ENTRETIEN. Le professeur au Collège de France plaide pour une « écologie de la connaissance », et s'alarme des inexactitudes scientifiques qui imprègnent le débat.
Propos recueillis par Géraldine Woessner
Publié le 19/12/2020 à 08:00 | Le Point.fr
Alors que la décennie à venir s'annonce cruciale pour enrayer la course du réchauffement climatique, les gouvernements sont régulièrement critiqués pour leur « inaction ». Étrillé par les ONG environnementales pour avoir renoncé à la promesse de reprendre « sans filtre » les propositions des 150 membres de la Convention citoyenne pour le climat, Emmanuel Macron peine à convaincre l'opinion de la cohérence de son action. Et pour cause, selon Marc Fontecave : sa politique de lutte contre le réchauffement climatique est « illisible. » Dans Halte au catastrophisme !, publié chez Flammarion, le chimiste et professeur au Collège de France appelle responsables politiques et associatifs à dépasser enfin le stade des incantations, pour affronter la réalité complexe des défis posés par la transition écologique. Entretien.
Le Point : On sent dans votre livre que le catastrophisme qui imprègne les débats sur le réchauffement climatique vous exaspère. Pour quelle raison ?
Marc Fontecave : Alors que les défis que nous devons relever sont considérables, j'en ai assez d'entendre sur ce sujet toujours les mêmes personnes, qui portent le même discours : les Aurélien Barrau, Nicolas Hulot, Cyril Dion… ont solidement installé dans l'opinion la perception que nous courrions à une catastrophe imminente. Fred Vargas nous assène qu'il y aura trois milliards de morts d'ici à 2035 (sans que personne ne sache d'où elle sort ce chiffre), Greta Thunberg que nous devons « paniquer », mais sans jamais porter de proposition concrète en dehors d'incantations à se « rebeller », et à diminuer massivement notre consommation d'énergie. La pauvreté conceptuelle de ce mouvement ne laisse place qu'à la décroissance. Il postule que croissance excessive et surpopulation ne peuvent conduire qu'à l'effondrement du système économique mondial, et qu'il n'y aura d'avenir que dans le repli sur soi et le retour à la terre. Cette posture individualiste, profondément réactionnaire, ne repose sur aucune base scientifique… Et ce nouveau marxisme, cette forme de religion, m'inquiète, car dans l'histoire de l'humanité, ces appels à plus de pureté, à une nouvelle morale ont conduit à des catastrophes.
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Au contraire, vous soutenez qu'ils empêchent l'action ?
Ils l'empêchent, car ils brouillent les bases sur lesquelles se construit une pensée. On entend clamer que « la France est en retard », mais par rapport à quoi ? Les gouvernements participent de cette confusion en fixant, pour des raisons politiques, des objectifs inaccessibles. J'ai été surpris que l'ensemble des Européens, après avoir constaté qu'ils étaient incapables d'atteindre l'objectif fixé d'une baisse de 40 % des émissions de CO2 d'ici à 2030, aient récemment décidé, en réaction, de porter l'objectif à 55 % ! Ils doivent penser que, conjoncturellement, on va les trouver formidables, très écolos et responsables… Et cela les dispense d'expliquer le pourquoi de leur échec. Mais cela entraîne un terrible effet pervers : les objectifs n'étant jamais atteints, cela alimente les critiques et plombe la confiance dans l'action politique, dont les conséquences sont catastrophiques. Les citoyens ont le sentiment qu'on les berne, sans comprendre la réalité physique, technologique, sociale, économique des obstacles à surmonter.
Je m'oppose à cette vision, car si l'on regarde les chiffres, les progrès depuis vingt ans sont indéniables, les investissements existent, et il y a une réelle prise de conscience. Il est donc faux de dire qu'il ne se passe rien.
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Vous admettez toutefois que la situation est alarmante ?
Évidemment. Mais il faut cesser de s'affoler en égrenant des records – « C'est l'année la plus chaude ! » –, car cela va continuer ! Le CO2 présent dans l'atmosphère ne va pas disparaître, même si l'on passe demain à zéro émission. Les années qui viennent vont être de plus en plus chaudes, et c'est d'autant plus probable que la consommation d'énergie va augmenter. De très nombreuses personnes dans le monde n'y ont toujours pas accès, et tout démontre que l'augmentation de la population va accroître la consommation énergétique. Face à ce fait, on peut crier à la catastrophe et se contenter de plaider pour que 7,5 milliards d'individus changent radicalement de mode de vie… Mais qui peut croire que cela adviendra ? La décroissance, on en a fait l'expérience en 2020, fait effectivement chuter le CO2 : en perdant 10 % de notre PIB, nos émissions ont baissé de 7 %. Cela signifie que pour atteindre la neutralité carbone, il faudrait que dans les trente ans à venir, nous ayons la même pandémie et le même résultat économique chaque année ! Cela n'adviendra jamais. Nous avons le devoir d'explorer d'autres solutions.
Nous devons concentrer nos efforts sur les secteurs les plus émetteurs : les transports, le bâtiment, l’industrie et l’agriculture.
Vous proposez une autre voie, celle d'une écologie de la connaissance. Pensez-vous possible d'accélérer le rythme de réduction des émissions en France ? Elles n'ont reculé en 2019 que de 0,9 %…
La France, il faut en prendre conscience, ne pourra pas aller plus vite que les autres pays, alors que son électricité est déjà l'une des plus décarbonées de la planète. Grâce au nucléaire et à l'hydraulique, près de 95 % de l'électricité française n'émet pas de CO2. Pour aller plus loin, nous devons concentrer nos efforts sur les secteurs les plus émetteurs : les transports, le bâtiment, l'industrie et l'agriculture… C'est évidemment compliqué, et l'Allemagne est la preuve qu'il ne suffit pas d'installer des énergies renouvelables pour que les émissions de CO2 chutent massivement.
Comment cela ?
Il existe une grande confusion dans les données du débat, qui entraîne une majorité de commentateurs à se bercer d'illusions. La France est l'un des pays les plus électrifiés au monde : environ 25 % de notre énergie est consommée sous forme électrique. Le fait que cette électricité, d'origine majoritairement nucléaire, soit propre, explique nos bonnes performances. Mais on oublie souvent que l'énergie totale, et pas seulement électrique, consommée par la France vient encore à 68 % de ressources fossiles : le pétrole, le gaz… L'énergie nucléaire ne représente, en réalité, que 17 % de notre consommation d'énergie, et le solaire et l'éolien… 1,5 % ! En Allemagne pourtant présentée comme une championne en la matière, seulement 6 % de la consommation énergétique totale vient du solaire et de l'éolien.
Pour progresser demain, nous devrons donc électrifier nos usages : les transports, l'habitat, l'industrie pour remplacer les machines thermiques… Et nous devons nous demander quelle source fournira cette électricité. Les pays les plus en pointe dans le développement des énergies renouvelables, comme le Danemark et l'Allemagne, n'arrivent pas à dépasser le plafond de 30 % de solaire et d'éolien. La France en est encore loin, cela pourrait être notre objectif…
Plutôt que de dire « c’est foutu », retroussons-nous les manches !
Il sera impossible, selon vous, de se passer de nucléaire ?
Si l'on veut réduire nos émissions de gaz à effet de serre tout en atténuant la décroissance qui accompagnera inéluctablement l'abandon des ressources fossiles, c'est une évidence. En tout cas pour le siècle qui vient. Je passe ma vie, dans mon laboratoire, à tenter de résoudre le problème du stockage de l'énergie solaire. Si je n'y croyais pas, je ferais autre chose… Mais cela prendra des décennies. Nous ne pouvons pas attendre pour engager la transition écologique, et pour nous adapter, déjà, aux changements climatiques qui vont advenir. Prenez l'exemple de l'hydrogène, à la mode avec le plan de relance. Avec quoi allons-nous le produire ? Aujourd'hui, la France produit chaque année un million de tonnes d'hydrogène. Pour le rendre « vert », il faudrait mobiliser l'équivalent de 5 à 6 réacteurs nucléaires, ou plusieurs milliers d'éoliennes. C'est énorme ! Je serais tellement heureux si l'on pouvait faire fonctionner nos voitures, nos avions, nos usines avec du soleil et du vent… On ne le fait pas, car c'est impossible aujourd'hui, compte tenu de l'évolution de nos technologies. Plutôt que de dire « c'est foutu », retroussons-nous les manches, formons des ingénieurs, des chercheurs, et essayons d'identifier les secteurs où nous devons travailler.
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Quelles devraient être pour vous les priorités d'action ?
Les usages où l'on consomme le plus d'énergie aujourd'hui sont le transport, et l'habitat. La rénovation d'habitats énergivores et fortement émetteurs a commencé, mais doit être accélérée. Il faut travailler sur la rénovation des bâtiments anciens, l'efficacité énergétique des nouveaux, et encourager l'électrification. Dans le secteur du transport, on tape beaucoup sur l'avion qui ne représente qu'une faible part des émissions. Le problème reste la voiture. Il faut continuer à travailler sur les nouvelles technologies électriques et les carburants de synthèse. Mais surtout, il faut se poser la question de nos sources d'énergie, en assumant une politique nucléaire ambitieuse.
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Emmanuel Macron a récemment rappelé son soutien au nucléaire. Ce n'est pas suffisant ?
Le président n'a, à ce jour, pas vraiment de politique de l'énergie. Il reste dans le « en même temps » : à la fois compter sur le nucléaire, et confirmer sa réduction dans notre mix électrique. Or c'est incohérent avec la problématique climatique… ces hésitations me désolent.
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La Convention citoyenne pour le climat devait justement dessiner de nouvelles pistes, socialement acceptables, pour atteindre nos objectifs. Que pensez-vous de ses conclusions ?
Confier la définition de notre politique écologique et climatique à 150 citoyens tirés au sort, les bras m'en sont tombés. La question mérite-t-elle d'être moins instruite scientifiquement que la lutte contre le Covid ? J'ai néanmoins regardé avec intérêt ses conclusions. De nombreuses propositions n'ont rien à voir avec le climat, comme le « crime d'écocide » : jeter des plastiques dans la mer est effectivement immonde, mais interdire les plastiques ne résoudra pas le problème du réchauffement climatique. Ensuite, avions-nous besoin d'une convention citoyenne pour dire qu'il faut rénover des bâtiments, ou qu'il faut des véhicules moins lourds ? Ce n'est pas original, et surtout ce n'était assorti d'aucune analyse, notamment financière, pour permettre véritablement l'action. Or l'heure n'est plus aux constats, aux alertes ou aux procès. Elle est à une action constructive, collective, que seuls l'optimisme et la confiance peuvent mobiliser.