FIGAROVOX/TRIBUNE - Le passe vaccinal entre en vigueur ce lundi 24 janvier, soutenu par une majorité de la population française. Samuel Fitoussi estime que la popularité de cette mesure s'explique davantage par une opposition aux anti-vaccins que par une mise en balance rationnelle de ses coûts et bénéfices.
Par Samuel Fitoussi
Publié , mis à jour
Samuel Fitoussi est étudiant à Cambridge en économie puis à HEC, et écrivain satirique - fondateur du blog La Gazette de l'Étudiant.
Contre le passe vaccinal, il existe de solides arguments de principe (on peut s'inquiéter du précédent établi par la suppression des droits fondamentaux de citoyens qui n'enfreignent aucune loi) mais aussi de nombreux arguments d'ordre pratique. Concentrons-nous sur ceux-ci.
Maintenant que l'on sait que le vaccin ne limite pas (ou peu) la transmission, pourquoi obliger un adolescent de 17 ans en parfaite santé dont la probabilité d'encombrer les hôpitaux est proche de zéro à recevoir une troisième dose ? La stratégie de vaccination de l'ensemble de la population avec boosters réguliers - raisonnable en juillet 2021 lorsque nous pensions que le vaccin limitait significativement la contamination - n'a-t-elle pas perdu une grande partie de son intérêt ? Pire, ne pourrait-elle pas être contre-productive ? Il est possible que l'injection de ces millions de doses à des jeunes en bonne santé nuise à la campagne de vaccination des populations à risque (13,7% des plus de 80 ans n'ont reçu aucune dose de vaccin, la couverture vaccinale française est une des moins bien ciblées de tous les pays occidentaux) et in fine, participe à l'encombrement des hôpitaux. Centres de vaccination engorgés (imaginez le Français de 82 ans qui se connecte sur Doctolib : si l'unique rendez-vous disponible n'est que six jours plus tard loin de chez lui, il n'ira peut-être pas au bout de la démarche), mauvaise allocation des ressources (les ressources publiques étant finies, plus on alloue de ressources à la vaccination des jeunes moins il en reste pour la vaccination des personnes à risque. Au Royaume-Uni et en Espagne, les rendez-vous de vaccination sont attribués par le gouvernement aux personnes âgées et communiquées par SMS - aucune démarche de ce type n'est envisagée en France), insistance sur l'injection de troisièmes doses alors que - du fait de l'augmentation exponentielle du risque avec l'âge - ces injections auraient peut-être un meilleur rendement si elles étaient utilisées comme 4e dose pour les personnes boostées il y a déjà quelques mois.
Devant l'absence de certitude quant à l'efficacité du passe vaccinal, on pourrait s'attendre à observer un soutien faible - ou au moins nuancé - à une mesure si coercitive et équivoque du point de vue éthique. Pourtant, elle est soutenue par la majorité des Français...
Samuel Fitoussi
Au-delà des potentiels effets pervers d'une campagne de vaccination insuffisamment ciblée, on peut douter des effets incitatifs du passe vaccinal : il ne change pas grand-chose par rapport au passe sanitaire (gageons que peu de non-vaccinés se faisaient tester à leurs frais toutes les 24 heures pour disposer d'un QR code). Il contribue peut-être même à alimenter le ressentiment et affermir les convictions anti-vaccins (il pourrait avoir un effet désincitatif) et ne serait de toute façon capable d'affecter que très marginalement le taux de vaccination des plus de 65 ans puisque cette population va peu au restaurant et en boîte de nuit.
Devant l'absence de certitude quant à l'efficacité du passe vaccinal, on pourrait s'attendre à observer un soutien faible - ou au moins nuancé - à une mesure si coercitive et équivoque du point de vue éthique. Pourtant, elle est soutenue par la majorité des Français, défendue sans nuance par nombre d'intellectuels et validée presque sans réserve par le Conseil d'État et le Conseil Constitutionnel, comme s'il existait une stricte équivalence entre l'adhésion au vaccin et l'adhésion à toute mesure visant à augmenter le taux de vaccination. Les arguments en défaveur du passe semblent peu audibles et jamais réellement examinés par ses promoteurs. Proposons une explication à ce phénomène.
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En 1961, William McGuire, psychologue américain, énonce sa «théorie de l'inoculation», selon laquelle l'exposition à des contre-arguments facilement réfutables pourrait renforcer nos convictions. Il appuie son explication sur une analogie médicale : pour se protéger d'un virus, il existe une stratégie dite «de soutien», consistant à renforcer notre organisme (vitamines, sport..) mais aussi une stratégie dite «d'immunisation», consistant à nous exposer à une version affaiblie du pathogène pour stimuler nos défenses. Appliquée aux croyances, la stratégie de soutien correspond à l'apport d'arguments en notre faveur et la stratégie d'immunisation à l'exposition à de mauvais contre-arguments. McGuire mène l'expérience suivante : dans un premier temps, il explique à des volontaires pourquoi il est primordial de faire une radio des poumons tous les ans. Ensuite, il divise les participants en deux groupes. Il fournit aux premiers des arguments supplémentaires (stratégie de soutien), tandis qu'il expose les seconds à des contre-arguments contenant des erreurs de logique flagrantes (stratégie d'immunisation). Enfin, il soumet chaque participant à une discussion avec un contradicteur qui tente de contester - avec cette fois d'excellents contre-arguments - l'utilité de cette radio. Résultat : les participants du groupe «immunisé» étaient beaucoup moins enclins à revenir sur leur position que ceux du premier groupe. Ces participants avaient en quelque sorte été immunisés contre le changement d'avis, étaient devenus incapables de remettre en cause leur opinion initiale.
Confrontés à des mauvais arguments, les opposants aux anti-vaccins se voient renforcés dans leurs croyances et développent le réflexe de balayer les objections sans réellement les examiner.
Samuel Fitoussi
Depuis dix-huit mois, les défenseurs de mesures liées au vaccin doivent répondre à des arguments invoquant la prétendue inefficacité ou nocivité du vaccin. La vaccination et Bill Gates, la vaccination et la 5G, la vaccination et Big Pharma, la vaccination et le bras aimanté, le vaccin inefficace car la majorité des décédés sont vaccinés (réfutable - les vaccinés sont plus nombreux dans la population), le vaccin inefficace car nous atteignons des records de cas quotidien malgré 92% d'adultes vaccinés (réfutable - le vaccin limite la probabilité de formes graves), etc. Confrontés à des mauvais arguments, les opposants aux anti-vaccins se voient renforcés dans leurs croyances et développent le réflexe de balayer les objections sans réellement les examiner. (Puisque l'irrationalité est présente chez mes contradicteurs elle ne peut être présente chez moi ; toute mesure à laquelle on oppose des arguments irrationnels ne peut être que rationnelle.) En défendant le vaccin, ils ont été vaccinés contre le doute.
Conséquence : la force avec laquelle ils soutiennent le passe n'est nullement influencée par l'évolution du contexte, la mesure n'est réévaluée à l'aune des nouveaux éléments (inefficacité du vaccin contre la transmission, réduction du réservoir de non-vaccinés limitant le levier incitatif, augmentation du taux d'immunisés par l'infection parmi les non-vaccinés, inclusion de la dose de rappel dans le passe, endémicité et absence de perspective de sortie…). Tout se passe comme si l'exclusion des non-vaccinés était devenue une fin en soi, dont l'utilité est rationalisée a posteriori au prix de contorsions intellectuelles (devant d'abord permettre de protéger les vaccinés de contamination par des non-vaccinés, elle permet désormais, à en croire les derniers éléments de langage du gouvernement, de protéger les non-vaccinés de contamination par des vaccinés).
L'irrationalité semble avoir gagné le cercle de la raison, qui aujourd'hui défend le passe vaccinal davantage par opposition réflexe aux anti-vaccins que par une mise en balance des coûts et des bénéfices de la mesure...
Samuel Fitoussi
L'irrationalité semble avoir gagné le cercle de la raison, qui aujourd'hui défend le passe vaccinal davantage par opposition réflexe aux anti-vaccins que par une mise en balance des coûts et des bénéfices de la mesure (existe-t-il ne serait-ce qu'une seule enquête sociologique appuyant l'idée que le passe vaccinal aura un effet incitatif significatif ?). Le phénomène est sans doute amplifié par la division artificielle du débat public entre d'un côté le camp des «obscurantistes anti-tout» et de l'autre les garants de l'héritage de Pasteur, soucieux de la vie d'autrui et donc défenseurs de l'action du gouvernement. Cette division, entretenue opportunément par l'exécutif, rend impossible le débat rationnel. Dès lors qu'elle apparaît dans les esprits, une mécanique d'auto-identification à un groupe se met en place, l'adhésion à certaines idées devient une façon d'affermir son estime de soi et l'énonciation de convictions politiques une façon de se positionner socialement. La rationalité - c'est-à-dire l'analyse de mesures pour elles-mêmes - disparaît progressivement.
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