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Regard sur le phénomène Jean-Marc Jancovici

Vers le site signauxfaibles.co 


Mouvements émergents d'aujourd'hui, capables de façonner demain

Ecologie, Prospective, Société


Il faut qu’on parle de Jean-Marc Jancovici.

Ou plus exactement, de l’engouement autour de Jean-Marc Jancovici.

Pour ceux qui ne situent pas le personnage, J.M. Jancovici est ingénieur spécialisé sur les sujets d’énergie et de climat et s’est imposé au fil des années comme l’une des personnalités les plus suivies de France sur ces questions. A la tête de son propre cabinet de conseil spécialisé et de son propre think tank sur la transition bas carbone, il intervient en tant qu’expert et vulgarisateur devant de nombreux publics (entreprises, représentants politiques, étudiants, associations, médias…), et fait par ailleurs partie des treize membres du Haut Conseil pour le climat. Beaucoup l’ont découvert via ses conférences disponibles sur YouTube (en voici trois emblématiques), au contenu dense, dont vous pouvez découvrir un aperçu (incomplet) en 10 mn de lecture avec cet article.

Si l’on tente de résumer ses thèses en une phrase (retenez votre respiration) : au vu de l’ampleur du défi en matière de climat et de ressources, JMJ considère qu’une contraction de l’économie est nécessaire et inéluctable, et qu’elle se produira de gré – si nos tentatives pour limiter le changement climatique réussissent – ou de force à cause de la raréfaction des ressources fossiles, puisqu’il estime qu’il n’est physiquement possible ni de respecter l’accord de Paris sans baisse du PIB, ni de continuer à croître avec l’arrivée très prochaine du pic de pétrole – qui aurait été déjà atteint en 2008 s’agissant du pétrole conventionnel. Les connaisseurs auront noté que ce résumé ne cite pas une fois le mot de nucléaire, qui est pourtant ce qui revient le plus souvent lorsque son nom est évoqué (il défend le nucléaire pour son rôle d’« amortisseur du choc de la contraction de l’économie à venir ») alors que le sujet ne constitue pas le cœur de ses démonstrations.

Il peut sembler surprenant d’en parler comme d’un phénomène émergent : l’homme s’exprime dans le débat public sur les questions climatiques depuis bientôt deux décennies (« il écume les plateaux de télévision depuis près de six ans » écrivait Le Monde en…2007), et sa capacité à convaincre et à agglomérer des « fans » au fil de ses interventions n’est en rien une nouveauté.

Et pourtant, il y a bien quelque chose qui se passe depuis quelques années, en particulier deux ans, autour de Jean-Marc Jancovici.

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Cet article vise à proposer une réflexion sur un phénomène qui me semble encore peu analysé, à la manière de mon article l’an dernier sur le succès de Thinkerview.

La partie 1 sert à planter le décor pour ceux qui auraient peu (ou pas) connaissance du phénomène. Elle intéressera aussi ceux qui connaissaient depuis longtemps JMJ (comme il est souvent appelé par ses suiveurs) et n’avaient pas perçu le changement de dimension à l’œuvre depuis peu.

La partie 2 explore les raisons de ce phénomène, ce qu’elles nous enseignent, et ce que JMJ apporte d’inédit.

La partie 3, la plus nourrie, rentre dans le cœur des controverses qui entourent le phénomène Jancovici, des problèmes qui se posent et de la façon (d’essayer) de les dépasser.

La partie 4 conclura notamment en présentant une tendance à la fois émergente et importante à suivre.

Avant que les pro et les anti-JMJ ne cherchent à déterminer si cet article est à charge ou élogieux : il n’est ni l’un ni l’autre. Ceci n’est ni le procès de Jancovici ni un portrait panégyrique.

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Partie 1 : Un changement de dimension

« Mon sursaut écologique, je le dois à un cours de Jean-Marc Jancovici ». Ce témoignage récent d’un étudiant aurait pu être prononcé par des dizaines, centaines, milliers d’autres jeunes et moins jeunes. Je dois moi-même une part importante de mon éveil sur le climat aux conférences de JMJ, et participe d’ailleurs depuis ponctuellement à certaines initiatives de Shifters, les bénévoles de son think tank, qui sont nombreux à être très engagés.

Avec le bouche-à-oreille et la viralité des réseaux sociaux, le nombre de personnes touchées – et convaincues – par les idées de JMJ s’est élargi bien au-delà du cercle des seuls ingénieurs et/ou passionnés d’énergie qui constituaient jusqu’ici la grande majorité de ses suiveurs.

Je pense à cet ami de tradition libérale, ayant participé aux campagnes UMP et LR de 2007 à 2017, qui confie avoir été chamboulé dans ses convictions après avoir écouté plusieurs conférences de JMJ, et ne plus savoir depuis où se situer politiquement et économiquement.

Ou à cette connaissance, ayant tracté avec enthousiasme pour En Marche en 2017 avant de découvrir JMJ, et qui partage depuis ses posts critiques sur les choix économiques et écologiques du gouvernement.

Ou bien à cet éditorialiste économique star des Echos qui écrit maintenant, après avoir notamment « rencontré des sonneurs d’alarme comme Jean-Marc Jancovici », que « si nous ne parvenons pas à verdir la croissance, la décroissance deviendra le seul choix possible ».

Ou encore à ces deux proches, tendance respectivement LFI et EELV, qui reconnaissent que les démonstrations de l’intéressé ont radicalement changé leurs opinions sur le nucléaire, les plaçant de fait désormais à rebours de la position de leur parti respectif.

Changer radicalement d’opinion : la chose n’est pas si courante dans une vie. Chez ceux qui ont regardé ou assisté à une conférence de JMJ, un terme revient souvent : « une claque ».

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Depuis 12 à 18 mois, sa base de suiveurs et de fans ne cesse de croître, à un rythme suffisamment fort pour que le phénomène mérite de s’y intéresser sérieusement.

C’est avant tout une impression, difficilement quantifiable.

Ce sont ces internautes qui racontent avoir profité du confinement pour regarder ses 20h de cours à l’école des Mines. Ce sont ces personnalités qui partagent publiquement et plus fréquemment qu’avant ses démonstrations. Ce sont ces groupes de fans lancés sur Facebook et Twitter qui créent et partagent du contenu autour de JMJ.

Ce qui frappe, ce sont ces références à « Janco », bien plus nombreuses, entendues dans des cercles très différents, lues sur les réseaux sociaux, vues ici et là – jusqu’au cinéma, puisqu’il fait peu doute que c’est JMJ que décrit Fabrice Luchini dans cet extrait du film « Alice et le maire », sorti en octobre 2019. Début décembre, Albert Dupontel, en louant dans l’émission C à vous la possibilité offerte par Internet de découvrir des figures encore méconnues du grand public, citait deux noms : « Gaël Giraud et Jancovici ». « C’est Internet qui m’a porté connaissance de ces gens-là ».

Bien sûr, quantitativement, ses suiveurs représentent peu de choses au niveau de la société entière.

Mais il y a des faits difficilement discutables. Quand il se connecte pour un live Facebook pour répondre aux questions de ses suiveurs, ce sont des dizaines, puis centaines, puis milliers de personnes qui affluent. Leur nombre est ensuite décuplé en replay. Les chiffres n’ont rien de spectaculaires si on les compare à ceux des Youtubeurs populaires ; mais rares sont ceux capables d’attirer autant d’internautes en s’attardant plus d’1h30 sur des questions de fond, parfois pointues, à partir de leur seule page Facebook, et avec une qualité d’image pour le moins négligée.

On utilise souvent le mot « influenceur » à tort et à travers ; ici le terme semble particulièrement adapté. « Est-ce que l’intellectuel le plus influent de France – et je m’en désole un peu – n’est pas devenu Jean-Marc Jancovici ? » allait jusqu’à demander Aurélien Bellanger dans une de ses chroniques sur France Culture l’an dernier.

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Pourquoi donc le phénomène se produit-il maintenant ?

La « montée » d’une personnalité est souvent liée à un « timing » : événement qui propulse des idées sur le devant de la scène, action ou réalisation très remarquée, publication d’un livre ou d’une œuvre qui raisonne avec l’époque… Pour JMJ, outre le fait que l’explosion de la vidéo en ligne a changé la donne (les 25-49 ans en France passent désormais plus de 30mn par jour sur YouTube, qui a fortement contribué à sa notoriété), la cause est plus simplement à chercher du côté de la montée de l’enjeu climatique : le sujet, qui était encore largement au second plan en 2017, a gagné nettement en considération à partir de 2018, puis a connu une accélération importante en 2019 (lire « Un moment de bascule » publié sur ce site il y a un an).

Un exemple emblématique est le cas des écoles d’ingénieurs, dans lesquelles « les étudiants sont de plus en plus demandeurs de cours sur le changement climatique », écrivait Le Monde il y a quelques mois. « Les élèves polytechniciens, qui se précipitaient aux Mines pour ses cursus en mathématiques, sont désormais plus nombreux à s’orienter vers les questions d’énergie et de climat ». Aux Mines ParisTech, « il y a une prise de conscience sur ces sujets qu’il n’y avait pas il y a trois ans », confirme le directeur des études, Matthieu Mazière. Avoir rendu obligatoire les cours énergie-climat de JMJ en première année depuis 2015 n’y est sans doute pas étranger. Partout ailleurs, la même tendance se confirme.

Depuis plusieurs années, JMJ enchaîne justement les conférences dans les établissements d’enseignement supérieur. Essec, Sciences Po, HEC, Centrale, AgroParisTech, Panthéon Assas, Mines, Telecom Paris, INSTN, ENS, Arts et Métiers, Ecole des Ponts…A la manière d’un politique en campagne, il laboure le terrain (à la différence que lui ne nourrit pas d’ambitions électorales) ; et systématiquement, à en juger par les commentaires sous chacune des vidéos correspondantes, il récolte les mêmes éloges.

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Si l’on cherche à quantifier le phénomène, l’évolution des recherches Google sur le mot clef « Jancovici » montre le franchissement d’un palier en septembre 2019. Mais la « rupture de tendance », pour citer les mots de Jean-Noël Geist, directeur des affaires publiques du Shift Project (le think tank de JMJ, qui « oeuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone »), est encore plus nette si l’on considère justement les statistiques de son think tank, communiquées en mars dernier.

Entre 2018 et 2019, le « Shift », qui a dix ans d’existence, a vu la fréquentation de son site augmenter de 92% et le nombre de ses abonnés grandir de 106% sur Twitter, de 166% sur Youtube, et de 256% sur Linkedin. Les inscriptions quotidiennes sur leur formulaire ont été multipliées par 11 entre avril 2018 et février 2020. Quant au formulaire de leur association de bénévoles, les Shifters, il a vu son nombre d’inscrits journaliers être multiplié par 33 depuis 2016, avec un premier palier franchi en septembre 2018, et un second, bien plus fort, franchi en septembre 2019.

En 2020 le phénomène ne semble pas s’être ralenti. La chaine Youtube de JMJ, créée en 2013, a dépassé en novembre les 100 000 abonnés, de même que sa page Facebook quelques semaines plus tôt. A la même période, son compte Linkedin, où il s’exprime quasi quotidiennement, a franchi le cap des 200 000 abonnés. JMJ fait aujourd’hui partie du petit cercle de personnalités très suivies sur ces trois réseaux sociaux à la fois, malgré des publics très différents. Son influence sur Linkedin, réseau « professionnel » où les convictions personnelles sur les sujets de société sont traditionnellement plutôt évitées, est particulièrement notable. Récemment, un post faisant l’éloge de l’intéressé a d’ailleurs récolté plus de 3400 « likes » – mais rien que du très banal pour JMJ.

Un test intéressant a eu lieu cette année pour mesurer cette influence, au-delà du nombre de « likes » qui n’est pas toujours une valeur sûre : le Shift Project a lancé un crowdfunding dans la perspective de la campagne de 2022 pour financer la production d’un « plan de transformation de l’économie française » destiné à adapter celle-ci à un monde bas carbone. En l’espace de quelques semaines ce sont près de 500 000 euros qui ont été récoltés – une somme très nettement supérieure aux attentes du Shift lui-même, dont l’objectif initial était de dépasser les 100 000 euros, et considérable pour un think tank spécialisé. Avec ce budget, le Shift a enclenché une série d’embauches qui l’amènent à figurer parmi les think tank les plus importants de France en nombre de salariés.

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Enfin, comment ne pas mentionner tout la production humoristique amateure qui s’est créée et se développe autour de l’intéressé ? Celle-ci se rassemble notamment sur une page Facebook, « Jancovici memes », elle-même alimentée par un groupe dédié qui dépasse les 15 000 membres, où chacun peut proposer des montages, souvent simples mais assez drôles ou bien vus – pour qui comprend les références – même s’ils ont naturellement tendance à simplifier les messages de JMJ. En voici quelques échantillons parmi un ensemble qui ne cesse de s’étoffer chaque jour.

Ce foisonnement de memes – ces montages qui caractérisent si bien l’humour Internet – peut sembler anecdotique et superficiel, surtout pour ceux qui sont étrangers à cette culture assez particulière ; je crois, au contraire, qu’il dit quelque chose du phénomène entourant Jean-Marc Jancovici.

Par touches successives, c’est en effet tout un culte, certes largement empreint de second degré, qui s’est mis en place – du détournement de films à partir d’interviews de JMJ jusqu’à un « Janco Bingo », en passant par un mix d’ambiance qui, lui, n’a par exemple plus grand chose de parodique. J’y reviendrai ensuite. Pour l’heure, notons simplement que JMJ, sans n’avoir rien initié en la matière, suscite une créativité sans limites issue de communautés formées spontanément et très engagées. Là encore, très peu de personnalités peuvent en dire autant à ce niveau.

Reste encore à comprendre ce que JMJ a de si spécial pour provoquer tant de réactions de cette nature.

–> Lire la partie 2

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Article de Clément Jeanneau

Partie 2 : Les raisons du phénomène (et ce qu’il apporte d’inédit)

Suite de la partie 1 (« Un changement de dimension »)

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Pour comprendre pourquoi JMJ plait autant, le mieux reste avant tout d’écouter ceux qui l’apprécient. Ce commentaire d’un internaute, posté au printemps sur le site de la Fondation Good Planet de Yann Arthus-Bertrand, résume très bien les avis de ceux qui le suivent :

1- « Me considérant comme jeune (17 ans), et suivant Jancovici depuis presque un an, je pense que ses propos sont étonnamment simples considérant l’immense complexité du sujet qui lui est dû d’aborder. J’ai visionné l’intégralité de ses cours à MineParisTech ainsi que certaines de ses conférences, et son don pour la pédagogie est remarquable ».

2- « J’ai pu comprendre davantage de choses sur le problème climatique que lors de tous les cours auxquelles j’ai pu assister au lycée sur ce sujet ».

3- « Pour une fois, la question est traitée sans langue de bois ».

4- « Quoi qu’on dise de ses opinions, on ne peut pas nier qu’il a une certaine expertise sur le sujet ».

5- « Surtout, la question est traitée dans son ensemble, ce qui nous permet d’y voir plus clair quant à la réalité de la situation ».

6- « Cela nous donne certes l’impression qu’on fonce droit dans le mur, mais au moins on nous retire le cache yeux qu’on avait jusqu’alors : on réalise que l’on s’y dirige, et nous apprenons des manières d’appuyer sur la pédale de frein, notamment à travers des solutions très concrètes comme celles qu’il propose à TheShiftProject ».

7- « Il est clair que c’est un peu démoralisant, mais les rapports du GIEC le sont aussi, et comme dit Jancovici, « l’ignorance n’est pas police d’assurance». Personnellement, son travail me donne infiniment plus l’envie d’agir que les discours des politiques approximatifs, les cours de lycée ou les publications de Greenpeace ».

8- « Enfin, à l’inverse de certains collapsologues qui disent que de toutes manières « tout est foutu », le discours de Jancovici nous fait réaliser que même si nous venions à ne pas atteindre les 2°C, ce qui n’est évidemment pas souhaitable, 3°C sera toujours mieux que 4°C, et 4°C sera toujours mieux que 5°C, donc il n’y a aucune raison pour arrêter le combat ».

Ces huit points récapitulent à eux seuls la quasi-totalité des raisons pour lesquelles JMJ connaît aujourd’hui un tel succès.

Provoc’ et formules chocs comme marque de fabrique

Son franc-parler et son « discours de vérité », en particulier, reviennent fréquemment lorsque l’on interroge ceux qui l’apprécient, comme cet internaute qui loue « son message clair, direct, fondé sur la science et non édulcoré en fonction de son audience ».

JMJ est adepte de points de vue tranchés et provocants qui font le délice de son public – de même que son goût pour les formules chocs. « De Daech à la COP21 » avait-il intitulé l’une de ses conférences. « Parler au pouvoir politique de décroissance c’est comme lui parler de Voldemort : ça le glace d’effroi » disait-il ailleurs. Les exemples sont multiples ; c’est même sa marque de fabrique, qui le distingue des déclarations souvent mesurées et nuancées des scientifiques (du moins dans la forme). Ces derniers, dès lors, n’attirent logiquement pas autant d’audience – ce qui n’est certes pas leur objectif premier, mais ce qui ne va pas sans poser certaines questions importantes. J’y reviendrai.

Le penchant de JMJ pour la provocation le conduit à aller jusqu’à dire que « Fukushima aura surtout été un problème médiatique majeur, avant d’être un désastre sanitaire ou environnemental majeur » ; ou bien que « du point de vue des écosystèmes, et ce n’est pas du tout de l’ironie, un accident de centrale est une excellente nouvelle, car cela crée instantanément une réserve naturelle parfaite » (opinion éloignée des travaux scientifiques sur le sujet, qui sont, eux, extrêmement mesurés). Là encore, ce n’est qu’un échantillon. Pour les médias avide de propos tranchants, JMJ est un très bon client : aucun autre invité capable de parler (sérieusement) de climat ne peut rivaliser avec lui sur ce terrain oratoire. Il est d’ailleurs assez rare de voir un interlocuteur l’affronter ou venir le contredire en direct.

Une bête médiatique unique dans le paysage des questions climatiques

C’est pourtant peu ou prou ce qui s’est produit il y a un an, dans une interview sur France Culture devenue culte parmi les suiveurs de JMJ, avec le journaliste Guillaume Erner dans la position du contradicteur. Durant 40 mn, c’est un drôle de match auquel assistent alors les auditeurs, avec un invité, JMJ, manifestement de mauvaise humeur et bien décidé à ne rien laisser passer à son intervieweur, Guillaume Erner, qui, lui, garde son sourire mais sera ensuite fortement critiqué pour ses questions orientées (…voir les commentaires violents sous la vidéo).

Cette séquence de 40 mn, qui a suscité des réactions d’auditeurs nombreuses et très divisées, est emblématique des atouts et travers de JMJ : on y retrouve, pêle-mêle, sa critique sévère contre une partie du monde médiatique ; une dose d’arrogance peu courante pour un invité dans ce genre d’interviews ; une maîtrise du sujet qui tranche avec la tentative de l’intervieweur d’être au niveau sur des questions complexes ; etc.

L’interview fera naître, par la suite, différents montages humoristiques postés sur la page « Jancovici memes ».

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Comme le dit un internaute sur Facebook, « Jancovici a le mérite d’être une bête médiatique : il sait attirer l’attention du public, tenir tête aux journalistes et à ses contradicteurs dans le format très contraint des émissions de tv et de radios ».

Il n’est pas surprenant, dès lors, qu’il connaisse aussi du succès sur Linkedin où ses milliers d’abonnés retrouvent son goût pour les formules, comme récemment ici, où il soulignait l’absurdité de l’annonce de l’UE de viser le « zéro pollution » dans l’industrie chimique : « Au fond il n’est pas étonnant que nombre de politiques publiques aient du mal à s’incarner : elles ambitionnent de passer d’un excès (la situation actuelle) à une illusion (un monde sans trace d’activité humaine) ». C’est dit clairement – et il faut reconnaître que c’est très juste.  

Depuis peu, c’est aussi sur Linkedin qu’il vient commenter sous les posts de nos dirigeants politiques, réalisant à chaque fois un certain buzz, comme ici, ici et ici où il attaque crûment Emmanuel Macron, avec son style habituel (« j’ose l’affirmer, pour le moment ni vous ni votre équipe ne comprend le problème à traiter » ; « si vous étiez sérieux, la première chose que vous imposeriez à votre gouvernement serait donc un cours » ; « vous avez rappelé qu’il fallait « écouter les scientifiques » en matière de santé : je vous suggère de faire pareil pour la physique. Le pays vous en sera reconnaissant »), ou encore ici où il tutoie Edouard Philippe. Il y a peu, il répondait même à Bill Gates.

Le Fillon du climat ?

Inspirons-nous de JMJ en tentant la formule-choc. Jancovici, le Fillon du climat : pourquoi cette comparaison provocante ? Parce que celle-ci résume en partie son positionnement. A la manière du candidat de 2017, qui mettait un point d’honneur à tenir un « discours de vérité » sur ce qu’il considérait être le problème économique majeur – la dette publique – en demandant de s’y attaquer radicalement sans trembler, quitte à faire subir du sang et des larmes, JMJ tient un discours similaire sur le plan du climat. Il n’hésite pas, lors d’une émission sur le « monde d’après » en prime time sur France 2, à rappeler par exemple qu’il faudrait l’équivalent « d’un covid supplémentaire tous les ans » pour aboutir à -5 à -10% d’émissions de CO2 chaque année – c’est-à-dire le niveau nécessaire pour rester dans les clous de l’accord de Paris.

Il est lui aussi coutumier de prises de position peu politiquement correctes où il n’hésite pas à appuyer là où cela fait mal, comme ici dans L’Express : « il est tout à fait impossible de concilier trajectoire 2°C et hausse du pouvoir d’achat » – un point de vue à rebours de la quasi-totalité des discours politiques actuels. On peut l’entendre dire, de même, que « dans un monde en décroissance, les classes moyennes vont devoir accepter que leurs revenus décroissent aussi ».

Il fait peu de doutes que le passage du discours aux actes, façon Thatcher du climat, serait violent. JMJ rétorque à cela que le coût de l’inaction (ou d’une action trop modérée) serait, à moyen et long terme, bien plus violent encore, voire à court terme si l’approvisionnement en pétrole se contracte sévèrement.

Face à ce diagnostic, selon lequel il n’existe aucune issue sans souffrances, la popularité de JMJ est instructive. Elle nous enseigne, à l’heure où l’on entend parfois que la réalité climatique serait trop anxiogène à présenter, qu’une frange de la population peut être réceptive à un discours de vérité, sans fausses promesses ni fausses solutions, à partir du moment où on lui explique les données du problème avec pédagogie. Ce discours s’éloigne nettement de l’idée d’une transition écologique douce et heureuse permise principalement par les énergies renouvelables et/ou le progrès technologique, ce qui est, à peu de choses près, ce qui est aujourd’hui proposé par les différents partis politiques.

A quelle proportion de la population peut-on évaluer cette frange ? Difficile à dire. Il est évident que les suiveurs de JMJ sont probablement peu représentatifs de la population dans son ensemble ; il est plus facile, en particulier, de s’entendre dire que ses revenus doivent baisser lorsque l’on n’est pas dans le besoin.

Mais l’exemple de la Convention Citoyenne pour le Climat, où 150 citoyens particulièrement représentatifs de la population avaient été tirés au sort, s’est avéré révélateur : après avoir découvert, pour la majorité d’entre eux, l’ampleur du problème climatique lors des sessions de formation accélérée, l’écrasante majorité d’entre eux s’est prononcé pour un panel de mesures ambitieuses – certes peut-être pas aussi radicales que ne le proposerait JMJ, mais suffisamment fortes pour s’attirer des critiques sur leur supposée porosité aux discours des activistes climatiques.

« La convention le montre : ce qui clive le plus la société devient plutôt consensuel dès qu’on se donne la peine de le discuter sur une base factuelle, et sans a priori » écrivait à ce propos le journaliste Stéphane Foucard dans Le Monde.

Et d’ajouter : « en termes d’information, ce qui s’est produit dans ce cénacle est, en miniature, ce qui devrait plus ou moins se produire dans la société si [le débat public] fonctionnait idéalement ».

Or en la matière, s’il est préférable de ne pas prendre tous les propos de JMJ au pied de la lettre (voir partie 3), il lui faut reconnaître une capacité rare, si ce n’est unique, à faire comprendre les enjeux climatiques à des publics divers – et notamment à certaines franges de la population d’ordinaire moins réceptives aux discours écologistes.

Ce qu’il apporte d’inédit

La particularité de Jean-Marc Jancovici par rapport aux autres personnalités de l’écologie est sa capacité inédite à convaincre des personnes habituellement plutôt réfractaires aux discours écologistes traditionnels, ou qui en sont éloignées. Je pense notamment ici à des individus issus de milieux plutôt libéraux économiquement, et plutôt de droite ou centristes politiquement – c’est-à-dire loin de l’écologie politique et associative, qui s’est très majoritairement construite jusqu’ici sur des bases critiques du libéralisme et à gauche de l’échiquier politique.

« JMJ a une très bonne image parmi les sceptiques parce qu’il a été une des premières personnes à faire rentrer l’écologie rationnelle dans le champ médiatique en France dans les années 2000 » commentait à ce sujet un internaute sur un groupe privé il y a quelques semaines. Son statut de polytechnicien a certainement aidé aussi dans l’écoute qui lui portent un certain nombre de dirigeants économiques (« ceux-là apprécient le fait que Jancovici soit l’un des leurs » écrivait Libération dans un portrait de 2009).

Avec « rationnel », l’autre mot qui revient le plus à son sujet est celui de « pragmatisme » – un terme que l’on retrouve le plus fréquemment dans le champ lexical des défenseurs du libéralisme économique.

« C’est précisément parce que le Shift est pragmatique, c’est-à-dire essaie de faire avec les entreprises, et plus généralement, avec le capitalisme néolibéral qui fait partie de l’état de fait, et non contre, que j’ai rejoint l’association », commentait un bénévole du Shift Project sur le forum de l’association. « Si par notre action, notre capitalisme devient un peu moins néo et un peu plus durable, je crois qu’on en sera tous ravi » ajoutait-il. Et effectivement, à la différence d’une partie de la gauche et des écologistes (dont Yannick Jadot, qui déclarait l’an dernier être « anticapitaliste »…!), JMJ assume clairement être pour le capitalisme, comme il le disait dans un live Facebook d’il y a quelques mois.

Un autre bénévole du Shift abondait dans le même sens : « Je me suis intéressé au discours de JMJ et au Shift parce que justement, contrairement à d’autres associations comme Extinction Rebellion, on n’y tient pas un discours sur « les pires multinationales de la planète », et parce que cette diabolisation des multinationales, comme certains diabolisent le nucléaire, est au contraire contre-productive dans le but de lutter contre le réchauffement climatique ».

Il est d’ailleurs intéressant de noter que ses prises de positions sont fréquemment partagées par des personnalités très libérales et souvent classées à droite.

Etonnamment, ces personnalités semblent ne pas lui tenir rigueur (ou ne pas être au courant ?) de ses positions pro-planification (« la planification ne nous a pas si mal réussi, quand même », « il faut plus administrer l’économie et plus la planifier ») et pro-décroissance.

En réalité, bien souvent – ou plutôt quasiment toujours – ces soutiens se manifestent uniquement pour partager les positions pro-nucléaire de JMJ, et non ses autres opinions. On le constate par exemple chez Dominique Reynié (directeur général de la Fondapol, think tank libéral classé à droite), qui voit dans les propos pro-nucléaires de JMJ une « écologie véritable, sans idéologie » ; chez Olivier Babeau (président de l’Institut Sapiens, libéral revendiqué et chroniqueur régulier au Figaro), qui, parle d’une « vérité qui dérange » et dénonce « l’écologisme anti-Lumières » ; chez le général Christian Houdet, conseiller régional RN en Nouvelle-Aquitaine, qui voit en JMJ « « le » scientifique écologiste qu’il faut écouter et lire » ; et chez bien d’autres individus manifestement très remontés qui, pêle-mêle, critiquent « l’idéologie dogmatique gauchiste qui se met des œillères », louent « l’écologie scientifique versus l’écologie idéologique », pointent du doigt « les slogans débiles qui servent de programme à certains écolos sectaires », etc.

Évidemment, nul n’est responsable de ses soutiens – sans compter que les positions pro-nucléaires de JMJ sont également soutenues par des personnalités et citoyens qui ne se reconnaissent pas spécialement dans les étiquettes citées ci-dessus. Politiquement, JMJ est du reste difficilement rangeable dans une case, lui qui disait en 2009 avoir voté, par défaut, Mitterrand en 1981, Chirac en 2002, Huchon aux régionales de 2004 ou encore Sarkozy en 2007 – un « en même temps » avant l’heure.

Néanmoins on constate qu’il n’est pas toujours tendre envers les « bobos de gauche bien-pensants » comme il les appelle ainsi dans son cours aux Mines ParisTech, en réponses aux questions de ses étudiants (cours 6, page 108). On est moins étonné, dès lors, quand il se met à attaquer France Inter en souhaitant « un meilleur usage de [ses] impôts » suite à des chroniques qui l’ont manifestement énervé, ou quand il dénonce, dans son cours aux Mines, les émissions comme « « Complément d’enquête » ou « Investigation spéciale » (sic), etc., sur France 2 ou sur France 3 » : « ça n’est que de l’instruction à charge » tranche-t-il ; ou encore, quand il déclare, toujours dans le même cours, que « l’anti-nucléarisme est essentiellement le fait des médias de service public, ou qui se considèrent comme tel ».

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que se manifestent parfois les réactions suivantes, illustrées dans ce montage assez drôle (vu sur le groupe NdJanco) :

Le nucléaire comme appât

Heureusement, il n’en va pas toujours comme décrit sur cette image. La force de JMJ est de parvenir à « agripper » des pans entiers de citoyens non-sensibilisés aux questions écologiques, qui le découvrent via ses prises de positions par exemple pro-nucléaires, puis qui déroulent le fil en allant regarder le reste de ses démonstrations. De cette façon, ils se forment ainsi aux enjeux climatiques en arrivant à un stade où les écologistes « traditionnels » n’auraient jamais réussi à les emmener.

Depuis quelques années, JMJ attire aussi, m’apprend Jean-Noël Geist du Shift Project, des individus moins aisés qu’auparavant, moins libéraux, plus ruraux – des indépendants, fonctionnaires et employés plus modestes, ainsi que de nombreux chômeurs.

Aujourd’hui, on ne compte plus le nombre de personnes initialement peu convaincues par l’urgence climatique jusqu’à ce qu’elles entendent JMJ, et qui le justifient en indiquant que « son discours est différent, avec un prisme d’ingénieur, sans discours moralisateur ni pathos ». Le fait qu’il défende le nucléaire et soit sévère sur les énergies renouvelables est une force pour convaincre des individus dont les valeurs sont au départ (très) éloignées des sphères de l’écologie politique : c’est un point d’ancrage. Et même si une partie importante d’entre eux ne retiennent finalement que la critique des énergies renouvelables – qui n’est pourtant pas le cœur de son propos -, une autre fraction va plus loin, et pour certains, basculent totalement.

Ce type de phénomène est documenté. Dans un article sur la perception du changement climatique, The Guardian écrivait en 2017 : « La plupart des chercheurs en sciences sociales s’accordent à dire que les gens sont plus ouverts aux informations issues de personnes avec qui ils partagent des valeurs communes » : ces dernières sont en effet considérées comme « sources de confiance ».

L’article se focalisait sur un exemple intéressant : celui du travail de sensibilisation au climat effectué par la climatologue évangélique Katharine Hayhoe sur les étudiants évangéliques. Il citait une étude démontrant que cette approche des « sources de confiance » s’était révélée efficace pour sensibiliser et convaincre avec succès des individus initialement sceptiques sur les questions climatiques.

« D’autres climatologues peuvent suivre l’exemple réussi de Hayhoe en identifiant des groupes dont les membres sont majoritairement sceptiques sur le réchauffement climatique mais avec lesquels le scientifique partage un point commun personnel, qui fera de lui une source d’information fiable : croyances religieuses, tendances politiques ou autres valeurs partagées » écrivait The Guardian.

Le cas de JMJ correspond particulièrement bien ici, avec le nucléaire comme appât. Sous cette perspective, les acteurs de la lutte climatique, y compris ceux résolument opposés au nucléaire, devraient se réjouir de la popularité croissante de JMJ si leur objectif principal est bel et bien l’urgence climatique. Certes, sa popularité a redonné de la vigueur aux discours pro-nucléaire, auxquels s’opposent une large partie des écologistes ; mais il faut souligner que très peu d’organisations environnementales – associatives comme politiques – n’ont fait émerger de leurs rangs ces dernières années une figure aussi efficace que JMJ pour former et convaincre des pans entiers de citoyens aux enjeux climatiques.

Sur l’autre versant du spectre, il est ironique de constater qu’aujourd’hui JMJ, qui défend l’idée d’une décroissance du PIB, « a bien plus d’audience que les pro-nucléaires productivistes croyants à la croissance verte », comme l’écrit l’ingénieur Emmanuel Pont. L’industrie nucléaire, malgré son poids considérable, n’a jamais réussi à faire monter de personnalité aussi suivie que JMJ ; celui-ci lui est donc aujourd’hui bien utile – et ce malgré ses idées décroissantistes, à rebours de celles qui ont conduit à faire de la France le pays le plus nucléarisé au monde.

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–> Partie 3 : Le revers de la médaille

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Article de Clément Jeanneau

Partie 3 : Le revers de la médaille

Suite de la partie 1 (« Un changement de dimension ») et de la partie 2 (« Les raisons du phénomène, et ce qu’il apporte d’inédit »)

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La sortie de la caverne

Il est difficile d’échapper à la métaphore du mythe de la caverne lorsqu’on lit les commentaires des « jancovicistes ».

« Sans surprise, une petite vidéo de JMJ et vous sortez du déni ! » commentait récemment un vulgarisateur très suivi sur le sujet climatique, lui-même très alerte par ailleurs sur la prise de recul à adopter vis-à-vis de l’intéressé.

Ils sont très nombreux à le dire : JMJ propose un éveil, ou plutôt un réveil. Un récent montage vidéo très partagé, qui compilait diverses déclarations de JMJ sur fond de musique hollywoodienne, s’intitulait ainsi : « Bienvenue dans le monde réel ».

Cette autre vidéo compilant des propos de JMJ, intitulée « Bande annonce du futur », adoptait les mêmes codes. Dans les commentaires, un internaute écrivait : « Vous venez de prendre la pilule rouge » – une référence que l’on retrouve fréquemment parmi les suiveurs de JMJ, et qui est issue d’une célèbre séquence de Matrix, dans laquelle une pilule rouge permet d’accéder à une réalité cachée, en ouvrant les yeux sur la nature factice du monde connue par tout un chacun.

« La fameuse pilule rouge, sésame pour un monde plus vrai et plus cru, s’est imposée comme la métaphore de l’entrée dans un discours alternatif, celui que les médias tairaient, celui qui dérangerait, par opposition à la pilule bleue, qui serait celui de l’acceptation paresseuse » écrivaient les journalistes Damien Leloup et William Audureau dans un article dédié dans Le Monde.

A grands pouvoirs…

La pilule rouge est une métaphore aujourd’hui fréquemment citée dans les cercles complotistes, anti-vaccins, QAnon. Est-ce à dire pour autant que les milieux jancovicistes sont assimilables avec ces cercles ? Non. Mais je constate qu’une partie des suiveurs de JMJ, certainement minoritaires mais plus visibles (car plus nombreux ?) qu’auparavant, se révèlent sensibles aux théories du complot telles que propagées récemment dans le documentaire Holdup.

La chose s’explique peut-être simplement parce qu’une partie de ces suiveurs sont de « nouveaux arrivants », tombés sur JMJ via des chaînes Youtube se présentant comme « alternatives », diffusant tout et n’importe quoi. Mais quelle qu’en soit la cause, il me semble qu’une certaine vigilance s’impose et que l’intéressé devrait garder cette préoccupation à l’esprit. A grands pouvoirs, grandes responsabilités : face à un public dont une partie boit ses paroles, critiquer fréquemment le travail journalistique de médias comme Le Monde, Radio France et France Télévisions – déjà largement discrédités dans les sphères complotistes – n’est peut-être pas l’attitude la plus judicieuse à adopter dans l’époque actuelle. Et ce quand bien même le niveau journalistique sur les questions d’énergie laisse effectivement parfois à désirer.

Tout comme la crise de 2008 avait mis subitement en lumière le grand manque d’expertise économique dans l’univers journalistique, le réchauffement climatique révèle la manque de culture scientifique dans ce même univers. Personne ne devrait être blâmé pour le souligner (et encore moins quand on sait que JMJ tient depuis 2006 un événement annuel visant justement à former des journalistes aux enjeux climat-énergie). Mais un juste équilibre est à trouver, qui consisterait à alerter sur le problème sans donner l’impression pour autant de discréditer l’ensemble du travail d’un média, voire d’une profession.

Starification ou gouroutisation ?

« Personnellement, le fait de voir que des centaines, voire des milliers de gens prennent tout ce qu’il dit pour parole d’Evangile me fait de moins en moins rigoler… »

Voilà ce qu’écrivait récemment sur Facebook Loïc Giaccone, analyste sur les questions climatiques bien inséré dans le milieu « jancoviciste », à propos de JMJ :

« Le processus commence à m’inquiéter tant il s’approche des processus d’adhésion religieuse (prophète..) » précisait-il ensuite.

Soyons clairs : personne ne dit ici que JMJ poursuit cet objectif. En revanche le phénomène est bel et bien palpable chez une partie de ses fans.

Le commentaire ci-dessous, posté par un internaute sur Linkedin, est un bon exemple en la matière.

Un exemple isolé ne prouve évidemment rien. Mais il se trouve que cet exemple est loin d’être isolé. Il n’y a qu’à lire les réactions à son sujet sous ses posts et ses vidéos. Toutes ne sont pas du même acabit : certaines réactions sont plus subtiles. En témoigne, entre autres exemples, celles que l’on découvre sous un post critique du nucléaire écrit récemment sur Facebook par Guillaume Duval, éditorialiste d’Alternatives économiques : dans les commentaires, on peut y lire « vous devriez lire Jean-Marc Jancovici », « comme dirait Jean-Marc Jancovici », « je pense comme Jean-Marc Jancovici », « oui il faut lire Jancovici »…Isolées séparément, aucune ne choque particulièrement ; mais mises bout à bout, elles laissent une impression particulière, pour ne pas dire gênante – l’impression d’une cohorte de fidèles qui répètent en perroquet la parole de leur maître, avec une capacité d’écoute et de compréhension des arguments opposés qui laisse à désirer.

Une fermeture, voire agressivité, de ses suiveurs à ce qui sort de sa pensée

A vrai dire, le problème n’est pas tant dans la mention spontanée et répétée de JMJ par ses suiveurs dans toute conversation ayant trait à l’énergie et au climat. Il m’arrive moi aussi parfois d’inviter l’interlocuteur à lire ou écouter les démonstrations de l’intéressé pour affiner son regard lorsque celui-ci me semble trop manichéen, ou simplement à côté de la plaque. La raison en est double :

1/ On sait d’avance qu’en envoyant un lien Internet unique (vers une vidéo, une interview, etc.) JMJ sera l’expert le plus efficace pour expliquer simplement et rapidement des faits complexes, et convaincre efficacement s’il y a lieu ;

2/ Sur le sujet du nucléaire lui-même, il est l’un des seuls experts bien identifiés à défendre sa position (le nucléaire comme amortisseur de décroissance), ce qui explique pourquoi son nom revient façon « perroquet » comme dans l’exemple cité plus haut.

Le problème est ailleurs. Il se situe dans la posture – celle d’une fermeture, voire d’une agressivité, chez un certain nombre de ses « fidèles », vis-à-vis de tout ce qui s’éloigne de ses thèses. Là encore plusieurs exemples m’ont frappé mais il a fallu une certaine accumulation pour que je commence à en prendre littéralement note.

Le dernier en question a fait suite à une chronique dans Le Monde du chercheur Jean-Baptiste Fressoz, historien de l’environnement réputé, dont la qualité du travail est fréquemment saluée. Dans cet article, J.B. Fressoz s’inscrivait en faux contre l’idée selon laquelle « la catastrophe climatique en cours » serait « une affaire malthusienne » – thèse qui est au cœur des démonstrations de JMJ.

Les réactions lues sur un groupe de « jancovicistes » n’ont pas été décevantes : « bavardage et défoncement de portes ouvertes » ; « papier de m…. » ; « ignorance scientifique »…pour ne mettre ici qu’un échantillon.

Il est bien sûr tout à fait possible d’être en désaccord avec J.B. Fressoz – mais on peut difficilement lui retirer un travail approfondi et de qualité sur ces sujets.

Notons toutefois, signe qu’il ne faut rien exagérer non plus, que dans la même conversation, un internaute ayant bien saisi le propos de J.B. Fressoz a pris la peine de faire l’exégèse d’un article directement rangé dans la case « poubelle » par beaucoup d’autres (« il faut fermer le robinet [des combustibles fossiles] nous-mêmes et ne pas attendre de le faire après un pic théorique – voilà l’argument de Fressoz. Et cela passe forcément par une action politique, historique, pas à travers un « act of god » naturel ou physique. C’est ainsi que les mécanismes naturels de régulation cesseront d’être détournés et court-circuités »)…

L’illusion d’une « vérité » intrinsèque en dehors de toute idéologie

En matière de politiques publiques, la neutralité n’existe pas. Quatre ans de « pragmatisme » au pouvoir ont largement montré, s’il le fallait, que tout point de vue, tout choix de société, y compris ceux qui se drapent derrière une illusoire objectivité, comprend une part d’idéologie sous-jacente – ce qui n’est pas un gros mot. Or la transition écologique implique justement des choix de société, qui sont par nature politiques et non scientifiques, contrairement à ce que l’on entend parfois.

Rappelons en effet que les scientifiques ne sont pas là pour formuler des recommandations politiques (ainsi le GIEC a pour rôle de formuler des conclusions scientifiques « pertinentes pour l’action publique mais non-prescriptives ») : c’est aux politiques qu’il revient la responsabilité d’écouter les scientifiques et de fonder leurs décisions politiques sur leurs travaux.

J.M. Jancovici part d’une vision d’ingénieur pour porter un discours qui finit par être politique. Cette combinaison est précisément ce qui forme une immense partie de son succès car cette approche donne l’impression d’éviter « l’idéologie », en partant de réalités scientifiques et physiques. Mais au bout du compte, il préconise bel et bien des choix d’actions politiques : il formule des recommandations de politiques publiques, il s’engage et prend parti, et, d’une certaine façon, il milite (pour la défense du nucléaire, pour un plan permettant de « circuler en vélo partout en France » à la place des 121 milliards d’euros de dépenses publiques pour les énergies renouvelables, etc.). En cela, son discours est éminemment politique, portant directement sur des choix de société.

On peut partager ses opinions, mais il est important d’avoir en tête qu’il ne s’agit alors pas de thèses « désidéologisées », qui ne seraient fondées que sur « la science », comme bon nombre de ses spectateurs en semblent persuadés. La physique, à elle seule, ne permet pas de décider le type de société vers lequel aller : ces choix nécessitent des débats et des prises de décisions de nature politique.

Le danger d’une pensée unique

De la même façon, il est souvent dit que JMJ plaît « parce qu’il parle de faits et non d’opinions ». C’est, là encore, extrêmement simplificateur. Si mettre en avant des faits suffisait à devenir une icône, cela se saurait ! Plus sérieusement, J.M. Jancovici propose une explication « choc » et globale de multiples phénomènes, par le prisme de l’énergie.

Mais c’est justement ce qui lui est souvent reproché. Dans ses présentations, il explique que la crise de 2008 a été déclenchée par des facteurs énergétiques, et que l’énergie abondante « a permis les divorces, puisque pour divorcer, il faut avoir deux logements là où vous n’en n’aviez qu’un », l’essor des études (puisque les machines libèrent de la force de travail) et en particulier des études longues, des loisirs (et en particulier des loisirs modernes puisque les formes de loisirs qui se sont développées ces dernières décennies sont très énergivores), des retraites… – et même, il y a plus longtemps, la fin de l’esclavage.

Il est passionnant de l’entendre dérouler ses démonstrations. Celles-ci sont séduisantes, puisqu’il présente une vision du monde clef en main, tout compris, où tout est physique et tout est énergie – des facteurs effectivement trop souvent mis de côté, notamment par les économistes. A cela s’ajoutent ses assertions tranchées et son assurance (qui flirtent parfois avec un manque de nuances) qui sont autant d’atouts pour accrocher son auditoire.

Mais les choses ne sont jamais aussi simples. En faisant de l’énergie le cœur de l’explication des grands phénomènes du monde, il présente une vision étroite, très réductrice, à rebours des travaux issus de multiples disciplines depuis des décennies. L’émergence d’un phénomène est rarement due aux seuls facteurs physiques ; ce serait oublier le rôle majeur des facteurs sociaux, politiques, économiques, etc. – et à leur enchevêtrement complexe et souvent indémêlable (rappelons qu’encore aujourd’hui aucune théorie ne fait consensus sur la chute de l’Empire romain). Pour nombre d’économistes la physique est absente de leurs raisonnements ; il serait dommage de tomber dans le biais inverse, en considérant que tout est secondaire par rapport à la physique.

Nombreux sont ceux qui semblent prendre tous ses propos au pied de la lettre : pourquoi c’est un problème

Beaucoup semblent oublier qu’aussi expert soit-il, JMJ n’est pas un scientifique à proprement parler. Il ne le cache pas et le dit en toute transparence sur son site.

Mais ses suiveurs ne semblent pas tous le savoir ou comprendre clairement la différence. Dans C à vous récemment, Albert Dupontel le citait ainsi comme un « climatologue » : la confusion est révélatrice.

D’autres semblent relativiser la notion de climatologue, qui n’est certes pas une profession précise mais qui renvoie bien à un statut de chercheur, ce qui est très différent du métier de consultant et de vulgarisateur :

(conversation sur le groupe Facebook « Neurchi de Jancovici »)

Il faut dire que l’intéressé lui-même n’aide pas toujours non plus…

Pourquoi cette confusion sur sa profession exacte est-elle un problème ? Parce que JMJ est adepte de déclarations chocs dont on se demande parfois si elles sont soutenues par des travaux scientifiques reconnus, ou si elles relèvent surtout d’intuitions ou d’approximations, certes utiles pour faire prendre conscience de réalités, mais qui ne devraient pas être prises au pied de la lettre.

Ci-dessous quelques exemples parmi d’autres :

• « La démocratie recèle en elle-même sa propre fragilité : être incapable de gérer correctement les grands dangers de long terme. Il est impossible de marier la démocratie, soumise à la décision populaire et à des rythmes courts de l’ordre d’un ou deux mandats, et la technique, soumise aux lois intangibles de la physique et aux horizons beaucoup plus lointains ».

• « Le pétrole, le charbon et le gaz sont épuisables, et le truc le plus épuisable là-dedans, c’est la stabilité des sociétés humaines. Donc quand le « truc » commencera à être attaqué de toute part, ça se terminera en boucherie ».

• « Si le but du jeu est de maintenir une humanité à quelques milliards d’individus avec une espérance de vie de 70 ans à la naissance pour les siècles qui viennent, c’est déjà trop tard ».

L’idée n’est pas ici d’être « d’accord ou pas d’accord » (on peut tout à fait partager ces opinions) mais de questionner la réalité scientifique de ces propos qui semblent plutôt relever de convictions et pronostics personnels. Ainsi, lorsqu’il affirme que « le réchauffement climatique a le potentiel, pour faire très court, s’il se monte à 4 ou 5°C en un siècle de tuer la moitié de la population », cette déclaration ne correspond pas à ce que montre ce travail de recherche, pourtant déjà effrayant.

De façon générale, JMJ livre fréquemment des analyses bien au-delà de ses seuls sujets d’expertise. Il n’y a à cela rien d’illogique à partir du moment où l’on considère que ces sujets ne doivent pas être pensés en silos. Mais il a l’habitude de sortir de son champ d’expertise pour faire état d’opinions qui ne devraient pas être mises sur le même plan que le reste, et qui se rapprochent parfois plus de discussions « café du commerce ».

J’ai relevé ici 6 exemples, qui forment un panorama révélateur de ses prises de position en dehors des sujets climat-énergie dont il est spécialiste :

1/ « Supprimons les métiers de banquiers millionnaires, leur utilité sociale n’est pas suffisante » (propos tenu dans un live Facebook d’il y a quelques mois)

2/ Sa critique des dirigeants politiques, qu’il dépeint comme ignorants : « Aujourd’hui ce sujet [du climat] est géré avec un amateurisme désolant. Le gouvernement aujourd’hui ne sait pas faire une règle de trois et [n’a aucune idée de] la compréhension du problème à traiter. C’est grave. Si vous êtes biologiste et que vous ne savez pas faire la différence entre un castor et un ver de terre, le jour où vous devez opérer un castor c’est quand même emmerdant. Si au moins ils étaient cyniques, par calculs électoraux, on aurait au moins le début d’une solution  – mais ce n’est même pas le cas. Ils sont juste ignorants. Macron n’a pas passé 5h à se documenter sur la physique sous-jacente du sujet. »

3/ Sa vision du capitalisme : dans un live Facebook il y a quelques mois, il semblait estimer que l’alternative au capitalisme serait forcément une « société de fonctionnaires » : « Pensez-vous que je serais meilleur en fonctionnaire qu’en capitaliste ? Je peux vous dire que non ! Chez Carbone 4 on est de méchants capitalistes ».

4/ Sa critique des journalistes et médias de « service public » :

« La première [explication qu’il propose pour expliquer la fréquence des critiques sur le nucléaire], c’est que dans la presse, l’anti-nucléarisme est essentiellement le fait des médias de service public, ou qui se considèrent comme tel. Par exemple, Le Monde se considère comme un média de service public. L’hypothèse que je fais, ce n’est qu’une hypothèse je le répète, est que quand vous êtes dans un média, alors vous voulez montrer que vous êtes indépendant. Le journaliste veut montrer qu’il est indépendant, qu’il n’est à la botte de personne. Et si c’est l’Etat qui vous paye, la meilleure manière de montrer que vous n’êtes pas à la botte de l’Etat, c’est de dire du mal de ce que fait l’Etat. Donc si vous êtes journaliste de service public – et ça c’est aussi un truc que vous allez pouvoir remarquer – vous allez dire préférentiellement du mal de la police, de la façon dont on organise le système d’enseignement, de la façon dont fonctionne l’hôpital, de la SNCF, etc. À ce moment, je pense que le nucléaire passe tout simplement dans ce grand ensemble. Comme c’est un truc que fait l’Etat, crac ! Ça passe dans tous les trucs que l’Etat fait de travers. »

5/ Sa critique violente de l’Allemagne et ses positions sur l’Europe qui en découlent (dans un live Facebook il y a quelques mois) :

  • « L’Allemagne m’enquiquine beaucoup. Depuis 10 ans c’est « moi pour moi, et que les autres aillent se faire foutre« . [Sur le plan climatique] ils font tout ce qui est orthogonal par rapport à ce qui serait pertinent, et nous entraînent totalement dans la mauvaise direction. Industrie lourde, industrie automobile, centrale à charbon…Ils font fausse route sur tous les plans »
  • « Tchernobyl a déjà eu lieu en Allemagne : ça s’appelle le charbon »
  • « Bon ok ils ont accueilli 1 million de Syriens, mais bon il faudrait regarder de plus près la motivation »
  • « Je ne crois pas 1 seconde qu’on luttera pour le climat avec l’Allemagne. Pas – 1 – seconde. Ne comptez pas 1 seconde avec l’Allemagne pour faire quelque chose de sérieux sur le climat. C’est une cause perdue »
  • « Il aurait mieux fallu un Germanexit plutot qu’un Brexit sur le plan du climat »
  • « Il faut faire une coalition extra-allemande et une fois que ce sera fait, discuter avec les Allemands. La France s’est trop souvent mise en Europe dans une position de perdue d’avance. »

6/ Certaines de ses positions sur la démocratie :

Même si JMJ dit souvent qu’avec une formation suffisante, il est possible de faire comprendre à tous le défi climatique et d’agir collectivement, il lui arrive de tenir des propos plus polémiques. Ainsi en réponse à la question « est-ce que le système démocratique peut limiter le réchauffement climatique sous 1,5 voire 2°C ? », il répondait lors d’un live Facebook : « probablement non ». « Un système de type chinois ne serait-il pas un bon compromis ? Il n’est pas complètement exclu que la réponse soit oui ». « Il faut être capable de s’imposer des efforts extrêmement significatifs, et il faut un pouvoir très fort pour faire respecter ces efforts ».

Dans ces différents exemples, le problème n’est pas dans le fait qu’il s’exprime au-delà de son champ d’expertise – c’est bien son droit (même si on notera qu’il reproche lui-même aux journalistes de s’exprimer sur des sujets sans les maîtriser) – mais plutôt le fait d’être écouté religieusement par certains de ses suiveurs, dont certains ne distinguent pas forcément la différence entre son expertise et son opinion personnelle. Et le format de certaines de ses interventions, où il s’exprime seul sans contre-regard qui viendrait souligner les limites de ses propos, n’aide pas en ce sens.

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Les controverses sur le cœur de ses sujets d’expertise

Au-delà des déclarations polémiques qui ne sont pas le cœur de son propos, intéressons-nous maintenant au fond de ses thèses sur ses sujets d’expertise. Cet article n’a pas pour but de revenir dessus en détail : ce travail mériterait différents articles de fond dédiés, rédigés par de plus fins connaisseurs des sujets en question. Je me contenterai ici de mentionner trois principaux sujets de controverse importants à avoir en tête (au-delà des débats sur les calculs avancés par JMJ dans certaines de ses démonstrations, par exemple ici).

1/ La question du pic de pétrole

JMJ défend la thèse de la survenue du pic de pétrole (conventionnel et non-conventionnel) à court terme (« quelque part entre 2018 et 2022 » écrivait-il il y a quelques mois) ; or celle-ci est loin de faire consensus parmi les spécialistes internationaux, quand bien même on peut la juger convaincante et de plus en plus partagée.

« Les ingénieurs pétroliers me paraissent divisés en deux tribus », dit ainsi l’économiste Gaël Giraud : « une première estime que l’on devrait atteindre un plateau d’extraction, toutes techniques confondues, dans la deuxième moitié de la décennie 2020. Et une seconde pense que les réserves accessibles sont suffisamment importantes pour que nous puissions continue d’augmenter la production (et détruire le climat) jusqu’en 2060 ».

De son côté, l’historien de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz défend une position très différente de celle de JMJ, exprimée dans la tribune évoquée plus haut : « Le problème est que la catastrophe climatique en cours n’est pas une affaire malthusienne. C’est au contraire une question de surabondance : notre bocal contient bien trop de charbon, de pétrole et de gaz, et aucune limite dictée par la nature ne nous empêche de le transformer en fournaise. Dans un contexte d’abondance, le passage d’un pic n’empêche pas des rebonds ultérieurs : après des flux et des reflux, l’utilisation de charbon aux Etats-Unis a atteint son record historique… en 2008. »

2/ L’énergie comme déterminant principal de l’histoire des sociétés humaines

JMJ défend l’idée que l’énergie dicte de nombreux comportements sociétaux et événements historiques.

Or, comme le formule l’analyste Loïc Giaccone :

« Dire que c’est « l’énergie », ou la disponibilité en énergie, qui détermine les comportements sociétaux, revient à s’avancer fortement par rapport aux connaissances scientifiques disponibles aujourd’hui (ce que ne manque pas de faire JMJ, notamment au niveau de la crise de 2008 – ses propos là-dessus sont loin d’être « factuels » ou « scientifiques », alors qu’on ne manque pas de travaux sur cet événement mondial). Ainsi le papier de Gaël Giraud et Zeynep Kahraman présente une cointégration (engagement de long terme) et une causalité (l’énergie permet la croissance – ce qui est logique en soi, puisque la « richesse » n’est créée qu’une fois que l’énergie est utilisée, pas avant), mais ne permet pas de dire que c’est « l’énergie » qui détermine les comportements sociétaux ».

« Pour savoir ce qui détermine les comportements et évolutions des sociétés, il faut « remonter » au cran au-dessus : pourquoi consomme-t-on de l’énergie ? Et cette question, dans la présentation jancovicienne, est totalement mise de côté : ce serait « simplement » la disponibilité énergétique (dépendante tout de même d’aspects technologiques et économiques, il en convient) qui déterminerait la consommation d’énergie, qui elle-même déterminerait les fluctuations du PIB.

Sauf que c’est littéralement aller un peu vite (Gaël Giraud est d’ailleurs beaucoup plus prudent là-dessus). En amont de la consommation d’énergie, il y a des choix (individuels, collectifs, privés, publics), qui sont bien humains et sociaux, de vouloir augmenter son capital, faire croître des entreprises, développer des activités, etc.

Dans le prisme « énergétique », ceci est tout bonnement écarté, alors que c’est finalement la donnée principale du problème : il y a quelques siècles les ressources étaient déjà là, mais on ne les exploitait pas de manière exponentielle comme on le fait depuis la Révolution industrielle. La réponse n’est pas (du tout) « simplement » technique. L’histoire des techniques est un autre (grand) angle mort du discours de JMJ, or celle-ci montre que ce n’est pas du tout aussi simple (voir notamment les travaux de A. Malm et F. Jarriges, ou encore J.B. Fressoz).

De même, il va très vite sur son récit de l’empilement énergétique : or au XIXème si nous sommes passés de l’eau à la vapeur, ce n’est pas dû à des raisons techniques, mais à des raisons sociales (voir Malm ou Jarriges) ; au XXème la voiture individuelle et le pétrole ne se sont pas non plus imposés pour des raisons purement techniques mais avant tout pour des raisons sociales et économiques ; etc. Le prisme énergétique ne permet pas d’expliquer l’évolution des sociétés, même si c’est un récit séduisant qui parle bien (d’autant plus que JMJ parle bien) à un public d’ingénieurs dépolitisés.

Pour résumer, oui la consommation d’énergie est à la base de la création de richesse (même si certaines formes de création de richesse utilisent d’autres leviers ou des niveau de consommation énergétique différents), cependant « l’énergie » (ou la consommation de ressources) n’existe pas ex nihilo : il y a derrière des volontés humaines, qui ont elles-mêmes des déterminants totalement sociaux qu’il convient de développer pour éviter de « naturaliser » les évolutions sociétales par la seule physique. »

3/ L’éternelle controverse du nucléaire et des énergies renouvelables

Enfin, il y a, évidemment, la question du nucléaire et des énergies renouvelables. J’ai volontairement choisi de ne pas focaliser cet article sur ce débat sans fin, pour pouvoir aborder les autres points qui me semblaient importants à développer. Considérer JMJ sous le seul angle de son parti pris pro-nucléaire – ce qui est souvent fait – est très réducteur. La part du sujet nucléaire dans ses nombreuses conférences et dans ses cours de 20h aux Mines est très réduite, et sa position sur le sujet est parfois caricaturée, lui qui prône le nucléaire comme outil de transition et « amortisseur du choc » de la décroissance que l’on subira, dit-il, de gré ou de force – une position qui n’est pas celle des pro-nucléaires traditionnels.

Pour autant on ne peut pas nier non plus l’existence d’un débat – que balayent pourtant d’un revers de la main nombre de « jancovicistes », convaincus d’avoir accédé à la vérité ultime qui viendrait clore le débat.

Pour trouver d’autres avis, il n’est pas besoin de chercher bien loin : son propre associé au sein de son cabinet de conseil, Alain Grandjean, se situe sur une ligne bien plus nuancée (cf la conclusion de son étude en pdf, ou encore ici et ici). Entre autres choses, il ne propose pas une sortie brutale du nucléaire, mais questionne la pertinence de remplacer les réacteurs qui arriveront en fin de vie par des EPR.

Récemment, le débat sur la possibilité du 100% renouvelable en France – jugée irréaliste par JMJ à moins d’un choc brutal dans nos conditions de vie – a été relancé suite à la publication très récente d’une étude du CIRED (Centre international de recherche sur l’environnement et le développement,) pré-publiée dans The Energy Journal et qui a terminé le processus de « peer-review ».

A rebours des thèses de JMJ, cette étude montre qu’il est possible « d’atteindre 100% d’électricité renouvelable en France métropolitaine à l’horizon 2050, pour un coût égal ou inférieur au coût actuel, même en prenant en compte les incertitudes liées aux conditions météorologiques et aux coûts des technologies émergentes ».

Elle montre notamment que « l’importance du coût du stockage ne représente que 15% du coût total : il ne faut donc pas surestimer sa part dans le coût d’un système 100% renouvelable ».

Ces résultats n’ont pas manqué de faire couler beaucoup d’encre, surtout parmi les « jancovicistes », dont les réactions critiques (et fréquemment moqueuses !) à cette étude ont suscité en retour diverses réponses (exemples de réponses lues sur le groupe Facebook « Transition2030 » : « la vulgarisation doit s’appuyer sur la production scientifique, et non pas sur des règles de 3 à validité limitée ou des raisonnements intuitifs à l’emporte-pièce » ; « Le problème est que Jancovici se livre à des exercices de pensée et des calculs d’ordre de grandeur à partir de chiffres souvent anciens, tandis que cette étude est une simulation détaillée d’heure en heure sur plusieurs années à partir de données de production et de données météo réelles. Se demander quelle est la différence ou le meilleur exercice revient à comparer un avion de papier à un Airbus A780 »).

Pour ceux que cela intéresse, l’ingénieur Emmanuel Pont s’est penché sur cette étude pour tenter un éclairage vis-à-vis de l’analyse de JMJ : son travail à retrouver ici. De même le chercheur François-Marie Bréon, physicien-climatologue, a livré son analyse synthétique ici.

A noter que l’étude du CIRED fait suite à une note de RTE de juin 2020 sur le CO2 qui, elle aussi, va à rebours d’un des grands arguments critiques des ENR de JMJ, puisqu’elle écrit noir sur blanc : « l’augmentation de la production éolienne et solaire en France se traduit par une réduction de l’utilisation des moyens de production thermiques (à gaz, au charbon et au fioul). »

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Pour ma part je me garderais bien de trancher quoi que ce soit ici, et ne doute pas que JMJ aurait des arguments intéressants à répondre à ces travaux (s’agissant de celle de RTE, il écrit par exemple sur Linkedin : « j’ai entendu de mes propres oreilles des cadres de RTE évoquer l’impossibilité d’avoir en interne des débats « honnêtes » sur le système électrique. Si je n’ai pas rendu ces avis publics, c’est pour ne pas les mettre en porte à faux »).

Mais, au-delà du fait que ces débats me semblent très salutaires, trois points me semblent importants à souligner :

1/ Ces études montrent bien que le point de vue de JMJ n’est pas partagé par une partie des chercheurs travaillant sur ces questions, dont le sérieux me semble difficilement contestable.

2/ On peut trouver regrettable que JMJ en vienne aussi souvent et aussi fortement à dénigrer les énergies renouvelables pour défendre ses points de vue sur l’importance du nucléaire. On peut tout à fait partager son point de vue sur la nécessité de conserver une part importante du nucléaire et dans le même temps souligner les avancées des renouvelables, s’en réjouir, tout en restant lucides sur leurs limites actuelles et le chemin restant à parcourir.

Ce point de vue conduit d’ailleurs certains à écrire des messages comme celui-ci :

3/ Enfin il me semble important de revenir sur les prises de position suivantes (et récurrentes) de JMJ sur l’opacité de la filière nucléaire, comme celle-ci :

« Le manque de transparence du nucléaire est une accusation qui est « sortie de nulle part » de ses opposants (le nucléaire n’est plus ni moins transparent que le pétrole, l’industrie automobile, la diplomatie française ou la gestion hospitalière) et qui a été érigée au statut de vérité par effet de répétition (une technique de manipulation que la publicité maîtrise par coeur !) ».

A ceux qui seraient tentés de le croire sur parole, je ne peux que recommander la lecture de l’enquête « Bure, la bataille du nucléaire » des journalistes Gaspard d’Allens et Andrea Fuori – non pas pour les points scientifiques qu’ils soulèvent mais pour les pratiques (non-)démocratiques qu’ils révèlent, probablement très méconnues d’une large partie des suiveurs de JMJ. La critique des journalistes est récurrente dans les sphères des gens-qui-savent ; c’est pourtant bien ce genre de travail d’investigation qui permet de mettre en lumière certaines coulisses peu reluisantes, derrière des discours panglossiens. Un peu de finesse n’est pas interdite : il est bel et bien possible de défendre l’utilité du nucléaire pour le climat tout en pointant du doigt l’opacité de certaines pratiques de cette industrie dans l’absolu (quel que ce soit par ailleurs le manque de transparence d’autres secteurs).

Ce qui serait souhaitable face à cet effet « gourou » 

JMJ a ses critiques, mais celles-ci restent très peu audibles (en dehors des mêmes sphères, souvent critiques du nucléaire).

Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’efficacité redoutable de JMJ pour accélérer la prise de conscience de l’urgence climatique, qui est évidemment salutaire.

Mais il serait bon, pour ne pas dire important, que tous ceux qui le découvrent et le suivent aient bien conscience de ses biais.

Rien que sur le strict plan des questions énergies-climat, se contenter de la « parole » de JMJ serait un piège, quand bien même ses idées sont similaires à celles d’autres personnalités à l’international comme Vaclav Smil (penseur de l’énergie) ou Timothy Mitchell (qui montre dans son livre « Carbon Democracy » le rôle majeur du charbon et du pétrole dans le développement des grandes démocraties).

A ce titre les lignes suivantes sont intéressantes. Robin Girard, enseignant-chercheur de l’Ecole des Mines écrivait récemment sur Linkedin :

« Je ne crois pas que Jean-Marc Jancovici suive les principes de la recherche. C’est un excellent communiquant qui diffuse et contextualise les articles qu’il lit. Il a fait beaucoup pour la question énergie-climat et son cours au mines est très bon. Pourtant il n’a jamais fait un calcul valable sur le système électrique et sa position sur les énergies renouvelables n’est pas toujours très honnête. Ses propos ne sont pas soumis à discussion car il n’écoute que lui, ses articles ne sont pas publiés dans des revues, et vous remarquerez qu’il n’y a pas de section « discussion » sur son site. Je dirais que c’est un excellent « influencer » mais son attitude n’est certainement « scientifique ».

Le fait que certains qualifient la position de RTE de « communication commerciale » par rapport à celle de JMJ qui serait sérieuse est le reflet d’un manque de confiance très problématique dans nos institutions les plus pointues, lié à une dérive populiste de la communication technique sur ces sujets. RTE fait des études fouillées, avec des experts, des consultations publiques ».

Ce à quoi JMJ a notamment rétorqué : « Pourquoi me proposer chaque année d’intervenir devant les ingénieurs-élèves du corps des Mines, alors ? ».

Et Robin Girard de répondre :

« Concernant votre intervention aux mines, j’ai dit clairement que je trouvais vos cours percutants et de qualité. 90% de ce que vous dites est juste et utile, votre contribution à la démocratisation des sujets énergie/climat sobriété est majeure ! Je vous remercie pour cela. Par contre, votre compréhension et votre modélisation du système électrique est intéressante pour le béotien qui n’a jamais entendu parler de l’équilibre offre demande, mais au-delà de ça elle est très pauvre voire malhonnête, c’est un fait. On ne peut pas être bon partout ! Ce qui m’embête c’est que cette modélisation malhonnête fait référence chez tous vos fans, et que ceux-ci estiment aujourd’hui qu’à côté de vous le travail de RTE est de la propagande marketing ».

La littérature scientifique sur les questions d’énergie et de climat doit être prise au sérieux – une évidence que nombre de « supporters » semble avoir du mal à entendre lorsque les résultats ne sont pas tout à fait alignés avec ceux présentés par JMJ.

Sur le strict plan du climat, chacun peut lire, par exemple, les rapports en français du Haut Conseil pour le Climat (dont JMJ fait d’ailleurs partie). Les analyses proposées ne sont pas fondamentalement éloignées de celles de JMJ mais sont parfois plus mesurées, moins tranchées. « De manière générale, il n’existe pas de lien de causalité univoque entre consommation d’énergie et PIB » peut-on lire par exemple dans le rapport 2020.

Au-delà des sciences du climat elles-mêmes, c’est tout le champ des sciences humaines et sociales, dans toute leur diversité, qui devrait être pris en considération par tout citoyen curieux des questions écologiques (rappelons que le climat n’est pas le seul de nos défis écologiques). Celles-ci ne doivent pas venir « en bonus », pour « approfondir » les questions climatiques, comme certains pourraient le penser en suivant l’idée selon laquelle « tout est d’abord physique ». Elles sont tout simplement essentielles : la lutte contre le réchauffement et les autres dégâts environnementaux ne fonctionnera pas sans prise en compte sérieuse des résultats des travaux en sciences comportementales, politiques, en histoire, en psychologie, etc. La climatologue Anaïs Orsi, spécialiste de l’Antarctique, va même jusqu’à dire que « pour qu’il y ait de l’action, on a aujourd’hui plus besoin de sciences sociales que de sciences du climat ».

Dès lors, pour limiter le risque d’une pensée unique en matière d’écologie, il ne faut pas moins de Jean-Marc Jancovici. Il faut – en faisant ici l’exercice de ne citer que des personnalités francophones – plus de Valérie Masson-Delmotte, de Jean-Baptiste Fressoz, de Corinne Le Quéré, de Gaël Giraud, de Nastassja Martin, de Baptiste Morizot, de Vinciane Despret, de Christophe Cassou, de Magali Reghezza-Zitt, d’Harold Levrel, de Laurence Tubiana, d’Alain Grandjean, de Céline Guivarch, de Jean-Pierre Dupuy, de Virginie Maris, de (feu) Laurent Mermet, de Claire Nouvian, de Pierre Charbonnier, de Corine Pelluchon, de Franck Courchamp, d’Emilie Hache, d’Hervé Le Treut, d’Isabelle Stengers, de François Gemenne, de Corinne Morel Darleux, de Christophe Bonneuil, de Lamya Essemlali, de Philippe Bihouix, de Lucie Pinson, d’Arnaud Gossement – entre autres, bien sûr.

Le besoin de passeurs de sciences

En parallèle, on peut formuler le souhait qu’émergent plus d’experts pédagogues et vulgarisateurs sur ces vastes sujets, capables d’être aussi convaincants oralement et de toucher d’autres publics.

Les scientifiques ont besoin de plus de passeurs de science pour faire connaître leurs travaux, les faire comprendre, restituer leurs enjeux et leur importance au-delà des résultats bruts, et les rendre passionnants lorsqu’ils semblent arides.

JMJ excelle notamment sur ce dernier point ; voilà bien une chose que personne ne peut lui contester. Son exemple indique qu’il est tout à fait possible de faire des centaines de milliers de vues avec des vidéos d’explication scientifique de longue durée (1h30, 2h, 2h30 – jusqu’à 20h pour ses cours aux Mines !), avec, qui plus est, une qualité d’image et de son parfois plus que moyennes.

De quoi remettre en question certaines croyances tenaces sur la capacité d’attention en ligne, ou sur la supposée impossibilité d’attirer du public en prenant le temps d’explorer des sujets de fond – ce qui était déjà le propos de l’article paru ici l’an dernier sur le succès de la chaîne Thinkerview.

On peut regretter, dès lors, que les deux longues périodes de confinement de cette année n’aient pas été plus exploitées pour tirer ces leçons et proposer des formats radicalement innovants, en particulier à la télévision : le moment aurait été propice.

Chers dirigeants de France Télévision : au-delà des seules émissions centrées sur les « éco-gestes », à quand des grandes émissions de pédagogie sur les enjeux climatiques, en prime time, pour se hisser à la hauteur de l’enjeu ? Chiche ?

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–> Dernière partie : Une vérité qui dérange

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Article de Clément Jeanneau

Partie 4 : Une vérité qui dérange

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Dernière partie de l’article « Regard sur le phénomène Jean-Marc Jancovici ». Parties précédentes :
-Partie 1 : Un changement de dimension
-Partie 2 : Les raisons du phénomène, et ce qu’il apporte d’inédit
-Partie 3 : Le revers de la médaille

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Extrait d’une présentation de JMJ à Sciences Po. « Pour que la concentration atmosphérique en CO2 s’arrête d’augmenter, ce qui est un préalable à la stabilisation du climat, il faut que nos émissions planétaires… deviennent nulles. Cela passe par une baisse qui serait, chaque année et jusqu’en 2080, de même ampleur que celle expérimentée en 2020 » écrivait-il en juin.

Les multiples signatures d’accords et grandes promesses des Etats, malgré les avancées qu’elles permettent, ne changent rien à un fait : les émissions ne diminuent pas suffisamment vite et fort pour atteindre les objectifs climatiques.

Dans ce contexte il devient aujourd’hui urgent d’ouvrir enfin une discussion sérieuse, sans tabous, sur ce qu’implique réellement l’accord de Paris. Avec ses propos chocs (« il faut un covid supplémentaire par an »), JMJ ne fait qu’expliciter ce qui serait nécessaire pour atteindre les objectifs fixés.

Quand JMJ affirme qu’il est impossible de respecter l’accord de Paris sans baisse urgente et durable du PIB, il part simplement des multiples travaux scientifiques ayant démontré que la croissance verte est jusqu’à présent introuvable et qu’il est très improbable qu’elle puisse devenir une réalité dans les délais impartis. Ces travaux sont non seulement nombreux mais convergent tous dans le même sens lorsque l’on regarde les méta-analyses.

Cette « vérité qui dérange » semble être l’équivalent version 2020 de celle présentée en 2006 dans le film éponyme d’Al Gore. Dans cette « démonstration implacable » permettant « en 80 minutes à un spectateur lambda » de se mettre au niveau sur le sujet, comme le commentaient les observateurs à sa sortie, Al Gore prouvait la réalité du réchauffement climatique et en soulignait la responsabilité humaine, à coup de « slides » et de graphiques aux courbes exponentielles. Nicolas Hulot parlait d’un « document providentiel ». « Si tous les Français voyaient ce film, cela nous faciliterait bien la tâche » abondait le climatologue Jean Jouzel.

A l’époque – il y a moins de quinze ans – le documentaire avait été qualifié partout de « choc ».

« Le moment du film qui m’a le plus choqué est la différence d’information entre les études scientifiques et les articles dans la presse sur le réchauffement climatique » commentait notamment un spectateur, en faisant référence à la large place accordée alors dans les médias aux climatosceptiques – qui bénéficiaient de soutiens de célèbres personnalités comme Luc Ferry.

De fait, malgré ses démonstrations qui s’appuyaient sur une abondante littérature scientifique (dont les résultats n’ont fait ensuite que se confirmer au fil des rapports), le film avait suscité de nombreuses controverses, au-delà des quelques inexactitudes factuelles qui ne changeaient rien à son message de fond.

Le parallèle est intéressant à dresser aujourd’hui avec les démonstrations de Jean-Marc Jancovici. Comme Al Gore il y a 15 ans, ses propos chocs, à base de graphiques Power Point spectaculaires, détonnent et divisent, alors même qu’ils s’appuient sur les résultats les plus à jour de la recherche scientifique si l’on s’en tient au sujet de la croissance verte.

Que les thèses de JMJ comportent de potentiels biais à avoir en tête sur différents sujets (le rôle de l’énergie, la temporalité du pic pétrolier, les énergies renouvelables…) est une chose. Cela ne doit cependant pas masquer l’essentiel de son propos, qui porte sur l’ampleur du défi climatique et notre dépendance aux énergies fossiles.

Or en la matière, il est peu dire que les politiques publiques restent loin du compte.

Deux faits étonnants et révélateurs de nos politiques publiques sur le climat et l’énergie

La « Stratégie nationale bas carbone » constitue « la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique », comme décrite par le gouvernement lui-même qui en a publié la dernière version en mars dernier. Or, comme l’ont montré JMJ et son think tank The Shift Project, cette stratégie s’appuie sur une hypothèse particulièrement audacieuse (et pourtant peu mise en avant, notamment dans la synthèse du document) : une croissance continue du PIB sur la période 2020-2050 !

Cette hypothèse invraisemblable est doublement problématique :

-D’une part parce qu’elle « revient à faire le pari d’un découplage entre économie et émissions de CO2 » – découplage qui est pourtant inexistant et très improbable à l’avenir à l’échelle mondiale dans les conditions requises par l’accord de Paris.

-D’autre part parce que l’hypothèse d’une telle croissance implique, pour se concrétiser, une situation d’abondance énergétique. Or la trajectoire prévue n’envisage pas l’hypothèse inverse, celle de la contraction énergétique à très court terme – qui, bien qu’incertaine si l’on considère d’autres voix que JMJ, n’en reste pas moins sérieuse. « Partir de cette hypothèse revient donc à éviter de poser la question du « comment faire pour décarboner » si nous ne disposons pas de cette abondance » écrit le Shift Project.

Ce dernier point, majeur, reste pourtant aujourd’hui très peu présent dans le débat public. Il touche directement à la question du risque de pénurie de pétrole. Quelle que soit la temporalité exacte du pic de pétrole, ses implications seront colossales, de notre souveraineté alimentaire jusqu’au maintien des emplois dans les entreprises dont les activités dépendent fortement du pétrole, c’est-à-dire un grand nombre d’entre elles (« une entreprise comme Danone n’a structurellement pas d’avenir dans un monde sans pétrole » disait par exemple JMJ devant les étudiants d’AgroParisTech).

Et pourtant (c’est le 2e « fait étonnant » à souligner), aujourd’hui encore le risque de pénurie de pétrole, sur lequel alertent l’Agence internationale de l’énergie et différentes études, n’est pas mentionné dans la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), comme le faisait remarquer l’ingénieur Maxence Cordiez dans un article paru cette année. Or la PPE n’est rien de moins que l’outil servant à piloter la politique énergétique française.

Il serait cependant injuste de ne mentionner ici que les seules politiques gouvernementales.

Entre autres exemples, comment comprendre qu’un économiste aussi réputé que Philippe Aghion (professeur au Collège de France), pour ne citer qu’un nom emblématique, puisse déclarer avec autant de certitudes, en octobre 2020, que « la solution réside dans la croissance verte et l’innovation verte » – ce qui n’a pas manqué de faire réagir ?

Et Philippe Aghion d’ajouter, pour appuyer son propos : « il y a des recherches sur la fusion nucléaire qui pourrait être une source d’énergie propre » – alors même que selon l’un des coordinateurs scientifiques du projet, « la fusion arrivera bien trop tard pour décarboner à temps la production d’énergie » (pas de viabilité industrielle avant 2065 dans l’hypothèse la plus optimiste, selon le directeur du projet lui-même).

Comment le comprendre autrement qu’en considérant, comme l’économiste Gaël Giraud, qu’une large partie des sciences économiques reste encore déconnectée des sciences du climat et du vivant, et rechigne à repenser leur doctrine, à l’heure où par ailleurs selon l’anthropologue Philippe Descola, « nous sommes au seuil d’un mouvement du même ordre d’ampleur que ce qu’ont accompli les penseurs des Lumières au XVIIIe siècle »…

Au-delà des sciences économiques, c’est globalement le débat public sur les questions climatiques qui est aujourd’hui indigne de l’enjeu. Avant de prétendre recommander les bonnes solutions, se renseigner sérieusement sur le diagnostic semble un prérequis – une étape qui reste pourtant souvent encore allègrement sautée.

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Malgré ce constat, les démonstrations de JMJ commencent, comme vu dans la partie 1, à faire leur chemin auprès de ceux qui hier ne voulaient pas y croire. En cela l’apport de JMJ est déterminant : en ayant l’oreille d’un nombre croissant de personnalités influentes – jusqu’ici très peu sensibilisées aux questions écologiques – dans des sphères variées, il contribue à faire avancer les mentalités et à ouvrir des débats cruciaux, comme peu le font.

Au-delà de JMJ lui-même, c’est tout le travail du Shift Project qui s’avère salutaire pour formuler des recommandations concrètes sur la façon de réussir la transition bas carbone afin de ne pas en rester aux discours incantatoires.

Dès lors, en entendant la ministre des Armées, Florence Parly, reconnaître le 25 septembre dernier que « notre monodépendance au pétrole est un problème », il était difficile, coïncidence ou non, de ne pas penser aux préconisations portées depuis des années par JMJ et le Shift Project.

Autre exemple notable : récemment l’économiste Patrick Artus, au nom du département recherche de Natixis, s’est penché sur la thèse « jancoviciste » de l’impossibilité d’une croissance verte. Sa conclusion est sans ambiguïté : pour lui, cette thèse est bel et bien juste – une prise de position passée inaperçue et pourtant importante.

La nouvelle frontière du débat public sur le climat

A mesure que les positions évoluent, une nouvelle tendance émerge.

Elle est le fait d’individus :

-ayant désormais pris conscience de l’ampleur des objectifs climatiques et des limites des supposées « solutions » censées permettre une croissance verte (innovations technologiques, plantation d’arbres en masse, etc.)

-et qui, forts de cette connaissance, estiment qu’il n’est pas raisonnable de chercher à atteindre coûte que coûte nos objectifs climatiques.

Dit autrement : ces personnes jugent que la décroissance du PIB serait indispensable pour atteindre nos objectifs climatiques mais qu’elle reste malgré tout trop dangereuse, ce qui les conduit à préconiser, explicitement ou implicitement, de…changer d’objectifs climatiques (ou de ne pas les poursuivre strictement).

Je citerais ici trois exemples, tous datant des derniers mois :

1/ Un journaliste économique, aux convictions fermement libérales. Alors qu’il recevait JMJ dans une émission en octobre, le journaliste Stéphane Soumier s’est exclamé, en comprenant les ordres de grandeur en jeu : « 4% de baisse de PIB par an, ce n’est pas possible, Jean-Marc» ; puis de nouveau, 15 mn plus tard, après les démonstrations de JMJ : « oui mais Jean-Marc, ça n’est pas possible… ».

2/ Un ensemble de dix-neuf députés Les Républicains. En mai, dans une tribune au Monde, ceux-ci enterraient la neutralité carbone en deux phrases :

– « Rappelons que la neutralité carbone, poursuivie par les plus radicaux et imprudemment réutilisée parfois même à droite, conduirait à diviser par sept ou huit les émissions de CO2 » ;

– « Soyons réalistes : le Covid-19 a montré l’impossibilité d’atteindre la neutralité carbone, sauf à vouloir une économie qui tourne au chômage de masse ».

3/ Un chercheur spécialisé sur le sujet – ce qui est encore plus significatif et surprenant. Dans une tribune publiée dans Le Monde il y a trois semaines, Dominique Finon, directeur de recherche émérite au CIRED (Ponts-Paris Tech et CNRS), spécialiste de l’énergie et du climat, concluait à propos de l’accord de Paris à « l’impossibilité d’atteindre un objectif aussi velléitaire ».

« L’expérience des efforts climatiques de ces dernières décennies montre qu’il est difficile de réduire l’intensité carbone du PIB », argumente-t-il ; en outre, « aucune rupture technologique majeure viable ne semble pouvoir apparaître dans les dix prochaines années ». Dès lors, il estime qu’il n’est pas envisageable d’atteindre nos objectifs climatiques sans « un ensemble de mesures de « confinement climatique », pour reprendre l’expression de l’économiste Mariana Mazzucato ».

 « Il faudrait ainsi combiner innovations et investissements technologiques avec… une politique de décroissance », écrit-il, ce qui nécessiterait selon lui un « régime d’illibéralisme vert ».

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Ces prises de position, que beaucoup qualifieraient de choquantes, sont peut-être pourtant salutaires : elles pourraient permettre d’ouvrir enfin un débat sur l’ampleur des efforts à mener, afin de les regarder avec lucidité, sans se voiler la face.

Le besoin est réel. S’il le fallait, un récent exemple est venu nous le rappeler : mi-décembre, lors d’une rencontre avec la Convention citoyenne pour le climat, la ministre de l’Ecologie Barbara Pompili a gratifié l’une des membres de la Convention d’un superbe point « pipi sous la douche », que l’on imaginait aujourd’hui disparu : « videz vos boîtes mails, ce sera déjà pas mal » a-t-elle en effet rétorqué (malgré l’insignifiance de cette pratique sur le plan climatique) à cette citoyenne qui avait eu l’outrecuidance de poser une question sur le bilan environnemental de la 5G.

Dès lors, si une prise de conscience se développe vite, JMJ et tous ceux qui y auront contribué auront permis de nous faire gagner un temps précieux, si ce n’est vital.

Deux conditions sont néanmoins nécessaires pour ne pas se tromper de chemin.

La première est de comprendre qu’une décroissance du PIB au global ne signifie pas forcément « moins de tout » et peut tout à fait, si ce n’est doit, impliquer une croissance de certaines activités et une décroissance de certaines autres, accompagnées d’un questionnement préalable sur les activités qu’il est possible ou non de découpler (avec une myriade de questions sous-jacentes : dans quelle proportion, selon quelles conditions, comment en pratique…). Il fait peu de doutes qu’un tel virage nécessiterait un besoin d’investissements et d’emplois massif, et que nous serions loin du fantasme espéré ou redouté d’une oisiveté engendrée par exemple par l’intelligence artificielle (cf l’article sur les mythes de l’IA).

La seconde condition n’en est pas moins importante : l’évolution des regards sur les objectifs climatiques ne sera bénéfique que si elle mène à la conclusion qu’il est encore possible de les relever. En réalité, il faut bien comprendre que l’idée, fréquemment relayée depuis des années, selon laquelle il ne nous resterait plus que 3 ans, 5 ans ou 10 ans pour « sauver la planète » avant qu’il ne soit « trop tard », n’a pas de sens. D’abord parce qu’au point où nous en sommes, il est déjà trop tard pour éviter de nombreux effets destructeurs irréversibles du changement climatique. Mais surtout parce que se battre pour chaque demi-degré est – et restera à l’avenir – essentiel pour sauver tout ce qui reste à sauver, qu’il s’agisse de 2 degrés, 2.5 degrés, 3 degrés ou bien plus. De toutes les leçons que les conférences de Jean-Marc Jancovici auront contribué à m’enseigner, celle-ci est peut-être, finalement, la plus essentielle.

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Article de Clément Jeanneau.

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