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La Russie à l’assaut de l’hydrogène

Vers le site courrierinternational.com 

 

Énergies du futur.


*Publié le
Dessin de Walenta, Pologne.

L’ambitieux plan russe de production et de distribution de ce gaz vise notamment l’exportation vers l’Europe.

Pas un, mais deux documents qui dessinent les contours de la future industrie de l’hydrogène en Russie ont été rendus publics cet été : le Plan stratégique pour l’énergie 2035, entériné le 9 juin, et le projet Développement de l’énergie hydrogène en Russie pour 2020-2024.

Le premier énonce notamment l’ambition de figurer parmi les principaux pays producteurs d’hydrogène. Il faudra en exporter 200 000 tonnes en 2024 et 2 millions de tonnes à l’horizon 2035. Le second, présenté fin juin par le ministère de l’Énergie, prévoit un cadre réglementaire et technique pour la production, l’acheminement, le stockage et la mise en œuvre de l’hydrogène, ainsi que la promotion de projets pilotes dans la production et l’export.

Gazprom et Rosatom seront les deux principaux producteurs, avec les premières unités de production d’hydrogène prévues pour 2024. Des sites d’extraction et de transformation de gaz naturel [dont le principal constituant est le méthane], ainsi que des centrales nucléaires seront utilisés à ces fins.

Les motivations du Kremlin sont évidentes : l’Europe ne cache pas son intention de poursuivre sur la voie de la décarbonation. Dans le cadre du Pacte vert, 1 000 milliards d’euros y seront consacrés dans la décennie à venir. Selon Norbert Ruecker, responsable du département Economics & Next Generation Research de la banque suisse Julius Baer, en 2035 la part des énergies renouvelables (ENR) devrait dépasser 75 % [du mix énergétique].

Pas de CO2, juste de la vapeur d’eau

Dans ce contexte, l’hydrogène jouera un rôle primordial, puisque sa combustion ne produit pas de dioxyde de carbone mais seulement de la vapeur d’eau. Et à l’usage il pourrait parfaitement remplacer le gaz naturel. Ce dernier est actuellement utilisé comme combustible dans l’industrie chimique et comme source d’énergie : il est employé par les centrales thermiques pour produire de l’électricité et alimenter le réseau.

Des tentatives d’utilisation du méthane comme carburant automobile ont été faites, mais cela n’a pas vraiment décollé en Europe. À l’inverse, l’hydrogène est considéré comme un carburant prometteur et propre, adapté aux transports. Un rapport de l’association Hydrogen Council (rassemblant plus de 90 sociétés en Europe, en Amérique et en Asie, dont Shell, BP, Total, Toyota et Mitsubishi) évoque la nécessité de faire passer à l’hydrogène d’ici à 2050 près de 400 millions de voitures, 15 à 20 millions de poids lourds et 5 millions de véhicules de transport en commun.

L’hydrogène est déjà utilisé dans l’industrie chimique et devra à terme remplacer le gaz naturel dans les centrales thermiques. Cela permettra de compenser les fluctuations des énergies renouvelables, en premier lieu du parc éolien. En effet, suivant les périodes (lorsque les vents sont forts et continus), les éoliennes produisent de l’énergie en excédent et son coût devient alors négatif, mais la plupart du temps l’énergie verte présente au contraire un coût élevé.

L’hydrogène répondra en particulier au problème de stockage des énergies renouvelables, que les ingénieurs européens tentent de régler depuis plus de dix ans. En somme, dans les périodes de surproduction, les surplus d’énergie permettront de produire de l’hydrogène, qui pourra par la suite être utilisé pour produire de l’électricité. C’est une solution provisoire, mais c’est mieux que rien.

Il y a hydrogène et hydrogène…

Dans un rapport intitulé “Perspectives de l’énergie hydrogène”, les experts de l’agence Bloomberg assurent qu’en 2050 l’hydrogène couvrira 24 % des besoins mondiaux en énergie. D’après les pronostics du Hydrogen Council, l’hydrogène occupera 18 % du marché des énergies, tandis que la transition vers l’hydrogène nécessitera des investissements globaux de l’ordre de 20 à 25 milliards de dollars par an. Des estimations moins optimistes prévoient que l’hydrogène couvrira 12 % du mix énergétique des États-Unis, de l’Union européenne (UE) et de la Grande-Bretagne d’ici trente ans. Quoi qu’il en soit, c’est beaucoup.

Or il y a hydrogène et hydrogène. Comme l’explique le directeur du Fonds national pour la sécurité énergétique, Constantin Simonov, les Européens divisent ce gaz en trois groupes suivant le mode d’extraction : vert, bleu et jaune [le gris, le brun et le noir font aussi partie du code couleur, qui ne fait cependant pas entièrement consensus]. L’hydrogène le plus “correct”, plébiscité par les écologistes et les fonctionnaires européens, est celui dit “vert”. Il est produit à partir d’électricité elle-même produite par des énergies renouvelables – solaire et éolienne – et par un processus d’électrolyse de l’eau.

 Catherine Doutey, Courrier International
Catherine Doutey, Courrier International

L’hydrogène russe appartient aux catégories bleue et jaune, et les experts occidentaux expriment des doutes à son sujet. En effet, l’hydrogène “jaune” est également extrait par électrolyse, mais à l’aide d’électricité produite par une centrale nucléaire. Il s’agit de la chasse gardée de Rosatom. Il faut dire que nous ne manquons pas de centrales nucléaires, et l’énergie qu’elles produisent est parmi les moins chères. Seulement, l’énergie nucléaire n’est pas en odeur de sainteté en Europe. En Allemagne, par exemple, on projette de renoncer complètement à la production d’énergie nucléaire d’ici à 2022, et le lobby écologiste condamne sans appel l’hydrogène “nucléaire”.

L’hydrogène “bleu” est produit à partir de méthane, lui-même composant du gaz naturel à hauteur de 70 à 98 %. Du point de vue économique, tout a l’air parfait : ce processus appelé vaporeformage [ou reformage à la vapeur] est beaucoup moins cher que l’électrolyse et bien moins énergivore. Sauf qu’il émet du dioxyde de carbone [un gaz à effet de serre], ce qui va à l’encontre de la neutralité climatique, qui est la raison d’être de toute cette histoire d’hydrogène. On peut régler partiellement ce problème à l’aide d’un dispositif qui capte le CO2, mais cela reste une réponse partielle puisque les technologies de stockage souterrain du CO2 ne sont pas encore au point [à grande échelle].

L’Europe va devoir acheter de l’hydrogène

Gazprom semble avoir une autre solution, prônée par ses représentants dans leurs déclarations et interviews : un nouveau moyen de produire de l’hydrogène sans émettre de CO2. Il s’agit de la dissociation thermique (thermolyse) du méthane sans oxygène, formant ainsi de l’hydrogène et du carbone solide sous forme de suie, qui peut être collectée et utilisée comme matière première dans d’autres industries. L’industriel monopoliste travaillerait depuis plusieurs années dans cette voie, seul, mais aussi en partenariat avec des entreprises européennes, en particulier allemandes.

En attendant, qu’elle le veuille ou non, l’Europe va devoir acheter de l’hydrogène. Car ses ressources en énergies renouvelables sont insuffisantes pour produire les quantités nécessaires de gaz, et il sera difficile de combler ce manque à court terme. “Les Européens savent que c’est l’affaire d’une ou deux décennies”, explique Alexeï Gromov, directeur du département des énergies de l’Institut des finances et de l’énergie. “Jusqu’en 2040, en développant l’énergie hydrogène, ils seront particulièrement dépendants des importations.”

Cette dépendance est une aubaine pour les entreprises russes qui pourraient, ne serait-ce que temporairement, s’inscrire dans le mouvement de l’innovation énergétique, devenir fournisseuses d’hydrogène ou de matière première pour sa production. Peut-être même, comme le dit Alexeï Gromov, renouveler les relations entre l’Europe et la Russie dans le secteur énergétique pour les deux, voire trois, décennies prochaines.

La filière de l’hydrogène présente un autre avantage pour la Russie : la production et l’exportation de ce gaz seraient une stimulation supplémentaire pour le développement du réseau de transport gazier, et en particulier pour la construction du gazoduc martyr Nord Stream II. “Nous pourrions proposer à l’Europe d’utiliser ce réseau non seulement pour le transport de gaz naturel, mais aussi pour l’acheminement de mélange méthane et hydrogène, précise Alexeï Gromov. Cela s’inscrirait parfaitement dans le cadre du Pacte vert européen et permettrait peut-être de diminuer la défiance des régulateurs européens à l’égard de ce projet.”

Acheminer du méthane, ce n’est pas la même chose

D’autant plus que les gazoducs modernes, à l’exemple de Turkish Stream ou encore de Nord Stream, permettent d’adjoindre au gaz naturel jusqu’à 20 % d’hydrogène sur le volume total de gaz qui circule dans la conduite. Certains médias citent des sources chez Gazprom qui affirment qu’il serait possible d’augmenter la part de l’hydrogène dans les conduites du gazoduc Nord Stream jusqu’à 70 %.

De l’avis d’une partie des experts, le transport de mélange méthane et hydrogène serait en effet une méthode fiable et éprouvée. De plus, l’utilisation de ces canalisations pour l’hydrogène pourrait répondre à un problème écologique supplémentaire : l’UE mène actuellement une campagne contre les émissions de méthane, dont le rôle dans le réchauffement climatique serait plus important que celui du CO2. Ainsi, la réduction de la part du méthane dans les canalisations au profit de l’hydrogène permettrait aussi de réduire les émissions polluantes.

Mais il y a également des arguments qui s’y opposent. “Acheminer de l’hydrogène ou du méthane, ce n’est quand même pas la même chose, souligne Constantin Simonov. C’est techniquement possible, mais à condition de modifier le projet. Cela nécessiterait de nouvelles négociations et autorisations, et forcément des ‘Pourquoi ce gazoduc devrait passer par la mer Baltique. Et s’il explosait ?’ Car il n’en a encore jamais été construit de similaire…”

Une question reste posée : qui assurera la production d’hydrogène à partir du gaz russe ? À Bruxelles, l’idée dominante veut que l’on produise le carburant au plus près du consommateur. Or si les fournisseurs de technologie et les producteurs d’hydrogène sont tous européens, la Russie se retrouvera encore cantonnée au rôle de “pompe à carburant”.

Naturellement, le Kremlin a d’autres ambitions. La feuille de route présentée au gouvernement prévoit d’assurer des capacités de production d’hydrogène, mais aussi le déploiement de technologies propres : moteurs à hydrogène, transports publics à hydrogène, etc. Il s’agit donc de créer toute une filière, y compris à destination du marché intérieur.

Vladislav Grinkevitch
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