Valérie Masson-Delmotte : « Nous courons derrière le climat qui change »

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Entretien
Valérie Masson-Delmotte Chercheuse en sciences du climat à l’université Paris-Saclay, coprésidente du groupe de travail 1 du Giec

S’il est encore possible de rester sous la barre des 2 °C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, cela implique de mettre en place des politiques vigoureuses qui n’existent – lorsqu’elles existent – qu’à l’état de plans ou d’annonces. Par ailleurs, un monde limité à 2 °C n’en sera pas moins un monde où des chocs tels que les inondations qui ont durement frappé l’Europe cet été deviendront beaucoup plus fréquents.

L’adaptation est devenue tout aussi urgente que l’atténuation, rappelle Valérie Masson-Delmotte, chercheuse en sciences du climat à l’université Paris-Saclay et coprésidente du groupe 1 de travail sur les bases physiques du changement climatique du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec). Le Giec est en cours de publication de son sixième rapport d’évaluation du changement climatique, le précédent ayant été présenté en 2013-2014 et le premier en 1990.

Le premier tome de ce 6e rapport, consacré aux bases physiques, a été remis par le groupe 1 l’été dernier. Le rapport du groupe 2, sur les impacts, l’adaptation et les vulnérabilités, doit paraître en février prochain. Celui du groupe 3, consacré aux stratégies de réduction des émissions de gaz à effet de serre, est attendu en mars. Alors que s’ouvrira le 1er novembre la COP26 à Glasgow, Valérie Masson-Delmotte, qui interviendra demain 10 octobre aux Rendez-vous de l’histoire à Blois, revient pour Alternatives Economiques sur ces enjeux cruciaux.

Le réchauffement est-il plus rapide que ne l’estimait la communauté scientifique internationale il y a huit ans ?

Valérie Masson-Delmotte : Non. Le réchauffement se poursuit au rythme de l’accroissement de la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, comme attendu. Il est désormais généralisé et touche toutes les régions. Par ailleurs, ses effets s’intensifient. En particulier la fréquence et la magnitude des événements extrêmes tels que les vagues de chaleur ou les pluies torrentielles.

Aujourd’hui, avec 1,1 °C de réchauffement global par rapport au XIXe siècle, les extrêmes chauds, qui survenaient une fois tous les cinquante ans entre 1850 et 1900, se produisent maintenant une fois tous les dix ans en moyenne mondiale. Ils seront encore plus fréquents dans un monde à 1,5 °C et encore plus au-delà. Si on prend les épisodes de fortes précipitations qui intervenaient une fois tous les dix ans en 1850-1900, leur fréquence a augmenté de 30 % aujourd’hui. Ce sera 50 % dans un monde à 1,5 °C et 70 % pour un monde 2 °C. C’est quelque chose qui est souvent très difficile à faire comprendre aux gens : chaque fraction de réchauffement supplémentaire a des effets énormes.

La seule accélération que nous observons, au sens mathématique du terme, est la montée du niveau des mers. Elle est due au fait que l’océan récupère le plus gros de la chaleur liée à nos émissions et se dilate. Les glaciers reculent et depuis les années 1990, le Groenland fond plus vite et l’Antarctique s’écoule plus rapidement.

Qu’est-ce qui est nouveau par rapport à la précédente évaluation du Giec ?

V. M. -D. : Nos connaissances se sont affinées depuis le rapport paru en 2013. Nous sommes par exemple désormais capables de boucler le bilan énergétique de la Terre. Il n’y a aucune discussion sur le fait que la perturbation de ce bilan – l’excès d’énergie dont le réchauffement à la surface de la Terre est l’une des traductions – est le fait de l’activité humaine.

Nous savons aussi précisément où se disperse cette énergie : ce qui réchauffe l’air et les sols, ce qui fait fondre les glaces, ce qui va dans l’océan. Ça n’a l’air de rien, mais avoir montré la cohérence entre le bilan de l’énergie et la montée du niveau des mers est une avancée considérable. Elle tient en particulier à l’amélioration de l’observation de l’océan en profondeur et c’est le résultat de vingt années de recherches.

Les scientifiques ont toujours été très prudents sur le fait d’attribuer tel événement météorologique particulier au réchauffement global. La science de l’attribution fait-elle des progrès ? Les inondations en Europe de cet été ou les sécheresses dans le nord-ouest américain sont-elles clairement un effet du réchauffement ?

V. M. -D. : Sur ce sujet également, les méthodes d’analyse et donc nos connaissances ont beaucoup progressé. Jusqu’au précédent rapport, les climatologues discernaient selon une approche purement statistique et à l’échelle du globe une augmentation des extrêmes chauds et une baisse des extrêmes froids directement imputables au réchauffement, ou encore une hausse des pluies intenses dans certaines zones liées à l’accroissement de l’évaporation.

Depuis, cette méthode statistique a été complétée par l’analyse poussée d’événements ponctuels. Ce travail est mené par un réseau informel de chercheurs qui mutualisent leurs résultats dans le cadre d’un programme intitulé World Weather Attribution. Ces climatologues appliquent à des événements qui ont eu un impact fort, par exemple tel méga-feu en Australie ou tel cyclone dans les Caraïbes, une grille de questions. Ce type d’événement s’est-il déjà produit dans le passé ? Est-il juste rare ? Devient-il plus fréquent, plus intense ? S’inscrit-il dans une tendance de fond ? Il y a des événements rares et violents pour lesquels on ne discerne pas d’augmentation de la fréquence, par exemple telle tempête centennale en France. Et d’autres, comme l’évolution des records de précipitations dans les Cévennes, pour lesquels on observe très clairement une accélération de la fréquence et de l’intensité.

Une fois ce travail de détection et de caractérisation réalisé, les climatologues vont se servir de simulations pour examiner ce que serait ce même événement dans des situations où l’homme n’aurait pas d’influence sur le climat. Et ils observent comment, dans les deux simulations, ce type d’événement évolue, une fois éliminé l’aléa météorologique. Ces méthodes complexes permettent de discerner l’influence humaine. Pour de très nombreux événements récents, dont les feux et les inondations de cet été, ce type d’analyse conclut que sans influence humaine sur le climat, ils ne se seraient pas produits ou auraient eu une probabilité d’occurrence extrêmement faible, ou que, se produisant, ils auraient été moins intenses, avec des pertes et dommages moins importants.

Chaque fraction de réchauffement supplémentaire entraîne à présent des effets locaux de plus en plus importants. Qu’est-ce que cela implique ?

V. M. -D. : Pour moi, une priorité est que chaque région s’empare de la question, étudie ce que signifie le changement climatique à son échelle, analyse les événements passés, les tendances récentes, les inévitables évolutions futures, les facteurs locaux qui influent positivement ou négativement, de manière à mieux appréhender le risque et y répondre. En effet, quand on parle d’impacts du changement climatique, tout n’est pas qu’affaire d’émissions globales mais aussi de conditions locales.

Par exemple, l’intensité des extrêmes chauds peut être renforcée en ville par les effets d’îlots de chaleur dans des environnements trop minéraux. De même, l’urbanisation, qui affecte la circulation de l’atmosphère, peut favoriser des extrêmes de précipitations, en lien avec les phénomènes orageux au-dessus des villes. L’urbanisation favorise aussi des inondations éclair avec un ruissellement très important sur les surfaces imperméabilisées. Ce n’est pas seulement une histoire d’influence humaine sur le climat global. C’est aussi une histoire d’aménagement du territoire, qui peut aggraver les effets d’un climat qui change.

L’aménagement du territoire peut être un facteur d’aggravation ou, inversement, d’adaptation à un climat qui change. Est-ce un sujet dont on prend la mesure ?

V. M. -D. : Dans les villes, souvent. Au sens où les agglomérations concentrent, d’une part, les richesses et les moyens d’agir, et, d’autre part, les populations exposées. C’est en tous les cas dans ces lieux que les plus vulnérables sont les plus visibles. Partout dans le monde, il y a une prise de conscience du rôle tout particulier des villes et des collectivités locales sur ces enjeux d’adaptation. Est-ce à la hauteur du sujet ? Non. Lorsque l’on fait des plans de prévention des risques, on continue de regarder dans le rétroviseur.

Par exemple, on dimensionne les ouvrages hydrauliques par rapport à la dernière crue centennale, celle de 1910 en région parisienne, non en s’appuyant sur l’information climatique disponible sur le climat futur. Cette information n’est toujours pas intégrée dans les prises de décision. Autrement dit, on court derrière le climat qui change. Souvent, on agit une fois qu’on a été touché très fort. C’est une adaptation a posteriori. On cherche à limiter la casse au cas où le même événement du passé se reproduirait, mais on n’intègre pas les éléments nouveaux pour lesquels on n’a pas encore le retour d’expérience. En France, nos plans d’adaptation au niveau national et régional souffrent de ce manque d’anticipation.

Notre attention a par ailleurs tendance à être concentrée sur les événements extrêmes. Or, il y a des évolutions insidieuses qu’il est tout aussi indispensable de considérer. Une conséquence directe du réchauffement sous nos latitudes est la diminution des précipitations autour de la Méditerranée en été, donc une tendance à la baisse de l’humidité moyenne des sols.

A côté de tel ou tel épisode de sécheresse prononcée, qui renvoie à des questions de gestion de crise de la ressource en eau, il y a un assèchement lent et chronique, aux impacts multiples : sur la production agricole, sur la mortalité des arbres ou encore sur les bâtiments construits sur les sols argileux et désormais fragilisés. De tels phénomènes, parce qu’ils n’ont pas d’effets instantanés marqués, passent assez inaperçus, mais ils sont aussi une conséquence grave et directe d’un climat qui change et ils appellent tout autant une réflexion sur le risque et sa mutualisation, ce qui implique bien entendu des questions d’équité.

Qu’en est-il du phénomène insidieux de la montée du niveau des mers ?

V. M. -D. : C’est l’éléphant dans la pièce. La montée du niveau des mers atteint quelques millimètres par an. Cela semble peu et on n’en perçoit pas forcément les conséquences quand on ne vit pas au ras de l’eau. Mais avec cette montée graduelle, les événements records qui se produisaient une fois dans le siècle, par exemple une forte tempête à la suite d’une grande marée, seront de plus en plus fréquents.

Or, là aussi, c’est par rapport à ces événements passés qu’ont été dimensionnés nos ouvrages de protection. Les sujets sont multiples : érosion des côtes, salinisation des nappes phréatiques côtières, exposition à des événements brutaux... Ces enjeux sont d’autant plus forts que les côtes concentrent de plus en plus de populations et d’infrastructures.

Les options de réponse sont complexes. Renforcer les ouvrages en dur coûte très cher et cela n’est pas forcément efficace. La restauration des milieux naturels côtiers, comme les forêts de mangrove, peut jouer un rôle tampon intéressant. Il y a, enfin, le repli stratégique. En clair, déménager, de manière planifiée. C’est une solution compliquée du point de vue de la vie démocratique, des rapports de force.

Cela va devenir un vrai sujet, que nous ne sommes pas encore prêts à discuter collectivement. La question de l’équité des politiques climatiques porte aujourd’hui essentiellement sur le thème de l’atténuation : comment répartir l’effort pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre ? Ce débat se pose tout autant pour l’adaptation, mais cet aspect reste très peu étudié.

Est-il trop tard pour contenir le réchauffement à 1,5 °C ?

V. M. -D. : Si nos émissions nettes de CO2 tombaient à zéro demain – et restaient à ce niveau –, il n’y aurait pas tellement de réchauffement supplémentaire à la surface de la Terre. L’inertie ne vient pas de la physique du climat. Elle vient de nous, de notre économie, de nos infrastructures qui ne vont pas changer du jour en lendemain. Nous avons montré dans notre dernier rapport que quels que soient les scénarios, baisse rapide des émissions ou croissance continue, nous dépassons 1,5 °C de réchauffement dans vingt ans. C’est-à-dire demain. Si nos émissions chutent de manière très forte maintenant, on peut rester sous la barre des 2 °C. Si elles ne font que stagner sur cette décennie, nous dépasserons les 2 °C dès 2050.

Si on peut stopper le réchauffement, la montée du niveau des mers est en revanche inévitable. Nous avons mis en mouvement les composantes lentes du climat : l’accumulation de chaleur dans l’océan. Les glaciers commencent seulement à s’ajuster au climat d’aujourd’hui et leur fonte est un phénomène auto-entretenu. On peut simplement limiter son ampleur et sa vitesse, mais il faudra faire avec, à l’échelle de millénaires. En 2100, nous aurons gagné 50 cm par rapport à 1900. A l’horizon 2300, nous pourrions être à 3 mètres. C’est dur à admettre, mais c’est quasiment inévitable et irréversible, quels que soient les scénarios. C’est pour cela que je souligne l’importance de l’anticipation et de l’adaptation pour le littoral...

Quand on parle du climat, on pense surtout au CO2. Mais il y a aussi le méthane. Quels sont les enjeux concernant ce gaz à effet de serre ?

V. M. -D. : Le méthane, dont les concentrations dans l’atmosphère ont très fortement augmenté ces deux dernières décennies, est le facteur qui contribue le plus au réchauffement après le CO2. Sur le 1,1 °C de réchauffement depuis le XIXe siècle, environ 0,7 °C est imputable au CO2 et environ 0,4 °C au méthane. Le CO2 reste de loin le facteur principal et on observe une relation quasi directe entre cumul du CO2 dans l’atmosphère et niveau de réchauffement. L’urgence, c’est donc d’abord d’agir sur le CO2 et d’atteindre le plus rapidement possible une situation « net zéro », c’est-à-dire où l’on n’émet pas plus de CO2 que l’on en séquestre, par exemple via les forêts.

Ceci posé, cela ne suffira pas. D’autant qu’il faut avoir à l’esprit que les émissions de particules liées à la combustion d’énergies fossiles, qui sont néfastes pour notre santé, ont, sur le plan climatique, un effet refroidissant. Sans cette pollution, le niveau de réchauffement que nous avons atteint aujourd’hui serait supérieur d’environ un tiers. En réduisant les émissions de polluants atmosphériques, ce qui est nécessaire pour notre santé, cela va paradoxalement exacerber le réchauffement.

C’est une raison supplémentaire pour agir fortement sur le méthane en plus du CO2. Il faut également noter que le méthane contribue lui aussi à la pollution de l’air. Il affecte la chimie de l’atmosphère et favorise la formation d’ozone en surface, qui est toxique. Lutter contre le méthane, c’est donc bon à la fois pour la santé et pour le climat. Enfin, le méthane a un peu été négligé jusqu’ici, parce que c’est un gaz dont le pouvoir de réchauffement est certes beaucoup plus important que le CO2 mais qui se disperse très vite dans l’atmosphère, en une dizaine d’années, contre plus d’un siècle pour le CO2.

Eviter d’émettre une tonne de méthane aujourd’hui n’a donc pas d’effet sur le climat futur. Mais dans la situation qui est la nôtre où il faut limiter le réchauffement sur les prochaines décennies, avoir une action très ambitieuse sur le méthane qui a un fort impact climatique à court terme est devenu une nécessité. La tâche sera d’autant moins aisée qu’une large part des émissions de méthane, et la quasi-totalité en France, provient des élevages bovins et que la maîtrise de ces émissions passe par un changement de nos habitudes alimentaires.

Le Giec étudie dans ses rapports différents scénarios socio-économiques. Comment se caractérisent les trajectoires qui permettent de rester sous la barre des 2 °C ?

V. M. -D. : Sur les cinq types de scénarios que le Giec a passés en revue dans son précédent rapport d’évaluation, deux permettent de contenir le réchauffement en dessous des 2 °C. Il s’agit de scénarios qui mettent fortement l’accent sur la soutenabilité, plutôt que sur la technologie. Par soutenabilité, on entend des modes de développement qui intègrent une maîtrise de l’évolution démographique, l’accès à l’éducation, en particulier pour les filles, la lutte contre la pauvreté – qui est aussi une condition de l’adaptation au réchauffement –, une maîtrise de la demande en énergie et en matériaux, une maîtrise de l’alimentation carnée dans les pays riches et émergents, celle-ci exerçant une pression très forte sur l’usage des terres.

Ces modèles intègrent bien sûr le changement technologique pour réduire les émissions de CO2, mais cela ne suffit pas. Nous ne pouvons pas faire l’économie d’une action sur la demande. Inversement, comme on l’a vu dans notre précédent rapport sur les conditions d’un réchauffement limité à 1,5 °C, les trajectoires sans changements socio-économiques forts et qui poursuivent les tendances actuelles, qui reposent surtout sur le changement technologique, ne permettent pas de contenir le réchauffement sous les 2 °C.

En effet, de telles trajectoires impliqueraient, pour compenser des émissions de CO2 qui n’auront pas suffisamment baissé, de recourir massivement à des émissions négatives. Leur faisabilité est tout sauf démontrée. Ces émissions négatives ne pourraient en effet être obtenues qu’en mobilisant à très grande échelle la biomasse, les forêts et les terres, ce qui ferait peser des risques majeurs en matière de sécurité alimentaire et de préservation de la biodiversité.

La question de l’équité et de la répartition de l’effort dans les trajectoires permettant d’atteindre le « net zéro » est ainsi centrale. Le rapport du groupe 3 du Giec, qui porte sur les politiques d’atténuation du réchauffement et qui sera publié en mars prochain, mettra particulièrement l’accent sur la dimension sociale de la baisse des émissions. Un monde à net zéro émission ne peut pas être autre chose qu’un monde où chacun a une vie décente, a accès à l’alimentation, à l’eau, à l’énergie.

Sur ce dernier point, l’essentiel est que les plus précaires aient accès à l’énergie. Le fait qu’elle soit décarbonée ou non n’a pratiquement pas d’effet sur le bilan mondial des émissions. Ce qui pèse le plus, ce sont les émissions des plus aisés partout dans le monde et celles des classes moyennes dans les pays riches. Selon les estimations, les 10 % les plus riches émettent entre un tiers et la moitié des émissions globales.

Depuis 1990, rapport d’évaluation après rapport d’évaluation, le Giec tire la sonnette d’alarme. Ne sommes-nous pas dans une sorte de climat auquel on s’habitue, une sorte de routine qui finalement nous endort ?

V. M. -D. : On dit souvent que nous agitons la sonnette d’alarme, ou que nous sommes alarmants, ou alarmistes. Ce vocabulaire n’est pas approprié. Notre travail ne fait que refléter l’état des lieux scientifique, à partir de travaux scientifiques déjà publiés. C’est la simple description de la réalité.

Pour répondre à votre question, je ne crois pas que l’information que nous fournissons rapport après rapport induise une sorte de routine ou de résignation. Ce serait même exactement le contraire. Je constate que cette information est importante pour un nombre croissant de personnes. A l’occasion de la sortie de notre rapport, j’ai fait un fil de tweets. Il a été consulté près d’un million de fois. Cela m’a surprise. Cela veut dire que beaucoup de personnes sont à la recherche d’une information scientifique fiable, rigoureuse, opposable.

De même, notre atlas interactif, qui permet à chacun de visualiser ce que veut dire le changement climatique près de chez lui, a eu un énorme succès. Autre indice : je n’arrête pas d’être sollicitée de toutes parts, par toutes sortes d’acteurs, et en particulier le monde des entreprises. La science climatique était au départ une discussion qui intéressait le monde académique. A présent, de plus en plus de personnes dans la société se l’approprient. Il me semble que notre rapport sur le monde à 1,5 °C, paru en 2018, a marqué un tournant dans cette volonté de comprendre de la part d’un public de plus en plus large. Je constate aussi que dans ce public, il y a énormément de jeunes.

Une étude publiée en septembre par The Lancet nous dit qu’une grande majorité de jeunes sont extrêmement inquiets à cause du changement climatique. Et sont souvent anxieux. C’est ce que vous percevez ?

V. M. -D. : Ce que j’ai surtout ressenti, lors de rencontres avec des étudiants, c’est une incompréhension face à l’inaction de ceux qui ont des leviers d’action, alors que des solutions existent et qu’elles peuvent être mises en place avec beaucoup de bénéfices sans tarder. Il existe aussi un sentiment de colère face au décalage entre les discours et les actes. J’ai également perçu de l’anxiété de la part des plus jeunes. En particulier quand il n’y a pas un cadre qui permet de parler, de dialoguer sur ces enjeux, quand ce n’est pas enseigné en classe.

Quand on glane des informations sur les réseaux sociaux en étant seul devant un écran, quand le cheminement reste trop personnel, cela peut submerger. C’est un phénomène que j’ai vu dans mon entourage. Pour certains jeunes, cela peut conduire à du déni. On se construit une carapace, on ne veut plus jamais avoir affaire à ces questions car cela suscite un sentiment d’impuissance ou de colère qu’on veut tenir à l’écart.

Pour d’autres, c’est un moteur, dans les choix d’études, de formation, de métier. C’est particulièrement frappant dans les écoles d’ingénieurs. Pour ces jeunes, leur rapport à la science rend plus facile l’appropriation des questions climatiques et ils ont envie de trouver des solutions. Qui pour eux ne sont pas forcément technologiques, du reste. Ces jeunes qui s’informent et se forment exercent par ailleurs une pression sur leurs employeurs. Ils sont souvent prêts à quitter une entreprise dont ils trouveraient que l’engagement n’est pas cohérent avec leurs valeurs.

Vous êtes également membre du Haut Conseil pour le climat. Quel est votre regard sur la politique menée par la France ?

V. M. -D. : Il y a une action, comme ailleurs. Mais elle n’est clairement pas à la hauteur du sujet. Il faut accélérer, faire en sorte que chaque euro de dépense publique multiplie les bénéfices en matière de climat, d’emploi, de qualité de l’air. Les freins sont nombreux. Je citerai notre difficulté à faire en sorte que l’ensemble des lois que nous adoptons dans tous les domaines soient cohérentes avec les objectifs climatiques ambitieux que nous nous sommes donnés, inscrits notamment dans notre stratégie nationale bas carbone.

Nous sommes également très en retard sur l’adaptation, comme je l’ai déjà souligné. Dans ce domaine, les collectivités territoriales ont un rôle particulièrement important à jouer. On voit se développer une expertise sur les enjeux d’adaptation à l’échelle régionale, mais malheureusement ces compétences qui émergent ne sont pas utilisées, car ce n’est pas en haut de la pile des priorités.

Qu’est-ce qui pourrait nous faire accélérer ?

V. M. -D. : Vaste sujet ! Un point sur lequel je veux attirer l’attention, c’est notre problème de gouvernance de l’action climatique. Nous manquons de compétences sur ce que signifie porter des changements structurels. L’action publique souffre d’une approche morcelée. Il y a déjà un gros sujet de formation. La plupart des personnes qui ont des postes de responsabilité n’ont pas reçu de formation initiale sur les enjeux climatiques. Depuis cette année, cela figure enfin dans le tronc commun de formation dans les écoles de la haute fonction publique. C’est bien. Mais nous sommes en 2021 ! La signature de la Convention des Nations unies sur le climat, c’était il y a trente ans !

On continue de traiter de la question climatique comme d’un sujet parmi d’autres, selon des modes de gouvernance habituels : à chaque problème, son ministère. Il faut agir à une autre échelle. La neutralité carbone en trente ans, la transition des emplois, la résilience face au réchauffement, c’est un sujet transversal et prioritaire. Il devrait être du ressort du chef du gouvernement, non d’un ministère. C’est une condition nécessaire pour agir à la hauteur des ambitions affichées, de manière coordonnée et efficace.

Comment réagissez-vous personnellement face à ce décalage entre les discours et les actes ?

V. M. -D. : Régulièrement, je suis affligée, il faut quand même le dire. Je suis affligée par les discours que répètent beaucoup de responsables politiques pourtant intelligents et qui entretiennent l’inaction : « il faut attendre le retour de la croissance », « la lutte contre la pauvreté et pour l’emploi d’abord », « nous ne pouvons pas agir si les autres pays n’en font pas autant », « nous aurons des solutions technologiques »…

En même temps, cela me pousse à une certaine forme d’engagement. Je pourrais me satisfaire de rester dans mon labo et de parler avec mes collègues. C’est mon écosystème, c’est confortable, nous partageons des vues. Mais cette insatisfaction face à l’inaction climatique me pousse à créer des ponts, construire un dialogue afin que le plus grand nombre de personnes puissent s’approprier ces éléments de connaissance scientifique que nous produisons.

J’aime aller discuter avec des acteurs politiques, des salariés et dirigeants d’entreprise, des groupes d’étudiants. C’est souvent extrêmement intéressant de parler de science du climat avec des personnes éloignées de ce sujet. Sortir de nos silos, échanger, rencontrer des gens qui veulent comprendre, dialoguer, réfléchir. Cela fait partie des choses qui me rendent très optimiste. Ce qui m’a frappée à de nombreuses reprises dans ces réunions avec des gens très divers, à l’image de la société dans toute sa diversité, c’est l’expression commune d’une envie d’agir bien plus forte que ne le perçoivent souvent les élus.