C’est le plus vieux sujet de l’humanité et il est d’une actualité brûlante. La résilience alimentaire – soit notre capacité à encaisser une rupture d’approvisionnement de la chaîne alimentaire – doit être considérée comme un enjeu de sécurité nationale.
Il avait raison avant tout le monde, mais il aurait préféré ne pas avoir raison du tout. Dans son enquête publiée en 2019, Résilience alimentaire et sécurité nationale (auto-édition), le consultant en gestion des risques Stéphane Linou se basait sur un scénario de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, rétrospectivement prend toute sa valeur : une pandémie grippale provoque le blocage de toutes les chaînes d’approvisionnement dans un pays. On imagine aisément la suite de ce scénario à l’échelle de la France, qui dépasse les problèmes de papier toilette, de pâtes ou de farine, auxquels ont été confrontés les Français après le déclenchement du confinement le 17 mars dernier : scènes de panique, violences, famine, voire guerre civile. Pour Stéphane Linou, la résilience alimentaire dit bien notre capacité à tenir le choc face à ce genre d’événements.
En décembre 2019, la sénatrice Françoise Laborde a défendu une résolution qui porte le titre du livre de Stéphane Linou. Il a manqué 16 voix pour qu’elle soit adoptée au Sénat. « Des lignes ont bougé », se réjouit néanmoins le consultant, qui milite pour l’intégration dans la loi d’un aménagement alimentaire du territoire, base de la puissance d’une nation, selon lui.
Mouvement locavore
La question n’est pas récente. Voilà 20 ans que cet ancien conseiller général de l’Aude alerte pour repenser notre modèle de production et de consommation. En 2008, pionnier du mouvement locavore, il s’était nourri pendant un an d’aliments produits dans un rayon de 150 km autour de Castelnaudary (Aude), où il vit. Il dépoussière ainsi le plus vieux sujet de l’humanité – se nourrir – et s’étonne qu’il ait été l’un des seuls à le faire. Il a dans ce sens interrogé des militaires, des préfets, des nutritionnistes, des géographes, dans le cadre de son enquête. « S’ils sont compétents, ce sujet-là était pour eux une découverte. »
Nous ne stockons plus notre nourriture, nos
agriculteurs tentent de survivre, nos populations sont non préparées et
ne tolèrent pas la frustration.
- Stéphane Linou
Opportunément, la crise liée au Covid-19 a pointé les limites de notre système, qu’il résume : « Les circuits de la distribution alimentaire sont perfusés par les transports ; notre alimentation est acheté à 80 % en grandes surfaces. C’est aussi le cas en milieu rural, contrairement à l’image d’Épinal. Nous ne stockons plus notre nourriture, nos agriculteurs tentent de survivre, nos populations sont non préparées et ne tolèrent pas la frustration. Notre régime alimentaire basé sur la surconsommation de viande de basse qualité n’est plus soutenable. »
2 % de denrées locales consommées
Anne-Cécile Brit est ingénieure spécialisée en innovation et politique pour une alimentation durable. Elle a livré au site associatif des Colibris quelques chiffres pour étayer ce constat : notre alimentation est aux mains de 3 % de la population active ; 20 % des agriculteurs français n’ont pas pu se verser un revenu en 2017 ; deux agriculteurs en moyenne se suicident par jour ; sur une moyenne de 100 € dépensés en grande surface, seulement 6,5 € reviennent à l’agriculteur. En juin 2017, le cabinet Utopies a classé l’autonomie des 100 plus grandes aires urbaines françaises. Conclusion : celles-ci ne consomment, en moyenne, que 2 % de denrées locales. Stéphane Linou pointe ainsi un paradoxe : « 97 % de ce qui y est produit à Toulouse est exporté. Les territoires de production ne correspondent plus aux territoires de consommation. »
Comment en est-on arrivé là ? « Nous étions chasseurs-cueilleurs : nous avons couru après la nourriture. Puis le néolithique (vers 8000 av. J.-C.) a vu s’opérer des regroupements en villages et communautés, afin de sécuriser et protéger l’agriculture. Au Moyen Âge, la légitimité politique des consuls – magistrats municipaux – s’appuyait sur l’exercice de quatre sécurités : extérieure (ériger et entretenir des remparts), sanitaire (lutter contre les épidémies), intérieure (maintenir l’ordre public local) et alimentaire. La police des grains et la police de la viande avaient été créées pour qu’il y ait assez de nourriture dans l’enceinte de la ville. Certes, cela n’empêchait pas les famines, mais les meubles étaient sauvés en cas d’événement imprévu », livre Stéphane Linou.
L’ivresse et la dépendance à l’égard des « énergies faciles » (pétrole, charbon), comme les nomme Stéphane Linou, a modifié l’équilibre des géographies locales. « Les villes cherchaient dans le passé à maintenir leur approvisionnement autour d’elles. Avec l’arrivée des trains et des voitures, elles vont chercher leur alimentation de plus en plus loin », illustre de son côté le chercheur et l’un des principaux théoriciens de la collapsologie Pablo Servigne, dans Nourrir l'Europe en temps de crise. Vers des systèmes alimentaires résilients (Babel, 2014).
Sanctuariser les terres agricoles
Si la situation est critique, les solutions pour renouer avec l’autonomie alimentaire existent. « Je propose d’inverser le regard en partant des besoins du territoire en nourriture. Les projets alimentaires territoriaux (PAT) doivent être obligatoires et supérieurs aux documents d’urbanisme. On sait quantifier le nombre de crèches, de zones commerciales, de cinémas, mais on ne quantifie jamais le nombre de paysans, la nourriture et le foncier nécessaires », avance Stéphane Linou.
Le sujet embrasse des champs très divers : santé, environnement, gestion des déchets, aménagements du territoire, politique de la ville.
L’aire urbaine d’Avignon (Vaucluse) est arrivée en tête de l’étude menée par le cabinet Utopies : son autonomie alimentaire est évaluée à 8 % (selon l’Insee, l’aire urbaine d’Avignon s’étend sur le Vaucluse, les Bouches-du-Rhône et le Gard, dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres, et comprend 97 communes). En juillet 2019, le Grand Avignon a lancé un PAT. Violaine Divay en est la chargée de mission. Elle raconte la transversalité du sujet, qui embrasse des champs très divers : santé, environnement, gestion des déchets, aménagements du territoire, politique de la ville. Elle exprime la difficulté pour définir les priorités et s’y tenir, et souligne que les bons principes se heurtent parfois à une réalité plus complexe : « Le premier chantier du PAT est de fixer des périmètres de protection et de mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains, et de favoriser l’installation des jeunes agriculteurs. »
Des espaces-tests agricoles sont ainsi mis à disposition de porteurs de projet pour les aider à se lancer. En écho, Stéphane Linou exhorte les municipalités à mettre en place des jardins collectifs, à convertir les espaces verts en espaces comestibles – « Planter des pommes de terre au lieu de planter des tulipes », résume-t-il –, afin de former des urbains à devenir paysans.
Le pouvoir du consommateur
À Avignon, la mission de Violaine Divay est d’accompagner les multiples initiatives qui promeuvent déjà les circuits courts, d’écouter et d’impliquer les citoyens « sans leur faire la leçon ». Pendant le confinement, il fallait patienter plus d’une heure et demie pour accéder à la boutique d’une ferme près de la cité des Papes. Stéphane Linou veut responsabiliser le consommateur : « En tant qu’individu ou en tant que commande publique, il fabrique de l’insécurité quand il achète un produit qui vient de loin. Acheter un produit local, c’est la garantie de maintenir les infrastructures nourricières (les paysans et producteurs) sur place. »
C’est le souhait du Grand Avignon : se montrer exemplaire dans la restauration collective (écoles, hôpitaux, Éhpad). Mais rien ne sera possible sans l’implication des acteurs privés, les hypermarchés. La question devient alors politique et internationale. « Ce rapprochement est très important, dit Violaine Divay. C’est un travail de très longue haleine, dont les résultats seront visibles à long terme. »
Mais le temps presse. « J’étais à Montpellier lors de la crise des “gilets jaunes”, se souvient Anne-Cécile Brit. Une des centrales d’achat très importante de la région a été bloquée. Résultat : de gros problèmes d’approvisionnement des supermarchés qui en dépendent, voire des ruptures de stock avec des rayons vides. » Stéphane Linou cite les émeutes pour se nourrir à La Réunion (fin 2018), paralysée par un début de rupture d’approvisionnement. Des bons alimentaires ont déjà été distribués en Seine-Saint-Denis en avril. Il craint des disettes à l’automne, puisque la pandémie entraîne davantage de précarité et de chômage de masse. Une fois encore, il espère ne pas avoir raison avant tout le monde…
En savoir plus :
L’association Résilience alimentaire propose des voies de résilience.
La thèse de Sabine Bognon :
Les transformations de l'approvisionnement alimentaire dans la
métropole parisienne : trajectoire socio-écologique et construction de
proximités.
La thèse de Caroline Brand : Alimentation et métropolisation : repenser le territoire à l’aune d’une problématique vitale oubliée.
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