Quelle fiscalité pour une relance verte ?

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décembre 2020

Si les économistes s'accordent sur l'intérêt des taxes sur le carbone pour lutter contre le changement climatique, cette fiscalité reste mal comprise et peu appréciée des contribuables. En associant mieux les citoyens à l'élaboration et à l'utilisation de ces taxes, on les rendrait plus acceptables et efficaces.

Marches des jeunes pour le climat, pétitions, actions en justice, engagements des États et du secteur financier… Cinq ans après l’accord de Paris sur le climat, alors que les rapports du GIEC soulignent la nécessité d’agir, il existe aujourd’hui une crainte légitime de voir le climat passer au second plan, pour les décideurs et les populations, derrière les préoccupations sanitaires. Malgré des parts importantes et, dans le cas de la France1, des montants élevés réservés à la transition écologique dans les plans de relance liés à la Covid-19, il y a effectivement lieu de s’interroger sur les comportements des acteurs économiques, et notamment des ménages, une fois la crise sanitaire terminée. Au-delà du choix économique, il s’agit d’un véritable choix démocratique, un choix de société. Comme le souligne le dernier rapport de l’ONU2, la baisse des émissions de CO2 liée à la pandémie aura un « impact négligeable » sur le changement climatique et seule une reprise verte peut « permettre aux niveaux d’émissions prévus pour 2030 de se rapprocher des niveaux nécessaires pour atteindre l’objectif d’un réchauffement à 2°C ». Serons-nous capables d’orienter notre société vers l’indispensable sobriété en carbone, ou nous dirigeons-nous vers une reprise économique classique ? Quels outils peuvent nous permettre de continuer à réduire nos émissions de CO2 – diminuées d’environ 24% en Europe depuis 1990 –, et même à en accélérer la réduction pour atteindre de nouveaux objectifs ambitieux : moins 55% d’émissions en 2030 dans l’Union européenne ? Et comment le faire de manière plus démocratique, en y associant les citoyens ?

Contre la pollution, l'importance du signal-prix

La chute des émissions de CO2 pendant le premier confinement a été accueillie par certains observateurs comme une bonne nouvelle. En France, cette baisse a atteint 34% le 20 mars et est restée à ce niveau jusqu’à la fin avril, alors qu’au niveau européen elle a été de 27%, selon la revue Nature Climate Change. Y a-t-il pour autant lieu de se réjouir ? Selon le Haut Conseil pour le Climat, « la baisse radicale des émissions françaises constatée en raison du confinement reste marginale et transitoire » et il est crucial de se préoccuper des effets de la reprise sur ces émissions. Toutefois, dans son récent ouvrage Covid-19 et réchauffement climatique. Plaidoyer pour une économie de la résilience3, l’économiste Christian de Perthuis souligne que le « risque d’un effet rebond comparable à celui de 2009 paraît quasi inexistant », tout en craignant que la faiblesse actuelle du prix des énergies fossiles ne « stimule leur demande et renchéri[sse] les investissements dans l’énergie verte ». En effet, dans une telle situation, les acteurs économiques peuvent être incités à organiser la relance selon le principe du moindre coût, et donc à recourir à des énergies fortement émettrices de CO2, ce qui réactualise le débat sur la nécessité d’un signal-prix défavorisant l’usage de ces ressources polluantes. Or, comme le soulignent nombre d’intellectuels – parmi lesquels Amartya Sen, Ben Bernanke, Alan Greenspan et Eugene Fama – dans une tribune publiée en 2019 par le Wall Street Journal4 : « Une taxe carbone offre le meilleur rapport efficacité-coût pour réduire les émissions de carbone avec la rapidité et dans les proportions nécessaires. En corrigeant une imperfection de marché bien documentée, une taxe carbone enverra un signal prix puissant. »

Considérée comme « indispensable » par Jean Jouzel, climatologue et ancien vice-président du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), et comme l’outil « le plus efficace » pour lutter contre le changement climatique par l’économiste et prix Nobel, Jean Tirole5, la fiscalité carbone fait aujourd’hui presque l’unanimité parmi les économistes et les experts. Sa mise en place a toutefois suscité d’importants débats dans la plupart des pays où elle existe. Lors de sa création en Colombie britannique, elle avait été rejetée par la majorité de la population. La première réforme des prix de l’énergie en Indonésie, en 1998, a conduit à des protestations à grande échelle6. Ces oppositions sont souvent liées à la crainte que l’introduction d’une nouvelle taxe conduise à la hausse du niveau des prélèvements obligatoires tout en pesant proportionnellement davantage sur les ménages les plus modestes. Pour tâcher d’y remédier, la Suède, par exemple, a décidé d’instaurer sa taxe carbone dans le cadre d’une réforme fiscale globale menée dès 1991, en réduisant parallèlement la fiscalité sur le travail et les revenus, et en offrant de la visibilité aux acteurs économiques avec une trajectoire d’augmentation étalée sur plusieurs années. Aujourd’hui, le prix de la tonne de CO2 en Suède est de 120 euros, soit le niveau le plus élevé au monde.

De la taxe à la « composante » carbone

En France, le débat sur la fiscalité carbone ne date pas d’hier. Dès 2007, le Pacte écologique de Nicolas Hulot, signé par la plupart des candidats à la présidentielle et soutenu par plus de 730 000 Français, plaçait au cœur de ses cinq propositions concrètes la nécessité « d’instaurer une taxe-carbone en croissance régulière ». En 2009, un compromis avait été trouvé autour du mécanisme de la « contribution climat-énergie » (CCE) issu de la table ronde présidée par Michel Rocard. Ce rapport proposait notamment d’instaurer une trajectoire de la CCE pour atteindre un « prix carbone » de 100 euros la tonne CO2 en 2030. Il n’est pas étonnant que cette proposition ait été reprise par plusieurs ONG de protection de la nature et de l’environnement, ainsi que par les différents candidats écologistes dans leurs programmes électoraux. Encore récemment, la fiscalité carbone faisait consensus parmi eux, tout comme la suppression des niches fiscales anti-environnementales, notamment celle dont bénéficie le diesel.

Après deux échecs dus aux censures du Conseil constitutionnel, en 2000 et 2010, c’est donc la majorité issue des élections de 2012 qui a voté, dans le cadre du budget pour 2014, la création d’une « composante carbone », puis le rattrapage progressif de la fiscalité diesel-essence. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a, par la suite, fixé une cible à long terme pour cette composante, avec un taux défini à 100 euros la tonne de CO2 en 2030, reprenant l’objectif de la commission Rocard. En 2017, pour répondre à la montée des préoccupations environnementales et donner plus de visibilité aux acteurs économiques, la nouvelle majorité a accentué cette trajectoire dans le budget pour 2018, avec un objectif de 86,2 euros par tonne de CO2 en 2022.

Contrairement aux idées reçues, la recette de cette nouvelle fiscalité n’a pas été uniquement utilisée pour le budget de l’État ou, sur le modèle des réductions fiscales en Suède, pour le financement du Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE). En effet, parce qu'elle était une « composante », la fiscalité carbone a augmenté les recettes des taxes sur les carburants, dont une partie importante va aux collectivités territoriales et au financement des infrastructures de transports. Également, des mesures d’accompagnement ont été mises en place, comme le « chèque énergies », qui bénéficie aujourd’hui à près de 6 millions de ménages, la réduction de la TVA sur la rénovation des logements, ou l’augmentation de la prime à la conversion des véhicules individuels. Toutefois, cette affectation partielle et cette redistribution d’une part du produit n’ont pas suffi à rendre la composante carbone populaire auprès des citoyens.

Récemment, Esther Duflo, prix Nobel d’économie, a résumé dans sa leçon inaugurale à l’École d’affaires publiques de Sciences Po Paris le dilemme majeur autour de cette fiscalité : « Les économistes adorent la taxe carbone, mais pas les gens. »  À l’automne 2018, la pétition « Pour une baisse des prix du carburant à la pompe ! » a recueilli plus de 1,2 million de signatures et a été l’un des éléments déclencheurs du mouvement des Gilets jaunes, qui a conduit le gouvernement à geler la trajectoire de la composante carbone, restée bloquée à 44,6 euros la tonne de CO2. Il est à noter que la composante carbone, incriminée par cette contestation, était moins responsable de la hausse des prix du carburant que l’augmentation des prix du baril constatée en 2018. Parmi les revendications des opposants à cette mesure, l’économiste Christian Gollier, auteur du livre Le Climat après la fin du mois7, relève une incohérence majeure : « Les Gilets jaunes affichaient deux positions absolument contradictoires, puisqu’ils exigeaient que cette taxe soit affectée à des projets de lutte contre le changement climatique et en même temps qu’elle n’augmente pas la pression fiscale. » En effet, une affectation totale des recettes n’aurait non seulement pas été possible, compte tenu du principe d’universalité budgétaire, mais aurait également eu comme effet d’augmenter le niveau des prélèvements obligatoires en France, qui est déjà le plus élevé d’Europe. Par ailleurs, l’ajout de nouvelles exonérations à cette fiscalité aurait conduit à la baisse de son efficacité.

Pour une fiscalité démocratique

Que reste-t-il de la composante carbone aujourd’hui ? Le premier rapport sur l’impact environnemental du budget de l’État, annexé au projet de loi de finances pour 2021, note qu’elle représente aujourd’hui 8,2 milliards d’euros de recettes. Ce rapport indique également que le poids de cette fiscalité est supporté de manière différente par les entreprises et les ménages, notamment, pour ces derniers, en fonction de leur situation économique ou de leur zone géographique. Ainsi, les 20 % des ménages les plus modestes supportent en moyenne 700 euros de fiscalité énergétique par an, et les 20 % des ménages les plus aisés 1120 euros, un montant qui s’inverse toutefois en part de revenu. Ce rapport montre également que les ménages vivant dans des zones rurales supportent en moyenne deux fois plus fortement cette fiscalité que ceux qui habitent en région parisienne. Notons toutefois que cette différence est aussi liée au fait que, selon l’Insee, de nombreux ménages ne possèdent pas de véhicule, et ne sont donc logiquement pas soumis à cette taxe pour leurs déplacements.

Les récentes études ont montré que la fiscalité carbone, en plus de son efficacité pour lutter contre le changement climatique, ne présente pas d’effet négatif sur le PIB ou l’emploi8, ce qui doit particulièrement attirer l’attention en période de crise. Mais elle reste impopulaire en France, ce qui explique sans doute que ses promoteurs historiques ont été peu nombreux à la défendre en 2018. La difficulté philosophique de cette taxe résume finalement celle de toute la politique de lutte contre le changement climatique, pour laquelle des efforts d’envergure doivent être réalisés aujourd’hui, et par l’ensemble des acteurs économiques, alors que leurs fruits ne seront visibles qu’à l’avenir, par les générations futures. Ces mêmes générations qui pourraient subir les conséquences de notre inaction aujourd’hui. Pour tâcher de résoudre ce dilemme, l’Institut de l’Économie pour le Climat (I4CE) propose de s’inspirer d’autres pays pour la relance de la fiscalité carbone en France. En analysant plusieurs exemples, l’I4CE souligne notamment la nécessité de faire preuve de transparence sur l’usage des revenus de la taxe, de rendre visibles ses contreparties et de s’adapter au fur et à mesure, en corrigeant les premières erreurs. Ainsi, l’État de Californie a affecté 60% des recettes à la mobilité et au logement, dont les programmes financés sont décidés chaque année à la suite de larges consultations publiques. En Indonésie, le gouvernement consulte régulièrement la société civile sur l’avancement des réformes des prix de l’énergie. En France, la grande innovation démocratique qu’a été la Convention citoyenne sur le climat aurait pu contribuer à avancer sur ce sujet. Toutefois, elle a finalement écarté la question de la fiscalité carbone, pourtant centrale, faute de consensus parmi ses membres.

Dès lors, comment ranimer un débat démocratique et citoyen autour de cet outil fiscal, qui serait central pour éviter une relance à base d’énergies fossiles ? Ce débat doit d’abord avancer au niveau européen, où le Green Deal a déjà posé les bases d’une taxe carbone aux frontières qui devrait être mise en place d’ici 2022. Son objectif est notamment d’éviter que les émissions de CO2 réduites en Europe ne soient répercutées par des hausses ailleurs et ne conduisent à des délocalisations d’entreprises européennes vers des pays n’ayant pas les mêmes normes et taxes environnementales. La grande Conférence sur l’avenir de l’Europe, qui devrait être lancée prochainement, pourrait être l’occasion parfaite pour que des millions de citoyens donnent leur avis sur cette taxe et son utilisation.

En France, dans un contexte de défiance envers les institutions et d’abaissement du consentement à l’impôt, le débat sur la fiscalité ne peut se passer de l’association plus étroite des citoyens. Mais pourquoi ne pas pousser cette association jusqu’à une élaboration en commun ? Cette idée, déjà formulée en 20179, peut s’inspirer du succès des budgets participatifs qui se multiplient dans les villes françaises et qui permettent aux citoyens de donner leur avis pour orienter une partie des dépenses publiques locales. Afin de reproduire cette idée au niveau national, il faudrait sans doute passer par des outils puissants comme les consultations citoyennes des civic techs, capables d’associer des millions de Français à cette décision. Une telle élaboration commune nécessiterait une réforme de la gouvernance des finances publiques, et donc de la loi organique (LOLF), et ne pourrait donc porter, dans un premier temps, que sur une faible part des recettes. Elle pourrait également s’accompagner d’une démarche pédagogique, montrant aux citoyens contribuables les possibilités mais aussi les contraintes de la fiscalité carbone et de son application.

Ainsi, la fiscalité carbone pourrait être l’outil central qui empêcherait le « retour à l’anormal » après la crise sanitaire, en accompagnant les acteurs économiques dans une transition écologique lisible, et en fixant des objectifs et incitations clairs grâce au signal-prix et aux mesures d’accompagnement. Mais, plus encore, elle pourrait devenir la première brique d’une réforme fiscale plus juste et plus citoyenne, qui contribuerait à reconstruire, par l’impôt et la prise de décisions commune, le lien entre les politiques publiques et leur bénéficiaires.

 

  • 1. Louise Kessler, « Plan de relance et budget 2021 », Institut de l’Économie pour le Climat, octobre 2020.
  • 2. « Rapport 2020 sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions », ONU, décembre 2020.
  • 3. Christian de Perthuis, Covid-19 et réchauffement climatique. Plaidoyer pour une économie de la résilience, De Boeck Supérieur, 2020.
  • 4. “Economists’ Statement on Carbon Dividends. Bipartisan agreement on how to combat climate change”, Wall Street Journal, 16 janvier 2019.
  • 5. « Taxer le carbone, l’outil le plus efficace face au défi climatique selon Jean Tirole », Les Échos, 26 février 2017.
  • 6. « Fiscalité climat : la France peut apprendre des expériences étrangères pour avancer », Institut de l’Économie pour le Climat, mai 2019.
  • 7. Christian Gollier, Le Climat après la fin du mois, Paris, Puf, 2019.
  • 8. Gaël Callonnec et Matthieu Combaud, « Les effets macroéconomiques et environnementaux de la fiscalité carbone », 2019.
  • 9. Nina Bourgier et Alexis Prokopiev, « Peut-on repenser notre démocratie sans réforme fiscale ? », Fondation Jean Jaurès, 2017.

Alexis Prokopiev

Maître de conférences en économie publique à Sciences Po Paris, Alexis Prokopiev est également co-fondateur de l'association Russie-Libertés et co-auteur de Les autres visages de la Russie (Les Petits matins, 2015).