Dans le cadre de l’opération « les grands petits pas », innocent et Usbek & Rica explorent l’histoire de la solidarité, de la charité judéo-chrétienne au succès des micro-solidarités locales en période de crise sanitaire et au-delà.
Qui peut se dire contre la solidarité en 2020 ? Aujourd’hui, et plus que jamais en contexte de crise sanitaire, l’empathie et l’entraide semblent s’être imposées comme des évidences. En nous rappelant jusque dans nos chairs l’interdépendance entre tous les êtres humains, la circulation du virus a réactivé une notion profondément gravée dans notre vécu collectif. Car il suffit parfois d’une crise : « Tous les sondages montrent que quand la conjoncture se dégrade, les gens se montrent plus empathiques. Mais il y a aussi une vraie tendance de fond, depuis au moins la fin du XIXe siècle, qui va complètement à l’encontre des discours sur le repli individualiste et l’usure de la compassion », estime Axelle Brodiez-Dolino, historienne au CNRS spécialiste des questions de pauvreté et de précarité.
Bien sûr, les formes que peut prendre la solidarité – très consensuelle dans le fond mais pas toujours évidente en pratique – ont beaucoup varié au cours des siècles, et ce n’est pas terminé…
Ier-XIXe siècle : de la charité judéo-chrétienne à l’aide humanitaire
Synonyme de justice dans le judaïsme, « reine des vertus » dans le christianisme, la charité a longtemps été la forme prédominante de la solidarité. Au Moyen Âge, détaille Axelle Brodiez-Dolino, celle-ci « relevait surtout des Églises qui ont une fonction d’aide aux pauvres par l’aumône, ainsi que des hôpitaux qui sont alors des auspices pour les nécessiteux ».
Cette forme d’assistance à autrui n’était pas non plus étrangère au monde gréco-romain, qui préférait le terme d’évergétisme (littéralement « faire du bien »). Un devoir moral qui consistait, pour les particuliers les plus riches, à faire profiter leurs concitoyens de leur fortune, en particulier via l’embellissement de la ville ou la distribution d’argent et de terres.
Il faudra que s’écoulent des siècles de charité avant que n’émerge cet autre pilier majeur de la solidarité qu’est l’aide humanitaire. C’est l’homme d’affaires suisse Henry Dunant (premier prix Nobel de la paix) qui en aura l’idée après avoir organisé les secours durant la sanglante bataille de Solférino en 1859. Il propose de créer des sociétés de secours civil capables de se préparer en temps de paix à venir en aide à tous les soldats blessés sans distinction. En 1864, il fonde ce qui deviendra l’une des plus grandes associations d’aide humanitaire, s’affirmant dès le début comme un mouvement laïque : la Croix-Rouge.
XIXe - milieu du XXe siècle : la solidarité, socle de la société
À la même époque, l’idée de solidarité devient aussi politique. Elle connaît sa consécration dans les années 1890 avec le « solidarisme » de Léon Bourgeois (député qui deviendra président du Conseil des ministres), désireux de concilier liberté individuelle et justice sociale. L’idée est simple : « du seul fait que nous vivons en société, nous avons des obligations envers tous nos contemporains et nos successeurs », résume l’historienne Marie-Claude Blais dans son article « La solidarité » (2008). S’ensuivra la mise en place progressive de la protection sociale, des premières lois d’assistance publique dans les années 1890 à la création de la Sécurité sociale en 1945.
En parallèle, la solidarité se développe aussi par le bas. Pour faire face à la précarité, le mouvement prolétarien du XIXe siècle s’auto-organise et crée de nouveaux systèmes d’entraide comme les caisses de secours mutuel pour s’assurer contre la maladie, ou encore l’accès aux biens essentiels grâce aux comptoirs alimentaires et aux coopératives de consommateurs.
Seconde moitié du XXe siècle : solidarités sans frontières
Au sortir de la seconde guerre mondiale, la France doit faire face à la crise du logement et aux pénuries. « Il y avait énormément de besoins auxquels l’État n’arrivait pas à faire face. Les associations ont pris le problème à bras le corps », expose Axelle Brodiez-Dolino avant d’évoquer la création à cette époque de plusieurs organisations comme le Secours catholique (1946) et plus tard Emmaüs (1971). Un mouvement de solidarité à la fois privé et public qui ne fait que gonfler depuis, précise-t-elle. Et dépasser les frontières puisque dans le contexte de la mondialisation, la solidarité se rêve aussi internationale. En témoigne la pléthore d’ONG qui émerge un peu plus tard, de Médecins sans frontières (1971) à AIDES (1984) en passant par Action contre la faim (1979), renouvelant la tradition humanitaire. De la même façon, la Charte européenne des droits fondamentaux (2000) inscrit de manière très symbolique la solidarité parmi les valeurs fondamentales de la communauté.
Ainsi, depuis 1901, date qui consacre la liberté d’association en France, la vitalité du milieu associatif ne s’essouffle pas, bien au contraire. On estime à 1,5 million le nombre d’associations actives aujourd’hui en France, avec chaque année 70 000 nouvelles associations qui se créent, contre 20 000 dans les années 1970.
2020-2030 : micro-solidarité et expérimentations locales
Confection de masques, courses pour un voisin vulnérable, applaudissements aux fenêtres… On ne compte plus les petits coups de main et initiatives solidaires apparus pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Souvent spontanés, ces gestes de « micro-solidarité » ont aussi pu s’organiser en ligne pour mieux répondre aux besoins. Montée aux premières heures du confinement par une poignée de citoyens dans la Meuse, la plateforme Covid-entraide a ainsi cartographié plus de 620 collectifs locaux agissant à l’échelle d’un quartier, d’un village ou d’un département. « Dans notre réseau, il y a l’idée de reprise en main du pouvoir par les gens, l’idée que la solidarité est à notre portée, à nous de la construire ! », a déclaré l’un de ses initiateurs, Joël Domenjoud, au journal Le Monde.
Même philosophie au sein des tiers-lieux, ces espaces de sociabilité aux formes hybrides où peut s’épanouir l’engagement citoyen. Face à la pénurie d’équipements pendant le confinement, les fablabs se sont mis à produire des visières de protection à destination des personnels soignants. À Saint-Julien-en-Born, dans les Landes, La Smalah a organisé des livraisons de repas aux personnes fragiles en partenariat avec une entreprise locale de livraison. Un peu plus au sud, le tiers-lieu La CoWo à Pontonx a proposé de l’aide pour les démarches en ligne à travers sa plateforme Solidarité numérique. Et la liste d’initiatives comparables est encore longue. Pour Raphaël Besson, chercheur en socio-économie urbaine à l’Université de Grenoble, la force des tiers-lieux réside dans leur agilité : « Ces espaces ont une fonction d’intermédiation – ils permettent de faire travailler ensemble citoyens, chercheurs, activistes, acteurs culturels, collectivités… – et d’expérimentation essentielle. Ils ont pu régler des choses très urgentes que l’institution était elle-même incapable, du moins à très court terme, de gérer. Cela montre leur capacité à s’adapter de manière agile par des processus coopératifs pour répondre à des situations de crise extrêmement pressantes ».
« Tout l’enjeu actuel est de concilier solidarité écologique et solidarité sociale »
Une dynamique, prédit Raphaël Besson, qui « va se renforcer dans les années à venir », au-delà de la crise sanitaire. Sociabilité, proximité… Ces petites initiatives locales ont tout pour répondre aux enjeux actuels et à venir, qu’ils soient sociaux ou écologiques. C’est aussi l’objectif de l’opération « Les grands petits pas » lancée le 28 septembre par innocent, qui entend apporter sa pierre à l’édifice en soutenant des petits projets locaux et solidaires auxquels on ne pense pas toujours. Jusqu’au 31 décembre, les bouteilles de jus innocent se mettent aux couleurs de l’opération. Elles comportent un code correspondant à un don de 0,20 euros que l’on peut décider de reverser à une initiative de son choix inscrite sur le site. Des projets à visée sociale, bien sûr, mais aussi environnementale. Car la notion émergente de « solidarité écologique », qui souligne la communauté de destin entre l’humain et son environnement, est aujourd’hui, dans le contexte du dérèglement climatique, une « évidence fondamentale » selon Axelle Brodiez-Dolino : « Tout l’enjeu actuel est de concilier solidarité écologique et solidarité sociale ». Les micro-innovations sur le terrain sont là pour montrer le chemin.