La transition énergétique occupe aujourd'hui de l'espace dans le débat public, sans pour autant que ses objectifs (lutte contre le changement climatique et anticipation de l'épuisement des combustibles fossiles) soient toujours clairement établis. Ainsi, la réduction de la production nucléaire apparaît souvent comme l'un des « objectifs » affichés de cette transition, alors que la part du nucléaire (comme des énergies renouvelables) dans le bouquet énergétique n'est qu'un moyen et pas une fin en soi. « Moyen » contreproductif, en l'occurrence, puisque la diminution de la part du nucléaire contribuerait à s'éloigner des objectifs de la transition énergétique.
Une affaire de sécurité énergétique
Au début des années 1970, les extractions françaises de charbon déclinent et les constructions de barrages hydrauliques s'achèvent. Le nucléaire est alors la seule énergie non fossile présentant un potentiel significatif de déploiement pour la production électrique, d'autant que la France possède depuis les années 1950 des compétences dans ce domaine.
Le premier choc pétrolier va accélérer le mouvement en quadruplant le prix du pétrole entre octobre 1973 et mars 1974, incitant le gouvernement à hâter le déploiement de l'énergie nucléaire en France. Le plan Messmer de 1973 prévoit ainsi d'initier la construction de 13 gigawatts (GW) de nouvelles capacités nucléaires sous deux ans, puis à raison de 6 à 7 réacteurs par an pour atteindre 50 GW en 1980.
Le programme électronucléaire, qui aboutit à la fin du XXe siècle à 58 réacteurs répartis sur 19 sites, totalisant une capacité de 63,2 GW, était lancé. Il répondait en premier lieu à des enjeux de sécurité énergétique, face à l'absence de ressources fossiles significatives en France.
Notons que si l'uranium consommé en France est aujourd'hui également importé, une différence majeure avec les combustibles fossiles réside dans sa densité énergétique particulièrement élevée (une pastille de 7 grammes d'uranium délivre autant d'énergie que 1 tonne de charbon). Celle-ci permet de constituer des stocks stratégiques de plusieurs années (contre une centaine de jours pour le gaz et le pétrole). En outre, du fait de cette haute densité énergétique, le coût de l'uranium compte peu dans celui de production de l'électricité nucléaire - moins de 10 % (1) -, lequel est donc peu sensible aux fluctuations des marchés de l'uranium.
L'impératif de l'urgence climatique
Si le changement climatique était globalement absent du débat public lorsque le parc nucléaire français a été construit, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le déploiement du parc électronucléaire dans les années 1970 répondait à une exigence de sécurité énergétique (enjeu qui reste plus que jamais d'actualité). La transition énergétique actuelle doit répondre à l'urgence climatique.
Point positif pour la France, l'atome est l'une des sources d'énergie les plus faiblement carbonées dont on dispose. Ainsi, même s'il n'a pas été opéré pour cette raison, le choix de l'électronucléaire est en phase avec l'enjeu climatique. C'est d'ailleurs un choix dans lequel s'engagent ou se réengagent plusieurs pays aujourd'hui (Royaume-Uni, Finlande, République tchèque...) pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.
Malgré l'ampleur de sa production électronucléaire et contrairement à une idée répandue, la France n'est pas un pays particulièrement vertueux sur le plan climatique, loin s'en faut : près de 40 % de l'énergie finale provient de produits pétroliers raffinés et 20 % de gaz fossile... que l'on peut mettre en regard des 18 % d'énergie finale d'origine nucléaire. La France est moins un pays « tout nucléaire » que « principalement fossile, pétrole en tête ». N'oublions pas que si l'énergie nucléaire fournit 75 % de notre électricité, l'électricité ne compte que pour un quart environ de l'énergie finale consommée en France. De fait, en supposant que les puits de carbone restent inchangés, la France devrait diviser ses émissions d'un facteur 15 pour atteindre la neutralité carbone (2) - c'est-à-dire l'égalité entre les gaz à effet de serre émis et absorbés sur le territoire...
Sortir des énergies fossiles
Avec plus de 60 % de son énergie finale provenant de combustibles fossiles, la France ne peut pas s'offrir le luxe de réduire la part du nucléaire ou de toute autre énergie bas carbone dans son bouquet, en particulier celles disponibles indépendamment des conditions extérieures (vent et soleil). Cela nécessiterait des efforts encore plus conséquents par ailleurs pour sortir des combustibles fossiles, efforts que nous sommes loin d'entreprendre aujourd'hui. La réduction de la part du nucléaire est donc contre-productive sur le plan climatique.
Cet « objectif » est également néfaste en termes de sécurité énergétique car les raisons qui ont prévalu à la construction du parc nucléaire il y a une quarantaine d'années sont plus que jamais d'actualité. La France n'a toujours pas de pétrole ni de charbon, et l'extraction de gaz de Lacq en Aquitaine a cessé. Parallèlement, les alertes se multiplient quant à un risque de pénurie pétrolière mondiale dans les prochaines années (3).
Pour que la transition énergétique puisse être un succès, il est essentiel de ne pas en confondre les objectifs (décarbonation, sécurité énergétique...) et les moyens de les atteindre (notamment la part de chaque source d'énergie dans le bouquet). Sans cela, la décarbonation restera un vœu pieu, condamné à ne se réaliser que lorsque l'effritement de notre sécurité énergétique nous y contraindra.
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1. Cour des Comptes, « Le coût de production de l'électricité nucléaire », 2014.