Plus les sociétés s'enrichissent, plus elles consomment de ressources. Et plus elles consomment de ressources, plus elles génèrent de pollution, ce qui entraîne un réchauffement climatique et une destruction des écosystèmes naturels.
Nous devons, d'une manière ou d'une autre, rompre ce lien entre la richesse matérielle et la catastrophe environnementale. C'est pourquoi les institutions financières et les gouvernements reconnaissent la nécessité de « découpler » la croissance des pressions qu’elle exerce sur les ressources naturelles.
Pour limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C, il faut réduire considérablement notre empreinte matérielle et notre consommation des ressources de la Terre, peut-être en passant aux énergies renouvelables.
Andrew McAfee, chercheur principal à la Sloan School of Management du MIT, a récemment développé cette notion de découplage dans son livre More From Less. Selon lui, les données financières montrent que nous pouvons facilement réduire notre empreinte matérielle tout en continuant à faire croître nos économies dans un scénario gagnant-gagnant.
Mais les nouvelles analyses scientifiques d'un groupe de spécialistes des systèmes et d'économistes pour les Nations unies semblent compromettre toute cette entreprise, signalant que l'approche conventionnelle du découplage est basée sur des lectures sélectives de données statistiques.
McAfee soutient, par exemple, qu'à mesure que nous augmentons les richesses, le moteur de la productivité du capitalisme nous amène à de plus hauts niveaux d'efficacité grâce à de meilleures technologies. Cela signifie que nous sommes capables de fabriquer des produits plus petits et plus rapidement en utilisant moins de matériaux et, dans certains cas, moins d'énergie, et donc, en produisant moins de pollution. Le problème est que ce scénario, selon la nouvelle recherche, fait l’impasse sur un point : une plus grande efficacité dans certaines régions ou certains secteurs ne ralentit pas la machine de consommation globale. Dans le cadre d'un système plus large, ces gains d'efficacité nous permettent de consommer mondialement des quantités de ressources encore plus importantes.
C'est pour cette raison que les données sur les flux de matières de ces dernières décennies confirment qu'il n'existe « aucun scénario réaliste » pour un tel découplage de la croissance économique et de l'utilisation des ressources. En passant en revue 179 des meilleures études sur cette question entre 1990 et 2019, on constate en outre qu'il n'existe « aucune preuve » qu'un découplage significatif ait jamais eu lieu.
« Le concept de découplage repose en partie sur la foi », conclut l'équipe de l'Institut de recherche BIOS en Finlande, une organisation scientifique multidisciplinaire indépendante qui étudie les effets des facteurs environnementaux et des ressources sur l'économie, la politique et la culture.
L'équipe du BIOS avait déjà attiré l’attention du Rapport mondial sur le développement durable des Nations unies sur le risque que la croissance économique sans fin sous le capitalisme soit sapée en raison de l'intensification des limites « biophysiques ». La combinaison de la diminution des rendements de l'extraction énergétique et de l'augmentation des coûts des crises environnementales mine déjà la croissance et nous oblige à réécrire le système d'exploitation économique mondial, ont conclu les scientifiques dans un rapport adressé aux Nations unies.
Dans deux nouveaux documents de recherche évalués par des pairs et publiés en juin, leur analyse va plus loin. La volonté du capitalisme de maximiser les profits signifie que l'économie est structurée autour d'une croissance économique continue : si elle ne croît pas, elle s'effondre. Par conséquent, les avancées technologiques permettent au capitalisme de se développer plus rapidement et plus largement.
Une fenêtre étroite de données
La première étude, publiée dans Environmental Politics, souligne que les impacts environnementaux et l'utilisation des ressources de nombreuses économies nationales ne sont pas durables. Si l'économie doit continuer à croître ou même se maintenir à son niveau actuel, afin de rester dans les limites planétaires de l'utilisation des ressources, nous devons la « découpler » de ces impacts environnementaux.
Or,
les auteurs concluent que la plupart des mesures comptables utilisées
pour déterminer le découplage obscurcissent ou excluent systématiquement
les données critiques. « L'existence du découplage dans une zone
géographique ou un secteur économique délimité ne signifie pas, en soi,
que le découplage se produit dans un contexte plus large », a fait
valoir l'équipe du BIOS.
« Des phénomènes bien connus et largement étudiés comme le paradoxe de Jevons,
le rebond et l'externalisation montrent que le découplage sectoriel et
local peut coexister avec et même dépendre d'un impact environnemental
accru et d'une utilisation accrue des ressources en dehors de l'unité
géographique ou sectorielle analysée », ont-ils écrit.
En 1865, l'économiste anglais William Stanley Jevons notait que l’augmentation de l'efficacité de l'utilisation du charbon tendait à augmenter la demande de charbon au lieu de la réduire. Trop souvent, une plus grande efficacité peut se traduire par des impacts environnementaux plus importants parce qu'elle permet d'atteindre des niveaux de consommation plus élevés à moindre coût.
Dans l'analyse de l'équipe du BIOS, une grande partie des données rassemblées par McAfee et d'autres chercheurs proviennent d'une fenêtre étroite qui se concentre sur une région ou un secteur particulier, sans reconnaître les impacts plus larges en dehors de cette région ou de ce secteur. Par conséquent, les impacts environnementaux beaucoup plus profonds de l'utilisation des ressources peuvent souvent être exclus de l'analyse simplement en réduisant la fenêtre de données.
Je discute avec McAfee des nouvelles recherches menées par les auteurs du BIOS. Il est sceptique quant aux résultats : « Nous semblons être d'accord sur le fait que des cas spécifiques de découplage sont effectivement en cours, comme le découplage des émissions de carbone par exemple. Là où nous ne sommes pas d'accord, c'est que je considère ces cas de découplage comme faisant partie d'une tendance plus large qui ne fera que s'améliorer globalement, bien que les nations moins développées au niveau mondial doivent encore rattraper leur retard. »
Je l’interroge sur la conclusion selon laquelle ce découplage n'est que « relatif » et pourrait permettre, au contraire, d'augmenter la consommation des ressources. « Aux États-Unis, nous disposons de données claires sur le découplage absolu, dit-il. Je peux vous donner deux exemples clés : notre consommation d'engrais et de métaux ont toutes deux clairement diminué ces dernières années. Ces données et d'autres encore le prouvent sans équivoque. Je suis donc surpris par leurs conclusions. »
Les données que McAfee m'a communiquées semblent en effet indiquer une diminution de l'utilisation du sulfate de potassium, du phosphate et de l'azote à partir des années 2000 environ. Mais ses propres données viennent également compliqué ce tableau, en notant que la consommation « totale d'engrais » dans l'agriculture américaine n'a pas diminué dans l'ensemble : elle a d'abord atteint un sommet vers 2008, puis a diminué pendant quelques années avant de revenir aux niveaux de 2008 et de les dépasser en 2014.
Des chiffres venus d'ailleurs offrent une image totalement différente. Les données de la Banque mondiale montrent que la consommation totale d'engrais par hectare aux États-Unis a connu une augmentation globale, passant de 112,52 kilogrammes par hectare en 2002 à 138,6 kilogrammes par hectare en 2016. Et une étude du département américain de l'Agriculture de cette année-là n’apporte aucune preuve d'une baisse absolue de la consommation d'énergie ou d'engrais dans l'agriculture américaine depuis 2002.
L'anthropologue économique Jason Hickel, du Goldsmiths College, soutient que McAfee a commis une « erreur comptable » qui exclut « les ressources impliquées dans l'extraction, la production et le transport » des biens importés. Comme une grande partie de la production est délocalisée, « cet aspect de l'utilisation des ressources a été commodément retiré de leurs livres comptables ».
J'ai soumis les statistiques de McAfee à Tere Vadén du BIOS, auteur principal des deux nouvelles études. Selon lui, le fait de trouver des cas isolés de découplage absolu sur des choses spécifiques comme « le fumier de cheval, les chlorofluorocarbures (CFC), le papier, etc. » nous en apprend « très peu sur le métabolisme général ». Habituellement, ce type de « découplage » n'est que la preuve de « changements particuliers dans les méthodes de production et les modes de consommation ». Ainsi, si les États-Unis utilisent moins de papier mais exportent plus de bois, y compris des copeaux, pour la combustion au Royaume-Uni, cela ne nous dit pas grand-chose sur l'utilisation globale des ressources économiques du pays. « C'est pourquoi une perspective géographique et économique globale est nécessaire pour toute preuve ayant une incidence sur le recouvrement absolu des ressources mondiales, qui est le seul objectif écologiquement suffisant. »
« Il y a certainement des cas évidents où l'utilisation des ressources semble diminuer alors que le PIB augmente. Mais ces cas sont limités à des secteurs économiques spécifiques ou à des régions géographiques particulières, et sont toujours liés à une intensification de l'utilisation des ressources ailleurs »
Ainsi, selon les auteurs du BIOS, les améliorations apparentes à une certaine échelle se révèlent souvent être des artefacts de ce que nous choisissons de mesurer. Ce n'est pas parce que nous améliorons considérablement l'efficacité de la production technologique que nous réduisons réellement notre empreinte matérielle dans le monde réel.
Pour Vadén, le livre de McAfee est « léger et en retard de plusieurs années » en termes de recherche et de preuves : « En sélectionnant de petits morceaux de preuves du découplage et en les associant à un argument théorique solide en faveur de la possibilité de découplage, on présente une image que beaucoup de gens trouvent attrayante. Mais cette image est aussi éloignée du capitalisme existant que la présentation soviétique du socialisme l’était du socialisme. Oui, c'est en principe possible, oui, il y a certains faits qui le soutiennent, mais dans l'ensemble, l'image est fausse et trompeuse. »
Une intensification de l’utilisation des ressources
Le tableau d'ensemble, à long terme, semble sans équivoque. Selon l'équipe, la consommation mondiale des ressources matérielles a décuplé entre 1900 et aujourd'hui, passant de moins de 10 gigatonnes par an à environ 88,6 gigatonnes en 2017. Dans les décennies qui ont suivi 1970, le taux de croissance mondial s'est accéléré, et non ralenti, la consommation ayant plus que triplé.
En attendant, seuls 9 à 12 % des matériaux sont recyclés, et environ la moitié des ressources utilisées sert à fournir de l'énergie au sens large. L'autre moitié est utilisée pour des infrastructures comme les bâtiments, les transports, les machines et les biens de consommation.
Les chercheurs du BIOS constatent qu'il y a certainement des cas évidents où l'utilisation des ressources semble diminuer alors que le PIB augmente. Mais ces cas sont limités à des secteurs économiques spécifiques ou à des régions géographiques particulières, et sont toujours liés à une intensification de l'utilisation des ressources ailleurs. Le problème est qu'il n'y a « aucune preuve d'un découplage absolu et continu des ressources au niveau mondial ».
La situation est assez grave. Les scientifiques ont tenté de déterminer à quoi doit ressembler un véritable découplage, puis de découvrir s'il existe des données concrètes à ce sujet. Malheureusement, il n'y en a pas.
« Pour que le découplage absolu des ressources ait un sens en tant qu'objectif mondial, il faudrait que, dans environ 30 ans, l'économie produise 2,6 fois plus de PIB pour chaque tonne de matériaux utilisés, et ce à condition que l'utilisation des matériaux diminue d’environ 40 % au niveau mondial. Actuellement, aucune tendance correspondant à ce scénario n'est observable et, à notre connaissance, aucune proposition concrète avec un tel niveau de découplage n'a été présentée », ont-ils écrit.
30 ans de données scientifiques et aucune preuve de découplage
Le deuxième article de l'équipe du BIOS publié dans Environmental Science & Policy est encore plus accablant. L'équipe est allée plus loin en passant en revue l'ensemble de la littérature scientifique des dernières décennies pour voir si l'on pouvait trouver des preuves empiriques d'un découplage réel et absolu.
L'étude
a passé en revue 179 études scientifiques sur le découplage publiées
entre 1990 et 2019 et a constaté, en bref, que : « Les faits ne
suggèrent pas qu’un découplage vers la durabilité écologique est en
train de se faire à une échelle mondiale (ou même régionale). »
Le
découplage n'est donc pas un concept véritablement scientifique,
affirment-ils. Il s'agit plutôt d'une simple « possibilité abstraite
qu'aucune preuve empirique ne peut réfuter, mais qui, en l'absence de
preuves empiriques solides ou de plans détaillés et concrets, repose en
partie sur la foi ».
Cela ne signifie pas pour autant que nous devons renoncer à l'idée même de prospérité, mais plutôt que nous devons trouver d'autres moyens de créer la prospérité qui ne nécessitent pas une croissance sans fin.
Comme l'a montré
Hickel : « Les données empiriques montrent qu'il est possible
d'atteindre des niveaux élevés de bien-être humain sans atteindre des
niveaux élevés de PIB, avec une pression nettement moindre sur la
planète. Comment ?
En partageant les revenus de manière plus équitable
et en investissant dans les soins de santé universels, l'éducation et
d'autres biens publics. Les preuves sont claires : ce qui compte, c’est
d'assurer à tous une vie longue, saine et épanouie – c'est à cela que
ressemble le progrès. »
Si ces nouvelles études sont exactes, alors le maintien du statu quo et la sauvegarde de la planète s'excluent mutuellement. L'idée que nous pouvons concilier les deux est un mythe persistant, une question de « foi » qui doit être écartée.
À la place, nous devons trouver des moyens de restructurer nos économies et nos rapports à la production pour passer à de nouvelles formes de prospérité qui ne passent pas par une croissance sans fin.
Selon l'équipe du BIOS, cela signifie que « davantage d'attention devrait être accordée aux conceptualisations de l'économie qui ne reposent pas sur la croissance économique comme voie principale vers la durabilité écologique et le bien-être humain ».
VICE France est sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard
.