L’incommunication entre Européens, qui ne s’aiment guère ni ne se comprennent, n’est pas une faiblesse, mais une force, selon l’essayiste Dominique Wolton. Elle est paradoxalement la condition structurelle pour faire l’Europe.
Et puis, d’un seul coup, quelque chose s’est produit. Au bord du précipice comme toujours, l’Europe s’est réveillée. Le 8 avril, Christine Lagarde appelle à s’unir. Même si les vingt-sept ne se mettent pas d’accord. Le symbole du retournement se fait le 19 mai, avec le plan de solidarité Merkel-Macron de 500 milliards d’euros, malgré l’opposition des quatre « frugaux ». Le mercredi 27 mai, Ursula von der Leyen annonce un plan de relance inédit de 750 milliards d’euros. L’Europe, comme toujours, au bord du précipice n’a pas sauté. Même si, maladroite dans sa communication, elle a d’abord parlé chiffres avant de parler aux citoyens. Depuis qu’il est question de déconfinement, tout le monde se retourne « naturellement » vers l’Europe pour savoir ce qu’elle va faire ! Les positions se rapprochent et les Européens décident finalement de faire mentir le destin, trouvent des portes de sortie, se rappelant qu’ils sont presque la première puissance économique, commerciale, financière, scientifique du monde. Et qu’ils savent négocier. Ce qui devait être un échec de plus relance au contraire la volonté de s’en sortir et d’agir même à l’extérieur pour l’Afrique, l’OMS et, finalement, pour cet idéal du multilatéralisme que l’on croyait déjà mort.
Jamais d’accord, toujours ensemble
C’est cela l’Europe : « toujours pessimiste, jamais d’accord, mais toujours ensemble ». La force de la plus grande utopie pacifique et démocratique de l’humanité ? Un projet profondément politique qui risque régulièrement de s’affaisser dans le libéralisme financier et économique, mais qui retrouve régulièrement ses racines politiques et la solidarité. Comme si derrière cette europhobie bien visible, cette absence de confiance, ce demi-rejet populaire, on retrouvait toujours cette confiance anthropologique qui va bien au-delà des opinions publiques. Les Européens ne s’aiment pas et n’aiment pas l’Europe, mais ils continuent cependant de la construire, sans joie, mais opiniâtrement et, secrètement, même avec une certaine fierté… Ils ont intégré « les leçons de l’histoire » pour passer de six à quinze, de vingt-huit à vingt-sept et peut-être à trente un jour. La résilience de l’Europe est aussi radicale que l’arrogance des eurocrates. L’intelligence et l’hypercomplexité de ses institutions, hélas incompréhensibles pour les peuples, continuent néanmoins de se construire.
Ce sont ces contradictions qui m’intéressent depuis longtemps : l’incommunication, le cœur de l’Europe. Mon hypothèse est que l’incommunication entre Européens, qui ne s’aiment guère ni ne se comprennent, est paradoxalement la condition structurelle pour faire l’Europe. L’incommunication non pas comme une faiblesse, mais comme une force. Pas un handicap mais une chance. Donc arrêter de faire semblant d’ignorer les incommunications pour valoriser seulement les réussites. Faire l’inverse. Partir des incommunications, ne pas les mettre sous le tapis, montrer qu’elles sont aussi nécessaires que les réussites. Et là, tout change. Il est normal que soixante ans après, et malgré d’immenses progrès, on ne se comprenne toujours pas et que l’on continue de se méfier des uns des autres.
Cette hypothèse concernant le rôle positif de l’incommunication met tous les raisonnements à l’envers. On ne cache pas ce qui nous sépare, on le voit, le recense, l’analyse, et on agit en connaissant tous ces malentendus. Reconnaître le moteur de l’incommunication, c’est remettre évidemment la culture, l’histoire… au cœur du projet ; c’est retrouver une certaine égalité des pays et des peuples au-delà de la puissance économique et de la démographie ; c’est valoriser la négociation, ce processus diplomatique si intelligent depuis le début de l’humanité, et qui permet, en évitant souvent la guerre, de cohabiter. Si l’Europe est avant tout un enjeu politique, comme elle l’est depuis toujours, malgré ses différents « masques » économiques.
L’incommunication, somme de toutes les différences et des richesses culturelles et politiques, est bien « l’outil cognitif » à valoriser. Aujourd’hui, il est plus facile de reconnaître l’importance de cette incommunication qu’il y a soixante ans car il fallait bien au début s’appuyer sur les points communs. Ceux-ci sont aujourd’hui suffisamment présents dans les innombrables politiques européennes pour que cette reconnaissance de l’incommunication soit acceptée.
En réalité, il y a trois dimensions historiques et normatives : la communication, souhaitée mais si rare ; l’incommunication, la plus fréquente et ignorée ; l’acommunication, l’échec, la guerre, la mort. L’Europe danse toujours au bord du gouffre de l’acommunication sans jamais y tomber. Cet accord anthropologique implicite existe, génération après génération, même si hélas depuis une trentaine d’années, les adultes ont oublié de transmettre cet idéal à une jeunesse beaucoup plus mature, et européenne, qu’on ne le dit. Revaloriser donc l’incommunication pour relancer l’utopie politique et éviter que l’Europe ne s’enlise dans l’économie, la finance, et le renforcement des pouvoirs bureaucratiques et technocrates. Ceux-ci sont évidemment indispensables pour faire avancer cette énorme machinerie, mais comme on n’a jamais suffisamment expliqué au jour le jour cette construction, le cercle des dirigeants se consolide et s’éloigne des peuples.
Réduire la fracture peuple-élites
Voilà le piège, encore renforcé par la crise financière et le covid-19 : fuir vers les interdictions, la finance, l’économie, les règles de la mondialisation alors qu’il faut d’abord remobiliser les peuples et les citoyens. L’Europe devient incompréhensible, même si ses dirigeants sont de bonne foi. Il faut donc se décaler par rapport à l’immense complexité de l’économie et du jeu institutionnel, et donner à nouveau aux Européens l’envie de continuer à construire.
Pour cela, les utopies sont très nombreuses, des plus évidentes aux plus invraisemblables ! J’en ai proposé un certain nombre dans le livre que je viens de consacrer à la victoire des incommunications en Europe[1].
Utopiste ? Non pas plus que de croire que le plus impossible des projets politiques pourrait réussir en étant seulement un vaste marché dominé par la finance. Les peuples ne créent jamais l’Histoire pour de l’économie. Valoriser l’incommunication permet de se décaler, de retrouver d’autres racines de l’Europe, d’ouvrir d’autres espaces mentaux pour comparer, imaginer et sortir des réifications du numérique. Bref, nous avons tout à gagner à élargir les paradigmes de raisonnement et d’action. Dans cette valorisation d’autres logiques que celles du monde institutionnel, on trouvera peut-être aussi le moyen de réduire cette coupure tragique élite-peuple qui nourrit tous les populismes. D’autant que les peuples sont aujourd’hui surinformés, circulent dans un village global tout petit, savent tout et voient tout et supportent de moins en moins cette coupure arrogante des élites. De toute façon, il faut aussi réfléchir aux stéréotypes concernant le populisme, car celui-ci est bien différent de celui d’hier.
Soixante ans de construction de l’Europe pour en arriver à l’europhobie, au populisme, à la fracture peuple-élite et à toutes les dérives identitaires ne serait pas un idéal affriolant. Mieux vaut assumer le choix des utopies, des incommunications, et élargir les références. De toute façon, rien ne se fera durablement en Europe sans les peuples.
Attention aussi à l’effet boomerang possible des gilets jaunes européens. Ils ne sont pas loin, comme symbole du refus d’une Europe trop méprisante et hiérarchisée. Il ne s’agit pas de niveau de vie mais du respect des réalités culturelles et sociales. La technocratie n’est pas un modèle de société. Et surtout il existe d’autres références. Oui, reconnaître la place de l’incommunication au cœur de l’Europe est une révolution culturelle, mais la politique n’est-elle pas d’abord, toujours une vision du monde donc une culture ? Les utopies actuelles, quand elles existent, sont trop peu nombreuses et trop centrées sur l’écologie et le numérique. Comme si les deux représentaient le nouvel horizon indépassable. D’abord il n’y a pas de lien direct entre les deux, et les deux références ne sont pas de même niveau. La « civilisation numérique » n’existe pas, sauf à tous devenir des « objets intelligents », et même si l’écologie offre un cadre plus large, elle ne suffit pas à faire un modèle de société. Si l’écologie devenait le moteur principal de la société, on risquerait de renforcer l’écologisme, devenu le gardien autoritaire du bon et du vrai.
Contre la tentation du repli
Bref, revaloriser le jeu des imaginaires, à partir des incommunications, est indispensable. Rien à perdre en tout cas quand on voit les limites actuelles de la rationalité technocratique. En fait, cette utopie invraisemblable de l’Europe a besoin, au moment où l’idéologie économique de la globalisation s’essouffle, de montrer qu’elle est toujours porteuse d’autres rêves. Et c’est sans doute cela la principale force de l’Europe : avoir tout connu, des tragédies aux massacres et aux progrès, et savoir que ni la technique ni l’économie ni l’écologie ni le numérique ne suffisent à élaborer une civilisation.
L’autre menace est la tentation du repli : l’Europe bunker. Bunker égoïste et plein de bonne conscience, entouré de murs notamment pour « se protéger » des migrants dont on a peur. Mais le migrant demeure la première figure de l’autre, finalement de l’universel, et de l’Homme. Nous sommes tous, de toute façon, des enfants de migrants illégaux. Ne pas oublier d’ailleurs à cet égard la convention de l’Unesco de 2005, où le principe de l’égalité des cultures et des religions a été posé pour la première fois, avec autant de solennité que la Déclaration des droits de l’Homme. Et dans cette bataille essentielle, l’Europe a joué un rôle primordial. D’ailleurs, n’essaie-t-elle pas depuis le début de sa construction de faire cohabiter identité et universalité ?
L’incommunication a l’avantage considérable de rappeler l’importance des différences dans les philosophies politiques. Et qu’est-ce que l’Europe – jusque dans sa devise « unie dans la différence » – si ce n’est reconnaître justement les limites de l’unité, de la rationalité et la force de l’altérité, de la négociation et de la cohabitation ?
D.V.
[1] Vive l’incommunication, la victoire de l’Europe, aux éditions François Bourin
Directeur de recherche au CNRS, Dominique Wolton est l’un des principaux théoriciens de la communication. Fondateur et directeur de la revue internationale Hermès (CNRS Éditions), il a publié plus de 30 ouvrages traduits en 20 langues.