Les 150 personnes tirées au sort et représentant « la diversité des citoyens et des citoyennes françaises » se réuniront les 19, 20 et 21 juin, en pleine sortie de crise sanitaire, pour la 7e et dernière session de la convention citoyenne pour le climat. L’objectif de cette expérience démocratique ? « Définir une série de mesures permettant d'atteindre une baisse d’au moins 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, et ce dans un esprit de justice sociale ». Le président de la République s’est engagé à ce que les propositions législatives et réglementaires que feront les 150 dans quelques jours soient « soumises "sans filtre" soit à référendum, soit au vote du parlement, soit à application réglementaire directe ».
La démocratie participative est-elle un outil de choix pour lutter contre le changement climatique ? La crise du Covid-19 aura-t-elle un impact positif pour la protection de l’environnement ? Nous avons demandé son avis à Valérie Masson-Delmotte, climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement1, en pleine préparation du 6e rapport du Giec dont elle co-préside le groupe 1.
Cette consultation citoyenne sur le climat est inédite en France. Y en a-t-il déjà eu ailleurs ?
Valérie Masson-Delmotte :
Oui, il y a eu quelques précédents. En 2018, j'ai été invitée à
intervenir devant le comité mixte sur l’action pour le climat du
Parlement irlandais. Ce comité, l’assemblée citoyenne irlandaise
(Citizens Assembly), avait été mis en place suite à un exercice innovant de démocratie participative qui avait formulé et voté un ensemble de recommandations ambitieuses pour agir vis-à-vis du changement climatique.
J'avais alors eu l'occasion d'échanger avec certains participants, et j'avais été très impressionnée par la profondeur de leur réflexion qui visait à ancrer l’action pour le climat dans des transformations de la société au bénéfice de tous. Suite à cela, tout au début de la crise des gilets jaunes, j'avais co-signé une tribune pour appeler à mettre en place ce type de délibération citoyenne en France. Je ne sais pas si cet appel a pesé dans la décision d'organiser la convention, mais c'est évidemment une initiative que je soutiens : nous avons besoin d’espaces de réflexion de ce type-là, il faut faire confiance à l'intelligence collective.
Qu'est-ce qui vous a le plus marquée lors de la première session de la convention citoyenne, en octobre dernier ?
V. M.-D. : L'implication et l'investissement des gens, leur
soif de s'approprier les enjeux, la profondeur des débats, mais aussi le
manque d'informations qu'ils déploraient. Lors de ce week-end de
lancement des travaux, je suis intervenue pour expliquer
à la fois les méthodes permettant de produire les connaissances en
sciences du climat ainsi que les enjeux, à l’échelle globale comme
locale. Au cours du week-end suivant, certains facilitateurs m’ont
confié que plusieurs participants avaient été très secoués par mon
intervention et avaient pris conscience de l’ampleur des enjeux.
Ils ne comprenaient pas pourquoi ces éléments – par exemple l'évolution du climat en France, région par région – n’étaient pas plus clairement communiqués dans les médias. Ce genre d’épisode me fait dire que le niveau d’information en matière de changement climatique est très insuffisant. Et qu’après s’être approprié ces éléments, les gens se sentent souvent pleinement concernés, formulent des questions très pertinentes et fourmillent de propositions concrètes. J’en ai suivi certains sur Twitter qui, depuis, s’efforcent d’organiser à leur niveau, dans des cafés ou sur Internet, des espaces de discussions et d’échanges.
De nombreux citoyens souhaitent que
la crise sanitaire, sur laquelle ils ont été massivement informés,
laisse émerger une société plus soucieuse et respectueuse de
l’environnement. Pensez-vous que ce soit possible ?
V. M.-D. : Durant
quelques semaines, beaucoup de personnes ont pu apprécier un air plus
propre, des villes moins bruyantes, ce qui a donné une idée de ce qu’on
pouvait gagner en transformant nos modes de vie. Certaines tendances
récentes semblent avoir été renforcées pendant la crise, comme l’achat
d’aliments directement aux producteurs ou l’utilisation du vélo pour les
déplacements de proximité, et pourraient s’inscrire dans la durée.
C’est encourageant.
Mais ce qui fera la différence, c’est la nature des plans de relance. Ils doivent se faire au bénéfice de l’emploi, mais aussi de l’environnement, sous peine d’observer bientôt un effet rebond. Après la crise financière de 2008, la plupart des plans de relance n’ont pas intégré les enjeux environnementaux et ont retardé les actions pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre.
Avez-vous eu l’occasion de vous exprimer à ce sujet auprès du gouvernement ?
V. M.-D. : Le Haut Conseil pour le Climat dont je fais partie2,
a été auditionné par le Ministre de l’économie et des finances durant
un créneau d’une heure un mercredi de mai. Nous avons, à cette occasion,
présenté les recommandations issues d’un rapport spécial « climat, santé, mieux prévenir, mieux guérir »
que nous venions de publier. Construire un développement soutenable
demande d’assurer un développement économique et social tout en
préservant l’environnement, et en réduisant de manière importante et
tenace les émissions de CO2. J’ajouterais qu’il faudra aussi
porter une attention toute particulière aux jeunes dont l’entrée sur le
marché du travail pourrait être très fortement impactée par la crise
économique qui se profile.
La France doit-elle s’inspirer d’autres pays qui feraient, selon vous, les bons choix post-crise ?
V. M. -D. : L’Allemagne
s’est montrée assez exemplaire dans la gestion de la crise. La
communication d’Angela Merkel, qui a une formation scientifique
approfondie (3), était à la fois bienveillante, prudente et
très claire sur les éléments scientifiques. Les responsabilités ont été
également partagées entre l’État et les régions. En Allemagne, des
choix forts semblent se mettre en place pour accélérer la transition
vers une mobilité plus propre.
S’il y avait une grande leçon à tirer de cette crise
sans précédent, et qui pourrait servir à mieux gérer une future crise
majeure liée au changement climatique, quelle serait-elle ?
V. M. -D. : Sans
aucun doute l’anticipation de risques potentiellement très sévères. En
la matière, la France n’est pas assez préparée. On a pu le constater
lors de la canicule de 2003. D’ailleurs, les mesures prises pour limiter
les conséquences de vagues de chaleur, qui seront plus intenses et plus
fréquentes dans les décennies à venir, sont encore insuffisantes : par
exemple, les espaces verts, sources de fraîcheur, manquent encore
cruellement au cœur de certaines villes.
Or maintenant, il faut aussi se préparer à des risques composites : comment gérer une pandémie pendant une vague de chaleur intense (rappelons qu’il a fait jusqu’à 46°C l’été dernier en France) ou en cas de cyclone s’il faut évacuer les populations (comme au début du mois de juin en Inde) ? Pour limiter les vulnérabilités et l’exposition à ces risques, il faut renforcer la capacité de détection des phénomènes nouveaux majeurs, mettre en place des systèmes d’alertes précoces, renforcer la transparence et la communication au niveau international. Et bien sûr agir à la racine des risques liés aux zoonoses et au changement climatique en préservant les écosystèmes et en réduisant de manière tenace les émissions de CO2.
Anticiper des risques, cela suppose aussi qu’une bonne partie de la société y soit sensibilisée. Nous
sentons-nous désormais plus concernés par les potentielles crises à
venir, notamment celles qui seront directement liées au changement
climatique ?
V. M.-D. : Je
l’espère. En tout cas, les collègues qui travaillent sur les épidémies
observent depuis quelques mois ce que nous, climatologues, observons
depuis des années : d’abord du déni, la volonté de tenir à distance
quelque chose d’angoissant, de la sidération, de la colère, un sentiment
d’impuissance. Et, lorsque ces étapes sont surmontées, et que la
nouvelle situation est intégrée, la mise en œuvre de solutions
concrètes.
Ceci dit le risque n’est pas perçu de la même manière. Celui de pandémie a été ressenti comme immédiat, personnel. Celui lié au changement climatique a longtemps été considéré comme graduel, éloigné, lointain, pour les générations futures, ou d’autres régions du monde. Mais la réalité des conséquences du changement climatique, et tout particulièrement l’intensification des événements extrêmes comme les vagues de chaleur, les pluies torrentielles ou les sécheresses, a fait évoluer la perception de ce risque au cours des dernières décennies, le rendant beaucoup plus concret...
Les scientifiques ont été
particulièrement mis sur le devant de la scène ces derniers mois.
Sont-ils désormais plus écoutés par les décideurs ?
V. M.-D. : Évidemment,
devant une situation nouvelle, le besoin de connaissances est vital.
Mais chaque nouveau résultat a été rendu public sans recul critique et
commenté, parfois par des journalistes qui connaissent mal la
démarche scientifique, suscitant la perplexité du public. Par ailleurs,
les éléments scientifiques qui ont « justifié » certaines décisions
politiques n’ont pas toujours été mis à disposition. Je ne saurais dire
si nous serons désormais plus écoutés.
J’espère surtout que la société va comprendre le processus complexe de la production de connaissances. Chaque nouvelle étude est parcellaire, incomplète, et parfois réalisée dans l’urgence. De ce fait, il est important de mettre en commun les connaissances produites dans le monde entier, d’avoir du recul, de faire preuve d'esprit critique pour passer de la production de connaissances partielles à l’identification de ce qui est solidement établi ou au contraire ne l’est pas. En science, pour tirer des conclusions fiables, on a besoin de faire « décanter » collectivement les résultats.
À propos de travaux scientifiques, où en est la rédaction du 6e rapport du groupe 1 du Giec3 que vous co-pilotez ?
V. M.-D. : Les 234 auteurs,
travaillant dans 60 pays différents, ont analysé environ 12 500
publications scientifiques et produit en 2018 une première version du
projet de rapport relue très largement par la communauté scientifique.
La seconde version, à l’automne 2019, a pris en compte quelques 23 000
commentaires de 750 relecteurs. Les premiers projets de résumés du
rapport (résumé technique et résumé à l’intention des décideurs) ont
ensuite été élaborés entre janvier et février 2020 à la suite d’intenses
échanges en ligne. Mais leur relecture par la communauté des chercheurs
a démarré quelques jours avant que l’OMS ne déclare la pandémie.
Nous avons donc dû rallonger de six semaines
la relecture de la deuxième version des résumés qui viennent de recevoir
plus de 51 000 commentaires de 1 279 relecteurs et 42 gouvernements
(environ 60 % de plus que le 5e rapport, en 2012). Notre programme de travail en ligne est étalé sur 4 mois, avec 74 réunions de coordination. Reste
à savoir s’il sera ou non possible de tenir une réunion physique
début 2021. Quoi qu’il en soit, l’approbation du rapport, initialement
prévue en avril 2021, sera retardée de plusieurs mois… ♦
À lire sur notre site :
L'article sur le lancement de la Convention en octobre dernier Climat, les citoyens aux manettes
Le portrait Valérie Masson-Delmotte, une voix pour le climat
- 1. Unité CNRS/Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.
- 2. Valérie Masson-Delmotte est l’un des treize membres du Haut Conseil pour le climat. Créée en novembre 2018, cette instance doit donner un avis indépendant sur la politique gouvernementale en matière de climat, en particulier sur sa compatibilité avec l’accord de Paris.
- 3. Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat.