Démesure, paranoïa et Covid-19 : plongée hallucinée dans la ville chinoise de Wuhan

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Aujourd’hui, le nom de Wuhan, berceau présumé de la pandémie mondiale, est immanquablement associé au Covid-19. Pour Alexandre Labruffe, il s’agit aussi du lieu d’une exploration métaphysique, dans une cité tentaculaire qu’il compare à Gotham City dans son livre, Un hiver à Wuhan (Gallimard, Verticales, 2020).

 
- 12 décembre 2020
Démesure, paranoïa et Covid-19 : plongée hallucinée dans la ville chinoise de Wuhan
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Alexandre a un projet. Il veut écrire un roman, une « fresque post-apocalyptique barrée », un récit « biopunk », avec deux héros, l’un dans les Landes, l’autre en Chine. Aussi, lorsqu’au printemps 2019 il reçoit un appel du ministère des affaires étrangères lui proposant un poste d’attaché culturel à Wuhan, il saute sur l’occasion. Le voilà propulsé dans la province du Hubei, au cœur de la Chine, pour un nouveau séjour dans l’empire du milieu, qu’il a déjà fréquenté par le passé en tant que « contrôleur qualité », « œil de l’Occident, son chien garde, la garant du ‘made in China’ ».

Ses souvenirs refont surface et il se remémore des missions aux confins de l’absurde : contrôler la qualité de cotons-tiges ou des tire-bouchons. Une tâche impossible, kafkaïenne, où l’intimidation le dispute aux ruses les plus diverses : visites de fausses usines, disparition de containers, corruption ou descentes de police en pleine nuit.

« Gotham City chinoise »

L’usine du monde, sous le regard du romancier-contrôleur qualité, se révèle dans toute son inanité. Empire du vide, du consumérisme, de la démesure. Wuhan est irrespirable, surpolluée, fliquée. Une « Gotham City chinoise », « en perpétuelle mutation, moitié poussière, moitié Chanel, qui ne semble pas avoir de forme précise, où l’on ne cesse de détruire pour reconstruire, le tout dans une orgie de néons et de dioxyde d’azote ».

« Ce que la Chine produit d’abord, ce sont des dystopies »
Alexandre Labruffe dans son livre « Un hiver à Wuhan »

 

Une ville tout va vite, trop vite, où tout est digitalisé et où le flux est roi. En témoignent le QR code tendu par un SDF au coin d’une rue pour faire la manche, le robot-serveur de l’hôtel qui vous apporte une bière, tard dans la nuit, ou bien encore les drones qui survolent la cité. «  Ce que la Chine produit d’abord, précise l’auteur, ce sont des dystopies ». Un futur non souhaitable dont le modèle semble pourtant s’exporter. Partout, on se glorifie d’inventer l’avenir.  « Nous créons l’avenir dont rêve l’humanité », scande un spot publicitaire à la télévision, quand un panneau à l’aéroport de Wuhan affiche le slogan « Exploring the endless future ».

 


Il y a, dans le récit documentaire d’Alexandre Labruffe, auteur également de Battre Roger (D’ores et déjà, 2008) et de Chroniques d’une station-service (Gallimard, 2019), un mélange de candeur, de nonchalance et de dégagement qui nourrit une proximité, invite à se projeter dans la peau du narrateur, à partager ses errements et ses réflexions. Le flux de la société chinoise malmène le romancier qui se retrouve bringuebalé dans tous les sens, sans cesse avalé et recraché comme une boule de flipper, d’une mission dans une usine louche à une soirée sous mescaline dans un bar interlope, en passant par le visite ubuesque d’une tour de 57 étages parée de filets anti-suicide, d’une piscine sur le toit, mais vide d’occupants car trop haute, construite trop vite, incarnation d’un développement hors de contrôle. 

Paranodystopie

Si la Chine est cette dystopie consumériste terrifiante, malade de sa croissance, où l’air devient irrespirable, où sols et rivières sont dévastés, où il est conseillé de se doucher avec de l’eau minérale, elle est aussi une « paranodystopie » où l’on se sent épié à chaque instant, où l’on s’interroge en permanence sur le moindre de ses gestes et sur ses possibles conséquences, où l’on regarde – comme le fait le narrateur – frénétiquement les dates de modification d’un document sur son ordinateur, pour savoir si la censure est passée par là.

« Le monde d’après, c’est un monde désinfecté, mais pollué, c’est le monde d’avant, mais en pire »
Alexandre Labruffe dans son livre « Un hiver à Wuhan »

 

Ce sentiment explose lorsque l’auteur fait le récit des débuts de la pandémie de Covid-19, au départ « simple épisode » de pneumonie virale. Le nombre de cas enfle, les morts commencent à s’empiler, le contrôle sur la population se resserre. La technologie est à nouveau brandie comme la solution au mal. « Le virus a créé une autre dystopie en Chine, écrit Alexandre Labruffe, le monde d’après. Un monde cybersécurisé où chaque individu est suspect, fiché, tracé, code-barrisé. Code vert : vous circulez. Code rouge : vous êtes arrêté-e.  (…) Le monde d’après, c’est un monde désinfecté, mais pollué, c’est le monde d’avant, mais en pire. En plus hygiénique. En plus eugénique. Exsangue ».

« Gueule cassée de l’avenir »

Le narrateur est traversé, peu ou prou, par les mêmes doutes que les nôtres. Suis-je contaminé ? Dois-je me protéger encore davantage ? Suis-je porteur sain ? Qu’ai-je le droit de faire ? Il est baladé par des informations contradictoires. De retour en France, il se croit même le patient zéro. Il est invité partout pour témoigner de son expérience chinoise, devient un expert du moment. Il n’en oublie pas de pointer les origines du virus. La fameuse « guerre » dont on parle alors n’est pas invisible, l’ennemi a bien un visage, c’est l’homme, sa voracité, son saccage en règle de la planète. Le bouleversement d’écosystèmes, la destruction méthodique des habitats naturels et la nouvelle proximité, inopportune, avec des espèces animales.

Dans ce court récit, en forme de journal, il y a, sans doute aucun, une essence précieuse, celle d’un monde toujours au bord de la catastrophe, un portrait – comme il le dit si bien – de la « gueule cassée de l’avenir », et un ton qui nous renvoie aux belles heures d’une certaine école gonzo américaine. Autant de raisons d’aller passer un (bref) hiver à Wuhan.

- 12 décembre 2020