Éditorial
L’évocation du « monde d’après » a tellement enflé qu’elle s’est vidée de son sens.
Dans la plupart des pays d’Europe, après des semaines de tension inquiète sur l’évolution de la pandémie de Covid-19, l’heure est désormais au déconfinement, prudent et incertain. Comme la fameuse courbe en cloche des épidémiologistes, la réflexion sur ce qui nous arrive a connu plusieurs phases. Un premier temps de sidération, propice à toutes les interrogations, a vite laissé place à une inflation de commentaires, où beaucoup trouvaient dans la crise sanitaire la confirmation de ce qu’ils pensaient déjà.
À présent que la vie publique reprend son cours, au moins par écrans interposés, on est en droit de se demander ce qui a changé, et quelles lignes politiques ont vraiment bougé.
Pour les nationalistes, la crise a démontré qu’il fallait fermer les frontières et empêcher les migrations, pour les souverainistes, elle pointe l’urgence de relocaliser toutes les productions et les décisions stratégiques.
Les populistes ont dénoncé l’arrogance des experts et des sachants – et l’oubli du peuple, considéré comme ignorant – tandis que les multilatéralistes déplorent le manque de coopération internationale.
Les altermondialistes y voient le signe qu’ils avaient eu raison avant l’heure et les écologistes avertissent que cette crise n’est qu’un avant-goût des dérèglements naturels à venir…
Alors même que le caractère inédit de l’événement aurait pu inviter à la suspension des certitudes, à un retour critique sur des convictions reçues et à l’élaboration d’idées et de propositions nouvelles, chacun s’est trouvé conforté dans sa vision du monde.
L’évocation du « monde d’après » a tellement enflé qu’elle s’est
vidée de son sens. D’abord parce qu’on ne sait pas s’il s’agit de
l’après-épidémie, puisque celle-ci pourrait s’installer durablement dans
la vie collective, ou de l’après-confinement, avec la crainte que
certaines mesures d’exception ne soient prolongées…
Ensuite parce que si
le pic épidémique semble bien atteint en Europe, le contrecoup
politique des mesures prises pour éviter la contamination est encore
devant nous. Après un temps où l’État a joué à plein son rôle
d’amortisseur économique et social, l’atterrissage pourrait être rude.
Difficile de savoir comment réparer ou reconstruire sans avoir pris
encore la mesure de l’ampleur des dommages.
Au moment d’imaginer cet « après », chacun soumet sa liste de
priorités, et en France du moins, c’est à l’État que s’adresse
l’essentiel des demandes.
La crise a démontré, fort heureusement, que le
pouvoir politique existe bel et bien, et que le secteur privé,
notamment en matière de santé, redécouverte comme un « commun », dépend
lui aussi en dernier ressort de l’action publique. Pour autant, toutes
les contraintes de l’action publique risquent de se rappeler avec
virulence à notre souvenir.
Contraintes économiques d’abord, car les
ressources ne sont pas illimitées ; contraintes sociales aussi, si le
chômage et la précarité explosent – comme on le redoute ; contraintes
géopolitiques enfin, tant il est clair que nos marges de manœuvre
dépendent des accords à trouver, avec nos voisins européens en premier
lieu. Aussi ardemment que l’on puisse souhaiter un tournant écologique
et social dans l’action du gouvernement, ces contraintes détermineront
inévitablement nombre d’arbitrages à rendre dans les semaines à venir.
Évoquant dans un de ses derniers discours les « jours heureux »
du Conseil national de la résistance, Emmanuel Macron s’est posé en
bâtisseur, et les annonces d’un plan pour la culture, puis d’un plan
pour l’hôpital ont témoigné d’un volontarisme réaffirmé. Mais n’endosse
pas le costume du Général qui veut, et il lui faudra plus qu’un éventuel
changement de Premier ministre ou l’entrée de quelques nouvelles têtes
au gouvernement pour convaincre : le déficit de confiance à son égard
est considérable, mais – chance pour lui ? – il n’a d’égal que celui de
ses opposants.
L’humeur est à la contestation et à la recherche de responsables, et toutes les forces politiques en font les frais. Au-delà de la communication ou des effets d’annonce, refaire de la politique demandera de dégager une vision pour l’avenir, de trouver des alliés, d’unir des forces.
L’accord trouvé fin mai avec l’Allemagne sur un ambitieux plan de relance donne des raisons d’espérer. Critiquée pour son inaction au début de la crise, l’Union européenne a ensuite beaucoup évolué, relâchant l’étau du pacte de stabilité budgétaire d’abord, débloquant d’importants fonds d’urgence ensuite, et acceptant enfin d’avancer, en réponse à cette proposition franco-allemande, vers une solution de mutualisation des dettes, qui permettrait le transfert de fonds des pays les plus riches à ceux qui sont le plus exposés aux conséquences de la pandémie. Si ce plan était accepté par les Vingt-Sept, ce serait une étape décisive pour l’Europe, au moment où il devient clair que ni la Chine, ni les États-Unis ne sont en mesure d’exercer un leadership global.
La création d’un neuvième groupe à l’Assemblée nationale, pour
anecdotique qu’elle puisse paraître, est également un signal positif.
Les députés de ce nouveau groupe ont choisi de faire dissidence à la
gauche de La République en marche, prenant acte des premières leçons de
la crise et d’autres réalignements possibles à venir. Intitulé
« Écologie, démocratie, solidarité », le groupe entend fonctionner comme
une instance de rappel si la majorité reniait ses engagements dans ces
trois domaines liés entre eux. Certes, le projet est encore bien vague,
mais les valeurs sous lesquelles il se range sonnent juste. Le
tout-marché, sans politique, a produit un monde d’inégalités, de
monopoles, de corruption et de déprédations environnementales. Les
forces politiques sans soutien économique et sans alliances
internationales tournent à vide, sans prise sur le réel, ou
s’autodétruisent. Les demandes sociales sans projet commun ne peuvent
produire que des acquis sectoriels ou de la violence.
Pour construire le jour d’après, il ne suffit pas de rêver ou d’adresser des listes au père Noël, il faut s’efforcer de faire converger les contraintes économiques, les aspirations des hommes, les rapports de force internes et internationaux et une vision forte, rénovée, du bien commun.
Bref, refaire de la politique.
Esprit