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Notre rapport à la nature a atteint un point de rupture qui requiert une manière responsable d’habiter la Terre. L’anthropologie peut nous apprendre à considérer les milieux de vie comme titulaires de droits, dont les hommes ne seraient que les mandataires, et à leur accorder une représentation politique.
Dans une lettre à Schiller, Alexandre de Humboldt définissait l’objet de sa recherche comme l’étude de « l’habitabilité progressive de la surface du globe », qu’il entendait comme la façon dont les humains avaient peu à peu transformé leurs environnements pour les plier à leurs usages et former des écosystèmes au sein desquels ils étaient devenus des forces décisives1. S’il voyait la Terre comme un grand organisme vivant où tout est connecté, anticipant ainsi l’hypothèse Gaïa de Lovelock, il était clair aussi pour lui que les hommes étaient partie prenante de cet organisme et que, de ce fait, l’histoire naturelle de l’homme était inséparable de l’histoire humaine de la nature.
Pourtant, deux siècles plus tard, la question qui se pose avec urgence est : comment avons-nous enclenché un processus qui va rendre la Terre, non pas de plus en plus, mais de moins en moins habitable, et comment faire pour enrayer ce mouvement ? Que s’est-il passé entre le constat optimiste de Humboldt que toutes les forces de la nature – dont les humains – sont entrelacées et l’évidence de plus en plus manifeste que ce qui ne s’appelait pas encore à son époque l’anthropocène est devenu le symptôme et le symbole d’un terrible échec de l’humanité ?
Un seuil critique
Il s’est passé au moins deux choses : d’abord que l’anthropisation de la Terre qu’observait déjà Humboldt a atteint un seuil critique dans des domaines qu’il n’avait pas prévus – le réchauffement global, l’érosion de la biodiversité, l’acidification des océans et la pollution des eaux, des airs et des sols. Il est même possible de considérer les activités humaines récentes dans le domaine biologique comme étant devenues la pression de sélection dominante : des produits nouveaux comme les antibiotiques, les pesticides et les Ogm se conjuguent à la dissémination de nouvelles espèces dans de nouveaux habitats, à la circulation d’agents pathogènes aptes à sauter les barrières d’espèces, à la monoculture intensive et aux effets sélectifs des températures plus élevées de l’atmosphère et des océans pour altérer les processus évolutifs ; comme l’écrit le spécialiste d’écologie marine Stephen Palumbi, « les humains sont [maintenant] la plus grande force évolutionnaire sur la Terre2 ». La seconde différence par rapport à l’époque de Humboldt, lui-même pourtant un précoce critique des ravages du colonialisme ibérique, c’est qu’une petite partie de l’humanité s’est entre-temps appropriée la Terre et l’a dévastée pour assurer ce qu’elle définit comme son bien-être, au détriment d’une multitude d’autres humains et de non-humains qui payent chaque jour les conséquences de cette rapacité. Ce n’est donc pas l’humanité en général qui est à l’origine de l’anthropocène, c’est un système, un mode de vie, une idéologie, une manière de donner sens au monde et aux choses dont la séduction n’a cessé de s’étendre et dont il faut comprendre les particularités si l’on veut en finir avec lui et tenter ainsi de défléchir certaines de ses conséquences les plus dramatiques3.
Il faut revenir un moment sur ces deux événements multiséculaires – c’est la durée d’un clin d’œil à l’échelle des temps géologiques – avant d’envisager les réformes de nos manières de penser qui pourraient conduire à de nouvelles manières d’être. En quoi consiste cette nouvelle étape de l’histoire de la Terre que l’on a pris coutume d’appeler anthropocène ? Qu’a-t-elle de nouveau par rapport au mouvement continu d’anthropisation de la planète dont les effets sont visibles dès le début de l’Holocène ? Car on sait à présent que même les écosystèmes des régions qui paraissaient avoir été peu affectées par l’action humaine avant la colonisation européenne, comme l’Amazonie ou l’Australie, ont été transformées en profondeur au cours des dix derniers millénaires par les techniques d’usage du milieu, en particulier l’horticulture itinérante sur brûlis, la sylviculture et les feux de brousse sélectifs et, quelques millénaires auparavant, par cet événement majeur que fut l’extinction de la mégafaune du Pléistocène dont l’ampleur fut considérable en Australie et dans les Amériques à la suite de l’arrivée des premiers occupants humains4.
Pourtant, au sein de ce mouvement continu d’anthropisation qui a affecté de nombreuses dimensions des écosystèmes, notamment la densité et la distribution des espèces animales et végétales, l’anthropocène se distingue au premier chef par les implications de l’action humaine sur le climat et par l’effet en retour de celui-ci sur les conditions de vie sur la Terre. Tout indique en effet que nous sommes au bord d’une rupture majeure du système de fonctionnement de la Terre dont les conséquences peuvent être envisagées à grands traits au niveau global sans que l’on sache encore très bien comment elles vont se traduire localement dans l’inévitable bouleversement des modes d’existence qu’elles vont engendrer.
Si les sciences sociales ont un rôle à jouer dans cette ère qui s’ouvre, à la fois comme outil d’analyse et comme réflexion sur des futurs différents, c’est qu’elles sont capables de jouer sur différentes échelles de temps et d’espace afin de saisir toute la gamme des transformations qui va affecter, quand cela n’a pas déjà commencé, en différents lieux et pour différents collectifs d’humains et de non-humains, les manières d’habiter la Terre. Ces jeux d’échelle se donnent à voir dans l’amplitude des écarts entre les diverses définitions de l’anthropocène en fonction des dates qui sont proposées pour le début de cette période géologique.
Je dois d’abord reconnaître que j’ai mis longtemps à percevoir le caractère catastrophique, au sens littéral du terme, que présentait le changement de régime climatique et à mesurer la différence de nature qui existait entre l’anthropisation continue de la planète depuis bien avant l’Holocène et ce que des chercheurs de plus en plus nombreux dans les sciences de la Terre appellent l’anthropocène. J’avais sans doute des excuses à cela. Depuis quarante ans, j’étudie en anthropologue les interactions entre humains et non-humains dans des régions du globe qui étaient pour l’essentiel demeurées à l’écart des effets directs de la révolution industrielle sur les écosystèmes terrestres et je n’avais donc guère besoin d’être convaincu que la plupart des biotopes ont été affectés en profondeur par l’action humaine. Pour en revenir à un exemple qui a beaucoup retenu mon attention : la composition floristique de la forêt amazonienne a été transformée en profondeur au cours des dix derniers millénaires par les manipulations végétales et les pratiques culturales des Amérindiens, avec le résultat que, à taux égal de diversité d’espèces, les zones affectées par l’action humaine présentent une densité beaucoup plus élevée de plantes utiles à l’homme que celles où il a été peu présent5. Il serait donc absurde de raisonner – ainsi qu’on l’a beaucoup fait à une époque – comme si les populations humaines dans cette région du monde avaient dû s’adapter, sur les plans social, culturel et technique, à des écosystèmes qui seraient demeurés indemnes de toute influence anthropique. Bref, anthroposphère, biosphère et géosphère ne m’ont jamais paru séparées et si j’ai donné le nom « anthropologie de la nature » à la chaire que j’occupe au Collège de France, au grand étonnement de quelques-uns, c’est bien parce qu’il m’avait paru nécessaire de donner à cette conviction un affichage terminologique manifeste.
J’ai pourtant fini par prendre conscience que l’anthropisation et l’anthropocène sont des choses bien différentes. La première résulte de ce mouvement de coévolution des humains et des non-humains, ininterrompu depuis 200 000 ans, qui a façonné la Terre en altérant les écosystèmes et leurs conditions de fonctionnement, de façon parfois irréversible et avec des effets régionaux non intentionnels – ainsi en va-t-il, par exemple, de l’incidence de la déforestation sur les cycles climatiques locaux ou de l’agriculture intensive sur la structure des sols (que l’on songe au desséchement de la forêt ombrophile à Bornéo ou au Dust Bowl aux États-Unis). Tandis que l’anthropocène désigne un effet systémique plus global, auquel les altérations d’écosystèmes locaux contribuent sans doute pour une part, mais dont le résultat général est une transformation cumulative et en voie d’accélération du fonctionnement climatique de la Terre, transformation dont les conséquences vont se faire sentir pendant un grand nombre de siècles, peut-être de millénaires, et qu’il n’est pas absurde de faire remonter aux débuts de la révolution industrielle, vers 1800. Certes, il n’est pas impossible que des altérations écosystémiques régionales – comme la chute des défrichements suite à l’effondrement démographique des Amérindiens consécutif à la conquête européenne – ou des événements géophysiques locaux – comme les éruptions du Tambora en 1815 ou du Krakatoa en 1883 – aient pu avoir des incidences sur les équilibres climatiques globaux. Mais celles-ci sont demeurées faibles et de courte durée.
Le premier événement auquel je viens de faire référence mérite que l’on s’y attarde un moment. En effet, deux chercheurs du University College de Londres, Simon Lewis et Mark Maslin, ont récemment fait la proposition intrigante de retenir la date de 1610 pour le début de l’anthropocène en raison d’une légère baisse de la concentration de CO2 atmosphérique (7-10 parties par million) observable dans la calotte glaciaire antarctique pour la période qui va de 1570 à 1620. Cette baisse proviendrait de la chute massive des essartages en Amérique du Nord et surtout du Sud après l’invasion européenne à la suite de la destruction des neuf dixièmes de la population autochtone causée par les maladies infectieuses, les massacres et la réduction en esclavage ; il en aurait résulté la régénération spontanée de millions d’hectares de couverture végétale contribuant ainsi à une augmentation de la séquestration du carbone par la végétation6. La corrélation est plausible et elle souligne a contrario, s’il en était encore besoin, l’importance des transformations écosystémiques et géochimiques que des manipulations végétales par les humains sont en mesure de produire. Toutefois, même si la cause hypothétique indirecte des variations en CO2 fut effroyable – le quasi-anéantissement des habitants d’un continent –, l’amplitude de celles-ci demeure trop faible pour être distinguée à coup sûr des variations naturelles. On peut en dire autant des deux éruptions mentionnées plus tôt : leur impact fut notable à l’échelle de la planète – et dramatique, par exemple, dans les hautes terres de Nouvelle-Guinée où l’on conserve la mémoire des famines que l’abaissement des températures provoqua – sans que ces événements aient bouleversé pour autant de façon durable les équilibres climatiques à l’échelle de la Terre. Autrement dit, la date la plus plausible pour faire débuter l’anthropocène demeure les commencements de la révolution industrielle à la fin du xviiie siècle et c’est d’ailleurs celle que les inventeurs du concept d’anthropocène, Paul Crutzen et Eugene Stoermer, ont eux-mêmes retenue lorsqu’ils ont fait démarrer leur nouvelle ère géologique avec le perfectionnement par James Watt de la machine à vapeur7.
Qualifier l’anthropocène comme une transformation globale du système de la Terre débutant il y a un peu plus de deux siècles présente à la fois un avantage et un risque pour les sciences sociales, et plus généralement pour la façon dont les communautés humaines font face à cette transformation. Je ne parle pas ici des débats entre spécialistes des sciences de la Terre sur l’existence autour de 1800 d’un véritable point stratotypique mondial, plus communément appelé « clou d’or » (golden spike), c’est-à-dire un marqueur géologique incontestable définissant les limites entre deux strates géologiques. La définition consensuelle d’un clou d’or, sans nul doute importante pour que la Commission internationale de stratigraphie de l’Union internationale des sciences géologiques ratifie l’anthropocène comme une authentique époque géologique, n’est en revanche pas centrale pour les questions que les humains se posent quant aux causes et aux conséquences des bouleversements environnementaux.
Le système naturaliste
Plus cruciale est l’identification des responsabilités et des réponses à apporter. Quels collectifs d’humains et de non-humains, quels types de pratiques et d’êtres, quels modes d’existence sont-ils la cause de quelles sortes d’altérations des interactions entre géosphère, biosphère et anthroposphère ? À quelles échelles d’espace et de temps ces phénomènes se produisent-ils et comment ces échelles s’emboîtent-elles ? De ce point de vue, assigner la fin du xviiie siècle au début de la nouvelle ère géologique est une initiative bienvenue car elle permet de dissiper le flou qui entoure la définition du mystérieux anthropos qui donne sa dynamique à l’anthropocène. Ce n’est pas l’humanité tout entière qui est à l’origine du réchauffement global ou de la sixième extinction des espèces. Quelle que soit l’incidence des actions des Indiens d’Amazonie, des Aborigènes australiens ou des peuples autochtones de l’aire circumboréale sur les écosystèmes qu’ils ont contribué à façonner, ce ne sont pas eux qui sont la cause de l’augmentation d’un tiers de la concentration atmosphérique en CO2, de l’acidification des océans ou de la fonte des glaciers. La cause principale de l’entrée dans l’anthropocène, je l’ai déjà dit en préambule, c’est le développement depuis quelques siècles, d’abord en Europe occidentale puis dans d’autres régions de la planète, d’un mode de composition du monde que l’on a diversement appelé, selon les aspects du système que l’on souhaitait mettre en évidence : capitalisme industriel, révolution thermodynamique, technocène, modernité ou naturalisme.
En quoi consiste ce système ? Il est d’abord fondé, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sur l’affirmation d’une différence de nature, et non plus de degré, entre les humains et les non-humains, une différence qui met l’accent sur le fait que les premiers partagent avec les seconds des propriétés physiques et chimiques universelles, mais s’en distinguent par leurs dispositions morales et cognitives. Le résultat est l’émergence d’une nature hypostasiée vis-à-vis de laquelle les humains se sont mis en retrait et en surplomb pour mieux la connaître et la maîtriser, principe directeur d’une ontologie que j’ai appelée « naturaliste » et dont les prémices sont légèrement antérieures au développement exponentiel des sciences et des techniques qu’elle a rendu possible à partir du dernier tiers du xviiie siècle. Sur ce socle ontologique s’est greffé un basculement dans la nature et l’usage de l’énergie8. Depuis des millénaires, les sociétés agraires reposaient sur l’énergie solaire, c’est-à-dire la photosynthèse de diverses espèces de plantes et leur conversion en nourriture, et sur l’énergie fournie par l’action dirigée des humains et des animaux. Les piliers de la vie étaient donc la terre et le travail, des ressources longtemps demeurées inaliénables. Le développement du capitalisme marchand et le système colonial puis impérialiste sur lequel il s’appuyait ont permis la diversification globale des sources d’énergie, de matières premières et de biens manufacturés en même temps que leur péréquation grâce à la monnaie : tout devenait convertible en argent et les différences de coûts de production rendues possibles par le transport à bas prix des marchandises transformèrent celles-ci en une source de profits financiers considérables. Non seulement, comme Marx l’avait bien vu, l’argent dérivait désormais du transfert des marchandises au lieu d’en être un simple moyen, mais encore celui-ci devenait l’instrument permettant d’obtenir une énergie bon marché déconnectée du contrôle de la terre agricole. On entrait ainsi de plain-pied dans l’illusion majeure de ces deux derniers siècles : la nature comme ressource infinie permettant une croissance infinie grâce au perfectionnement infini des techniques. En ce sens, la machine de Watt n’est pas tant la cause première de l’entrée dans l’anthropocène que le premier résultat de l’accélération des échanges marchands, accélération qui rendait nécessaire le contrôle des énergies fossiles désormais plus importantes pour la production et le transport que l’énergie stockée dans les êtres vivants. Il n’y a là rien de nouveau, je le confesse, mais il faut rappeler cela sans relâche pour signaler encore et toujours que le présent est le résultat d’une histoire humaine de la nature tout à fait singulière et non le résultat inéluctable du développement des ingéniosités et des découvertes scientifiques.
Des réponses globales
Passons maintenant aux difficultés que recèle le concept d’anthropocène. Le principal vient de sa globalité : si l’anthropocène n’est pas l’anthropisation, si la nouvelle ère géologique signale l’irruption d’une nouvelle science des interactions terrestres qui, comme nous le rappelle Clive Hamilton9, n’est pas l’agrégation des savoirs sur les écosystèmes, les géosystèmes et les anthroposystèmes, alors que faire de ces savoirs ? Comment les intégrer pour mieux comprendre les effets à différentes échelles des boucles de rétroaction connectant transformations environnementales, changements climatiques, évolutions des communautés biotiques et pratiques humaines ? L’écologie et l’anthropologie nous montrent les immenses difficultés que rencontrent des disciplines qui se donnent pour tâche de décrire et de modéliser au niveau local d’un écosystème ou d’une communauté humaine les comportements et les interactions d’un très grand nombre d’agents dans un très grand nombre de situations. Comment imaginer une science qui serait capable de le faire à l’échelle de la planète en respectant chaque niveau de pertinence et chaque mode d’interagentivité ? Celle-ci reste à construire sous la forme d’une vaste intelligence collective et c’est sans doute l’un des défis les plus pressants que nous lance l’anthropocène.
Surtout, la globalité de l’anthropocène conduit à s’interroger sur les réponses cosmopolitiques que l’on peut apporter aux bouleversements systémiques affectant la Terre. On peut comprendre que des phénomènes se déployant à une échelle globale requièrent des mécanismes globaux – c’est-à-dire interétatiques, comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ou la Conférence des parties sur le réchauffement climatique – afin de parvenir à des mesures palliatives. Vu l’état du monde, on voit mal comment procéder autrement à court terme. Mais, outre que les citoyens de la Terre sont tenus en lisière de ce genre de mécanisme, la plupart des altérations environnementales se situent en général à une tout autre échelle et requièrent donc une tout autre échelle d’analyse et une tout autre échelle de mobilisation. La dévastation d’un territoire amérindien par l’exploitation pétrolière en Amazonie, la pollution d’un bassin-versant par une compagnie minière au Népal, la contamination de la faune marine par des déchets radioactifs au Japon, la pollution des eaux par les nitrates en Bretagne, tout cela – et mille autres cas semblables – relève bien d’un écocide général, d’autant plus insidieux qu’il n’est pas vraiment concerté, et qui ne peut être combattu efficacement qu’au niveau local, par les collectifs d’humains et de non-humains concernés au premier chef. Pour des raisons politiques – politique de la connaissance et politique de l’action – il me semble donc périlleux de dissocier le destin systémique de la Terre et le destin des collectifs d’humains et de non-humains qui sont exposés de façon variable, du fait de leur situation sur le globe et dans les réseaux de la mondialisation, tant aux conséquences du réchauffement climatique qu’à d’autres sortes d’atteintes écologiques et de spoliations territoriales. Le réchauffement global est sans doute global à l’échelle des sciences qui l’étudient, mais il prend des formes distinctes pour les collectifs d’humains et de non-humains selon les lieux qu’ils habitent et les moyens dont ils disposent pour en défléchir certains effets. Bref, nous sommes bien tous embarqués sur le même bateau, mais ce n’est pas la même chose d’être confinés dans les soutes, les premiers à être noyés, ou sur le pont des premières classes, à proximité des canots de sauvetage.
Il est toutefois une chose que nous pouvons faire collectivement pour altérer peut-être la route du bateau, à long terme sans doute, mais avant qu’il ne soit trop tard : c’est d’en changer les moteurs et le mode de navigation. Nous sommes des chercheurs, et si nous pouvons être utiles, c’est aussi et surtout en tentant de bouleverser notre vision scientifique de la manière dont nous habitons la Terre, en espérant que nos idées se diffuseront au-delà des laboratoires et des revues savantes. De ce point de vue, il me semble qu’il faut repenser en profondeur trois processus qui jouent un rôle central tant dans les relations entre humains que dans les rapports qu’ils entretiennent avec les non-humains : la manière dont les humains s’adaptent à leurs milieux de vie, la manière de se les approprier et la manière de leur donner une expression politique.
L’adaptation
Commençons par l’adaptation. J’éprouve depuis longtemps déjà une méfiance non déguisée vis-à-vis du fonctionnalisme de cette idée entendue comme une réponse des sociétés à des contraintes environnementales dont la nature et l’expression seraient indépendantes des collectifs humains. Mon expérience d’anthropologue de la nature m’a montré au moins deux choses en la matière : d’une part que la diversité des comportements humains réputés adaptatifs à une même contrainte environnementale est si vaste qu’à peu près toute institution peut être qualifiée d’adaptative – un raisonnement panglossien qui dépouille la notion d’adaptation ainsi conçue de toute pertinence scientifique ; d’autre part, que le rapport entre conditions environnementales et activités humaines n’est pas gouverné par un modèle behavioriste de type stimulus-réponse en cela que les humains participent activement, et depuis bien avant le néolithique, à la production des facteurs environnementaux qui affectent leur existence, dans la très grande majorité des cas sans en être véritablement conscients. J’en ai déjà évoqué des exemples, notamment celui de la forêt amazonienne. De fait, et comme c’est le cas aussi pour d’autres organismes, l’adaptation des humains ne s’opère pas uniquement en termes de sélection des individus génétiquement les plus aptes à vivre dans un environnement donné ; elle se réalise aussi par l’instauration progressive de niches favorables à certains modes d’existence.
Avec l’anthropocène, toutefois, la coévolution des populations humaines et des organismes non humains subit une double mutation : ce qui s’était opéré de façon non intentionnelle et sur une échelle de temps plurimillénaire nous apparaît soudain – à certains d’entre nous, en tout cas – comme réclamant une action volontariste à mener dans des délais très courts. Le réchauffement climatique devient une contrainte environnementale majeure à laquelle les sociétés humaines doivent s’adapter sans qu’elles puissent le faire comme elles avaient procédé auparavant à l’échelle locale, c’est-à-dire en utilisant toute une panoplie de micro-ajustements à effets rétroactifs grâce auxquels elles avaient progressivement transformé de nombreux écosystèmes de la planète en les rendant plus accueillants à la présence humaine. Par ailleurs, pour faire face à l’urgence de la transformation climatique, il nous faut apprendre et propager l’idée encore neuve que notre destinée ne se résume pas à un face-à-face plus ou moins hostile entre l’homme et la nature médiatisé par la technique, ainsi que la tradition moderne a voulu nous le faire croire, mais qu’elle est tout entière dépendante des milliards d’actions et de rétroactions par lesquelles nous engendrons au quotidien les conditions environnementales nous permettant d’habiter la Terre. Une meilleure appréhension de ces processus, à commencer par un enseignement des principes de base de l’écologie scientifique à l’école, nous rendrait plus attentifs à la myriade de connexions vitales qui nous relient aux non-humains organiques et abiotiques. Toute la question est de savoir s’il est encore temps de rendre cette idée acceptable.
L’appropriation
Passons maintenant à l’appropriation. Grosso modo depuis le début du mouvement des enclosures en Angleterre à la fin du Moyen Âge, l’Europe d’abord, le reste du monde ensuite n’ont cessé de transformer en marchandises aliénables et appropriées de façon privative une part toujours croissante de notre milieu de vie : pâturages, terres arables et forêts, sources d’énergie, eaux, sous-sol, ressources génétiques, savoirs et techniques autochtones. La parenthèse communiste ne constitue une exception qu’en apparence car la propriété collective des moyens de production telle qu’on l’a conçue en Urss et en Chine ne fut qu’une voie alternative de l’appropriation productive de la nature qui ne remettait pas fondamentalement en cause deux caractéristiques du capitalisme qui sont absentes de toutes les économies non marchandes : d’abord, que des valeurs indispensables à la vie peuvent faire l’objet d’une appropriation ; ensuite, que ces valeurs doivent au premier chef être envisagées comme des ressources économiques, c’est-à-dire employées dans la production de marchandises ou devenues telles par destination. Il est ainsi urgent de redonner aux biens communs leur sens premier, non pas tant d’une ressource dont l’exploitation serait ouverte à tous, que d’un milieu partagé dont chacun est comptable.
Rappelons en effet, s’il en était encore besoin, que ce que l’on appelle la « tragédie des biens communs » est un mythe. Dans l’article qui a donné son nom à cette expérience de pensée, l’écologue Garret Hardin imaginait une communauté d’éleveurs utilisant un pré communal selon l’intérêt optimal de chacun d’entre eux, le résultat étant que la surexploitation de la ressource du fait du surpâturage aboutissait à terme à sa disparition10. Or, comme les ethnologues qui s’intéressent aux droits d’usage collectifs dans les économies précapitalistes le savent depuis longtemps, et comme Elinor Ostrom l’a ensuite brillamment montré11, l’accès aux biens communs est toujours réglé par des principes localement contraignants qui visent à protéger la ressource au profit de tous. Le problème des biens communs n’est pas la propriété commune, c’est la définition des droits d’usage de cette propriété commune.
Sans doute est-il plus urgent encore d’étendre le périmètre des composantes intangibles de ce milieu commun collectivement approprié bien au-delà des objets habituels que j’ai mentionnés auparavant pour y inclure aussi le climat, la biodiversité, l’atmosphère, la connaissance, la santé, la pluralité des langues ou des environnements non pollués. Cela implique bien évidemment de bouleverser la notion habituelle d’appropriation comme l’acte par lequel un individu ou un collectif devient le titulaire d’un droit d’usus et abusus sur une composante du monde, et d’envisager un dispositif dans lequel ce seraient plutôt des écosystèmes ou des systèmes d’interactions entre humains et non-humains qui seraient porteurs de droits dont les humains ne seraient que des usufruitiers ou, dans certaines conditions, des garants. Dans un tel cas, l’appropriation irait des milieux vers les humains, et non l’inverse.
La représentation
Et cela nous conduit au dernier concept à reformuler, celui de représentation. Il s’agit ici de la délégation de responsabilité ou de libre arbitre permettant à des agents engagés dans les collectifs d’humains et de non-humains de faire valoir leur point de vue par personne interposée dans la délibération sur les affaires communes. Du fait notamment de la distinction entre les choses et les personnes héritée du droit romain, cette faculté de représentation n’est accordée à présent de façon directe qu’aux humains. Or, dans l’esprit de ce qui vient d’être dit sur l’appropriation, il paraît indispensable que le plus grand nombre possible d’agents concourant à la vie commune voient leur situation représentée, et sous une forme plus audacieuse que celle qui tend maintenant à émerger d’une extension sélective de quelques droits humains à quelques espèces de non-humains, lesquelles présenteraient avec les humains des similitudes en matière d’aptitudes cognitives ou de facultés sensibles. On voit pointer les prodromes de ce dernier dispositif, par exemple dans le souhait que soient accordés aux grands singes des droits spécifiques12 ou dans l’approbation en 2014 par le Parlement français d’un projet d’amendement au Code civil faisant passer la définition des animaux de « bien meuble » à « être vivant doué de sensibilité ».
Mais l’on voit aussi que ce genre d’extension des droits humains à des espèces animales non humaines est encore très largement anthropocentrique puisque l’argument employé pour étendre sur elles une protection juridique continue d’être la proximité qu’elles présentent avec les humains et, ipso facto, l’aptitude que certains de ces derniers manifestent à s’identifier, souvent de façon très abstraite, aux membres de ces espèces. Cela vaut donc pour les chimpanzés, les dauphins ou les chevaux, mais personne ne songerait à réclamer des droits intrinsèques pour les sardines ou le virus de la grippe. On est ici dans le domaine de la théorie politique moderne fondée sur ce que Macpherson a appelé l’individualisme possessif13, c’est-à-dire cette idée initialement développée par Hobbes et Locke selon laquelle l’individu (humain) est, par définition, le propriétaire exclusif de lui-même ou de ses capacités et qu’il n’est donc nullement redevable de sa personne à une quelconque instance extérieure ou supérieure à lui-même – que celle-ci ait pour nom la société, l’Église, Dieu, un souverain ou un groupe de filiation. Cette conception, dont on ne trouve pas trace dans d’autres systèmes politiques et juridiques, fut la pierre angulaire de l’individualisme moderne et le fondement des démocraties contemporaines. La société y est vue comme la somme des individus libres et égaux qui ne sont liés entre eux que parce qu’ils sont propriétaires de leurs capacités, lesquelles leur permettent de nouer des rapports d’échange librement consentis. L’inclusion d’espèces animales dans ce système de droits individuels – en tant qu’elles seraient aussi propriétaires de capacités analogues, pour certaines d’entre elles, à celles des humains – peut poser d’intéressantes questions juridiques quant aux modalités de la délégation de pouvoir de ces individus non humains nouvellement institués, elle ne permettra en aucune façon qu’un plus grand nombre de composantes du monde accèdent à la dignité de sujets politiques puisque cette dignité, du fait des critères anthropocentriques qui la définissent, est nécessairement restreinte à un petit nombre d’espèces animales, et à elles seules.
C’est pourquoi il faut imaginer que puissent être représentés non pas des êtres en tant que tels – des humains, des États, des chimpanzés ou des multinationales ; mais bien des écosystèmes, c’est-à-dire des rapports d’un certain type entre des êtres localisés dans des espaces plus ou moins vastes, des milieux de vie donc, quelle que soit leur nature : des bassins-versants, des massifs montagneux, des villes, des littoraux, des quartiers, des zones écologiquement sensibles, des mers, etc. Une véritable écologie politique, une cosmopolitique de plein exercice, ne se contenterait pas de conférer des droits intrinsèques à la nature sans lui donner de véritables moyens de l’exercer – ainsi que l’a fait la Constitution de l’Équateur il y a quelques années ; elle s’attacherait à ce que des milieux de vie singularisés et tout ce qui les compose – dont les humains – deviennent des sujets politiques dont les humains seraient les mandataires. Pourrait ainsi prendre une expression politique concrète ce que j’ai appelé ailleurs l’universel relatif, à savoir l’idée que des systèmes de relations plutôt que des qualités attachées à des êtres devraient former le fondement d’un nouvel universalisme des valeurs14. Dans leur rôle de mandataire, les humains ne seraient plus la source du droit légitimant l’appropriation de la nature à laquelle ils se livrent ; ils seraient les représentants très diversifiés d’une multitude de natures dont ils seraient devenus juridiquement inséparables. Notons qu’une telle conception n’est étrange de prime abord qu’au regard des fondements individualistes de notre présent système juridique et politique. Car l’ethnologie et l’histoire nous offrent par ailleurs maints exemples de collectifs dans lesquels le statut des humains est dérivé, non des capacités universelles réputées universellement attachées à leur personne, mais de leur appartenance à un collectif singulier mêlant indissolublement des territoires, des plantes, des montagnes, des animaux, des sites, des divinités et une foule d’autres êtres encore, tous en constante interaction. Dans de tels systèmes, les humains ne possèdent pas la « nature » ; ils sont possédés par elle.
Mon expérience d’anthropologue me permet de penser que ces propositions ne sont pas complètement utopiques. Des systèmes cosmologiques et politiques, des droits d’usage, des modes de savoir et des pratiques techniques ont rendu possible, dans d’autres contextes historiques, le genre d’assemblage évoqué. Ces sources d’inspiration ne sont d’ailleurs pas transposables directement, en particulier du fait que la révolution des Lumières, avec la promotion de l’individualisme, a également apporté des droits attachés à la personne auxquels nous ne saurions renoncer aisément. Ce que permet l’anthropologie, en revanche, c’est d’apporter la preuve que d’autres manières d’habiter le monde sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis, montrer donc que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin d’édifier au plus tôt une véritable maison commune, avant que l’ancienne ne s’écroule sous l’effet de la dévastation désinvolte auquel certains humains l’ont soumise.
N.D.L.R. Phillipe Descola nous explique ici clairement que l'homme est devenu un "virus" pour la nature et que notre civilisation mondialisée porte en elle son extinction si nous ne la faisons par évoluer très sensiblement.
- *.
Professeur au Collège de France, dans la chaire d’anthropologie de la nature. Cet article est le texte de la conférence inaugurale du colloque « Comment penser l’anthropocène ? » organisé par Philippe Descola et Catherine Larrère.
- 1.
Le passage de la lettre à Schiller est cité par Charles Minguet, Alexandre de Humboldt, historien et géographe de l’Amérique espagnole, Paris, François Maspero, 1969, p. 77.
- 2.
Stephen R. Palumbi, “Humans as the World’s Greatest Evolutionary Force”, Science, 293, 2001, p. 1786-1790.
- 3.
Pour un point de vue critique sur les causes de l’anthropocène, voir Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, l’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013.
- 4.
Pour les feux de brousse, voir : pour le Brésil, James R. Welch et al., “Indigenous Burning as Conservation Practice: Neotropical Savanna Recovery amid Agribusiness Deforestation in Central Brazil”, PLoS One, 8 (12), 2013, p. 1-10 ; pour l’Australie, Peter J. Whitehead et al., “Customary Use of Fire by Indigenous Peoples in Northern Australia: Its Contemporary Role in Savanna Management”, International Journal of Wildland Fire, 12 (4), 2003, p. 415-425. Pour ce qui est de l’extinction de la mégafaune, on considère que 83 % des genres de grands mammifères ont disparu en Amérique du Sud et 88 % en Australie après l’arrivée des premières vagues d’occupants humains : Anthony D. Barnosky et al., “Assessing the Causes of Late Pleistocene Extinctions on the Continents”, Science, 306 (5693), 2004, p. 70-75.
- 5.
Pour une bonne synthèse sur la coévolution des humains et de l’écosystème forestier en Amazonie, voir William Balée, “The Culture of Amazonian Forests”, dans Darrell A. Posey et Balée William (sous la dir. de), Resource Management in Amazonia: Indigenous and Folk Strategies, New York, The New York Botanical Garden, 1989, p. 1-21.
- 6.
Simon L. Lewis et Mark A. Maslin, “Defining the Anthropocene”, Nature, 519 (2), 2015, p. 128-146.
- 7.
Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, “The Anthropocene”, Global Change Newsletter, Igbp, 41, 2000, p. 17-18.
- 8.
Sur l’empreinte écologique gigantesque qui fut nécessaire au démarrage de la révolution industrielle, voir Alf Hornborg, Global Ecology and Unequal Exchange: Fetishism in a Zero-Sum World, Londres/New York, Routledge, 2011, et Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel/Maison des sciences de l’homme, 2010.
- 9.
Clive Hamilton, “Getting the Anthropocene so Wrong”, The Anthropocene Review, 2 (2), 2015, p. 102-107.
- 10.
Garret Hardin, “The Tragedy of the Commons”, Science, 162 (3859), 1968, p. 1243-1248.
- 11.
Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
- 12.
Paola Cavalieri et Peter Singer (sous la dir. de), The Great Ape Project: Equality Beyond Humanity, Londres, Fourth Estate, 1993.
- 13.
Crawford Brough Macpherson, la Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, trad. Michel Fuchs, Paris, Gallimard, 1971.
- 14.
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 418-419.