivante », car le terme évoque la vie qui est l’élément crucial que l’on peut avoir tendance à oublier en parlant d’environnement.
Pourquoi dites-vous être « agnostique » en matière de croissance ?
J’ai failli faire une dépression nerveuse en essayant d’écrire ce chapitre sur la croissance… Le problème de la « croissance verte » ou de la « décroissance » est un énorme défi pour nos mentalités. J’ai d’abord été frustrée en lisant la littérature sur le sujet. Il y avait de bons arguments des deux côtés. Mais des deux côtés les gens parvenaient trop vite aux conclusions qu’ils voulaient mettre en avant. Je ne suis pas « contre » le PIB. Je veux être « pour » quelque chose. Je suis pour l’économie régénérative par dessein. Passer d’une pensée linéaire à une pensée circulaire. Similaire au cercle du monde vivant. Et passer d’un système qui concentre les ressources produites dans les mains de 1 % de la population à un système distributif. Ce sont pour moi les deux dynamiques à mettre en place.
https://youtu.be/SOKHWOMVMyo
Elles seraient accompagnées par l’extraordinaire transformation à l’oeuvre dans les technologies : la blockchain, l’automatisation, l’imprimante 3D, les fablabs, le retour des communs, les entreprises sociales et collectives… Je défie quiconque de me dire si le PIB montera ou descendra à l’issue de telles transformations et du passage à une économie régénérative et distributive. L’économie circulaire, c’est par exemple de ne plus acheter des objets, mais de louer des services. Ce que propose déjà par exemple Philipps. Ils ne vendent plus des ampoules électriques mais des services d’éclairage. Cela devient ainsi dans leur propre intérêt de fabriquer des ampoules qui durent le plus longtemps possible. Ça permet de sortir de l’obsolescence programmée. Le marché aura toujours un rôle à jouer, ainsi que l’Etat. Il y aura aussi un rôle pour les ménages et pour les communs. À mesure que nous changerons le modèle de la propriété du copyright vers les creative commons. Cela produit de la valeur mais qui sera mesurée différemment.
Donc au lieu d’être obsédé par l’évolution des chiffres, je préfère me concentrer sur l’économie régénérative. Mais, plus important, nous devons réaliser que notre économie dépend structurellement de cette croissance du PIB aujourd’hui. Tout en étant agnostique sur le sujet, nous devons nous libérer de cette dépendance structurelle à la croissance.
« Le système de fabrication de la monnaie pousse à la croissance »
Vous identifiez plusieurs verrous qui nous tiennent aujourd’hui prisonniers de la croissance.
Oui, il faut notamment agir sur le système financier et sur le
système politique. Le système financier est conçu pour fournir le taux
de rendement maximal au capital. Ce qui signifie une pression sur les
entreprises pour accroitre les ventes, accroître les revenus. C’est le
moteur qui oblige les entreprises à la croissance. La fabrication de la
monnaie relève aussi d’une conception qui n’est pas neutre. Les banques
commerciales créent de la monnaie sous forme de dette qui demande des
intérêts. C’est aussi un mécanisme qui pousse à la croissance puisque
ces dettes doivent être remboursées par plus d’argent.
Dans la nature, le bois pourrit, le métal rouille, nos écrans de
smartphone se brisent, les légumes pourrissent… Tout en fait finit par
se détériorer. Mais l’argent est la seule chose qui se comporte d’une
façon différente : il est conçue pour croître éternellement. Pensez à un
écureuil qui collecte des noisettes à l’automne. Quand il revient en
février, il ne s’attend pas à trouver 5 % de noisettes en plus dans son
trou. Il serait déjà très heureux si aucune de ses noisettes ne s’est
gâtée… Nous espérons au contraire que notre argent croisse tout seul
avec le temps.
Je crois qu’on peut imaginer un système régénératif dans le futur
dans lequel la meilleure banque sera celle qui vous promettra : mettez
de côté 100 euros chez moi aujourd’hui, et je vous promets que dans 5
mois vous retrouverez exactement l’ensemble de vos 100 euros. Les choses
pourrissent dans la nature mais grâce à nos investissements
régénératifs, nous vous proposons une conservation totale de votre
argent. Mais aujourd’hui nous voulons que les banques nous proposent
encore plus d’argent.
L’argent, c’est une relation sociale. Le mot « crédit » vient du
latin credo, « je crois », « je fais confiance ». Faire crédit à
quelqu’un signifie faire confiance en sa capacité à rembourser.
L’origine de l’argent, c’est la confiance sociale. Partout où il y a des
ressources humaines, des capacités humaines à travailler, nous devrions
être capables de créer de l’argent pour libérer cette capacité de
travail. Donc je n’ai pas de problème avec l’argent ni avec la dette en
elle-même, mais ce sont les intérêts qui poussent à une mentalité de
croissance parce qu’ils font s’accumuler l’argent de façon illimitée.
« L'impensé des taxes implique la croissance chez presque tous les partis politiques »
Le second verrou est politique ?
Regardez le G20 qui a lieu ce weekend [Le 30 novembre et 1er
décembre, ndlr]. Personne ne veut perdre sa place sur la photo du G20,
tous les dirigeants veulent y être. Mais cela dépend de la taille de
votre PIB. C’est un problème collectif majeur : pour avoir une place aux
réunions géopolitiques majeures, il faut avoir un PIB important et il
faut le faire croître car vos voisins vont en faire autant et vous
n’avez pas le choix si vous voulez continuer à rester au niveau… Si un
pays décide unilatéralement qu’il arrête de croître, il se retrouve en
quelques années exclu de ces instances de décision. La croissance n’est
pas qu’un problème économique, c’est aussi un problème géopolitique.
Mais des alternatives existent, comme la We all alliance,
qui regroupe des pays trop petits pour participer au G20 et qui au lieu
d’entrer en compétition pour y parvenir ont décidé d’imaginer de
nouveaux indicateurs du progrès et une économie du bien-être.
L’autre question politique, c’est celle des taxes. Tous les
gouvernements veulent augmenter leurs revenus liées aux taxes mais aucun
ne veut augmenter les niveaux de taxe. La façon de concilier ces deux
contraintes c’est de miser sur la croissance du PIB. Avec les mêmes taux
de taxe, vous augmentez ainsi vos revenus. Il y a cet impensé, qui
implique la croissance chez presque tous les partis politiques.
Un autre argument récurrent est d’appeler à la croissance pour faire baisser le chômage…
Au XXe siècle, il y avait un lien très fort entre croissance du PIB
et taux de chômage. Si la croissance tombe, le chômage augmente. Le lien
observé était si fort que dans les années 1960, l’économiste Arthur
Okun a voulu en faire une « loi », on l’a appelé la « loi d’Okun
». On voit encore une fois que les économistes tentent de faire des
lois, veulent mimer les physiciens. Il y a les lois du mouvement et les
lois de l’économie… Mais ça n’a rien d’une loi : c’est une dynamique
particulière, liée à une certaine structure économique et à la nature de
la production qui était intense en travail à cette époque.
Aujourd’hui, cette relation entre croissance et emploi n’est plus si
claire. En partie à cause de l’automatisation, mais aussi parce qu’on
observe, notamment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, une baisse de la
part des profits destinés aux travailleurs et une hausse des profits
destinés aux actionnaires. La croissance du PIB peut être toujours
présente mais se concentre dans les poches des 1 % les plus riches au
lieu d’aller aux travailleurs ou de créer de nouveaux emplois. Donc
l’idée que la croissance va sauver les emplois - alors que nous sommes
également sur une pente d’automatisation - est obsolète. Les pans de
l’économie destinées à s’automatiser et à détruire des emplois sont si
vastes que la croissance ne pourra pas du tout être une réponse… Nous
avons besoin d’autres solutions, comme par exemple la semaine de 4
jours.
« Même si des travaux démontrent que cette courbe est fausse, elle justifie encore les politiques d’austérité »
Vous
vous attaquez de front dans votre ouvrage à la question des inégalités.
Elles ne seraient ni utiles ni indispensables au développement
économique ?
L’idée vient notamment de l'économiste Simon Kuznets.
Il y a la fameuse courbe en cloche qui dit que les inégalités seraient
inévitablement amenées à croître lors du développement pour se tasser
ensuite avec la poursuite de la croissance. Mais Kuznets n’a pas dessiné
cette courbe dans son article originel. D’autres économistes ont ajouté
la courbe après coup pour appuyer cette idée que « le développement doit être inégalitaire ».
Mais d’autres travaux ont depuis contredit cette idée reçue. Thomas
Piketty a notamment montré que les doutes que Kuznets avait lui-même
exprimé étaient fondés.
En travaillant sur de très larges données, il a mis en évidence que
les inégalités avaient effectivement fini par baisser dans la première
moitié du XXe siècle. Mais il a démontré que cette tendance
égalisatrice n’était pas inhérente au développement capitaliste mais aux
circonstances exceptionnelles des deux guerres mondiales et de la
Grande dépression, qui ont épuisé le capital et entraîné des
investissements publics sans précédent dans la santé, dans l’éducation,
etc. C’était une anomalie historique. La courbure du diagramme était due
à ces circonstances plus qu’au fonctionnement du marché. Mais c’était
trop tard pour empêcher le diagramme de devenir un récit déjà
« mythique ». Même si aujourd’hui des travaux démontrent que cette
courbe est fausse, elle reste profondément ancrée dans les esprits et
justifie les politiques d’austérité.
Les économistes devraient-ils renoncer à se présenter comme les tenants d’une science objective ?
Ce qui est dangereux, c’est lorsqu’un économiste pense que son
travail est objectif, qu'il n’est pas guidé par ses valeurs. L’économie
n’est jamais objective. C’est une astuce de se retrancher derrière un
lexique d’expert, montrer les courbes de l’offre, les courbes de la
demande, décrire les mécanismes des prix et décréter les niveaux de
taxe, employer un langage mathématique… Je préfère partir des droits
humains. Le mot « économie » vient du grec « oikos », la maisonnée, et « nomos », les règles. Il s’agit de savoir comment gérer notre maison, comment gérer notre planète dans l’intérêt de tous ses habitants.
Donc si vous voulez vraiment étudier l’économie, vous devez commencer
par comprendre comment notre planète vivante fonctionne, ses cycles
climatiques, ses cycles biologiques et les liens qui nous
interconnectent. Puis comprendre ses habitants, les humains. Puis aussi
comprendre la nature des autres habitants de cette planète : nous ne
sommes pas les seuls êtres vivants ici. Voilà les fondations. Si je
comprends la planète, la psychologie humaine, nos fonctionnements
sociaux, je suis alors équipé pour commencer à réfléchir à la façon de
concevoir les marchés, la régulation, les taxes et l’organisation
économique. Malheureusement nous ne faisons absolument pas cela. Nous
disons aux étudiants : « Bienvenue en cours d’économie : voilà à quoi ressemble le marché ». Je trouve ça extrêmement dangereux.
« Aujourd’hui, si vous n’êtes pas activiste, vous êtes « inactivitiste » et ce n’est pas justifiable »
Et
je crois que c’est la raison pour laquelle tellement d’étudiants
essayent de changer les choses, s’organisent avec par exemple le
mouvement Rethinking Economics,
qui partout autour de la planète demande une ouverture massive des
cours d’économie à d’autres visions du monde. Je pense que ces
démarches sont menaçantes pour les universités et institutions
économiques. En partie parce que les professeurs ne sont pas à la pointe
des théories qui doivent être enseignées et parce qu’elles impliquent
un réel changement.
Êtes-vous optimistes quant à vos chances de transformer aussi
profondément la pensée économique ? Surtout au regard du peu de temps
qu’il nous reste pour prendre un virage radical et éviter les
catastrophes environnementales planétaires ?
Ma position est d’être ni optimiste ni pessimiste, je dis plutôt aux
gens : soyez activistes. Au sens d’être actif, dans son réseau : si vous
êtes professeur, changez la vision de vos auditeurs, si vous êtes
étudiants, posez les bonnes questions, si vous êtes entrepreneur,
transformez votre entreprise, si vous êtes employé, poussez à ce
changement de l’intérieur, si vous vous occupez d’une communauté,
organisez là. Aujourd’hui, si vous n’êtes pas activiste, vous êtes
« inactivitiste » et ce n’est pas justifiable.
J’étais présente avec le mouvement de désobéissance civile Extinction Rebellion pour bloquer les ponts à Londres
le weekend dernier. Certains sont activistes dans la rue en défiant le
système, mais d’autres sont des activistes silencieux. Nicolas Hulot a
tenté d’être un activiste de l’intérieur. Nous avons besoin de gens à
l’intérieur pour changer le système.
Pour finir, un mot sur l’actualité des « gilets jaunes » en
France. Vous évoquez aussi dans votre livre les nombreux effets pervers
d’une politique utilisant les seules taxes pour espérer changer les
modes de vie…
De ce que j’ai pu lire comme témoignages de manifestants, les taxes
sur les carburants étaient surtout la goutte d’eau et la protestation
semble plus généralement orientée contre les niveaux extrêmes
d’inégalités. J’ai regardé les données : depuis la crise financière, de
tous les pays de l’OCDE, la France est le troisième pays où les
inégalités se sont le plus creusées. Donc leurs revendications sont
logiques.
C’est une colère qui s’exprime, et la colère de ne pas être entendus
par le gouvernement était aussi celle du mouvement Extinction Rebellion.
C’est intéressant : le même weekend à Paris et à Londres, les colères
se sont exprimées, d’un côté contre les inégalités, de l’autre en
demandant un futur plus juste, demandant une planète viable.
Une taxe sur le carburant n’a absolument aucun effet sur la
consommation de ce carburant par les riches et ça en interdit l’accès
aux pauvres. Donc le mécanisme des prix n’est pas efficace pour changer
les comportements dans une société inégalitaire. Les gilets jaunes en
sont un bon exemple. Il faut des investissements publics. Les gens ne
devraient pas utiliser autant leur voiture : pourquoi vivent-ils si loin
des villes ? Parce qu’ils n’ont pas les moyens d’y vivre. Qui vit dans
les villes ? À Londres les loyers détenus par des fonds privés, par des
millionnaires du monde entier, sont prohibitifs. À Vienne, la plupart
des logements sont la propriété de la ville elle-même, c’est peu cher et
accessible. C’est juste conçu différemment : il faut s’attaquer aux
structures profondes qui peuvent devenir un atout et montrer la voie
pour de vraies solutions.
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Image à la une : Kate Raworth, dans une vidéo du Salzburg Global Seminar.