En
France, pays où 72 % de l’électricité provient de centrales nucléaires,
la question de l’énergie atomique a pourtant toujours été clivante. Un
sondage Ifop sorti en 2011, deux semaines après la catastrophe de
Fukushima, révélait que 56% des Français étaient inquiets à l’égard des
centrales. Trois mois plus tard, le chiffre tombait… à 45%. Si
aujourd’hui l’opinion demeure partagée, les écologistes, eux, sont
historiquement et majoritairement contre l’atome. Mais, avec le
réchauffement climatique la question se pose de nouveau : peut-on être
écologiste en étant pro-nucléaire ? Non, pensent les « anti » qui
soulignent les risques d’accidents et la « dette » des déchets
radioactifs léguée aux générations futures. Oui, affirment ceux qui y
voient le meilleur rempart face aux émissions de gaz à effet de serre.
Sur ce sujet, l’ancien ministre de l’environnement Brice Lalonde,
l’ingénieur Thierry Caminel, le photographe Yann Arthus-Bertrand et
Charlotte Mijeon, porte-parole de « Sortir du nucléaire » s’expriment
dans « GoodPlanet Mag ».
Premier article d’une série consacrée au débat
sur la place de l’atome dans nos choix énergétiques présents et à venir.
Brice Lalonde, ministre de l’Environnement de 1988 à 1992, candidat à l’élection présidentielle en 1981 : « la priorité désormais, c’est la lutte contre le réchauffement » J’appartiens à cette génération entrée en écologie dans les
années 1970, avant que le mouvement ne se forge contre le nucléaire
militaire puis civil. La question du changement climatique, nous ne
l’avons pas vue venir. Pour moi, les débuts du GIEC (Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat) de 1986 à 1988 marquent
une rupture. Je me rends compte à ce moment-là qu’il faut changer de
logiciel : ce qui est prioritaire, c’est de limiter les gaz à effet de
serre. La lutte contre le CO2 passe avant la question nucléaire. Au sein du mouvement écologiste, c’était comme renier la Bible
pour un chrétien. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut réformer
les techniques nucléaires, notamment la gestion des déchets, avec la
transmutation (NDLR : transformation d’éléments radioactifs à vie longue
en éléments à vie plus courte). C’est un problème d’ordre moral. Mais
aujourd’hui, qui décide de l’avenir du nucléaire ? Les écologistes, au
lieu de vouloir tout arrêter, devraient se saisir de la question. Thierry Caminel, ingénieur, ancien militant des Verts, coopérateur à EELV, membre de l’Institut Momentum : « sans recours au nucléaire, la récession qui nous attend sera encore plus forte » Il y a quinze ans environ, j’ai commencé à m’intéresser aux
problèmes liés au pic de production du pétrole, puis aux liens entre PIB
et énergie (impossibilité d’avoir l’un sans l’autre). J’ai compris que
nous allions vers une crise énergétique majeure, qui provoquera de
profondes récessions. Avec moins de pétrole, seul le nucléaire peut
fournir l’énergie décarbonée nécessaire pour nous aider à amortir la
chute. Lorsque j’ai intégré les Verts en 2008, on pouvait débattre sur
la date de sortie du nucléaire, même si les militants et l’appareil
étaient très majoritairement anti-nucléaires. Après la victoire aux
élections européennes de 2009 et Fukushima en 2011, c’est devenu
impossible. Aujourd’hui, avec l’urgence climatique et la diffusion des
discours sur l’effondrement, on peut à nouveau évoquer la place du
nucléaire et tenter de convaincre que l’éolien et le solaire ne
suffiront pas. C’est une question d’ordres de grandeur.
Yann Arthus-Bertrand, photographe, réalisateur et président de la Fondation GoodPlanet. Il s’exprime ici en son nom. « Le débat mérite d’être ouvert » Lorsque je suis rentré du Kenya dans les années 1980, mon éditeur
m’a demandé un livre sur l’industrie nucléaire. J’ai visité plusieurs
sites en France. Il a fallu mettre 20 000 exemplaires au pilon car
Tchernobyl est survenu juste avant la date de sortie : nous y avons
consacré un nouveau chapitre et je suis allé là-bas. À l’époque, j’étais
un écologiste plutôt tourné vers la vie animale, je n’avais pas d’avis
sur la question. Comme à tout le monde, le nucléaire me faisait peur,
mais j’ai commencé à m’y intéresser : j’ai lu cet ouvrage qui est devenu
l’un des préférés : La supplication, de Svetlana Aleksievitch. Je suis
allé deux fois à Tchernobyl, je devais me rendre à Fukushima mais je
n’ai jamais pu y aller, et j’ai suivi les conférences de Jean-Marc
Jancovici. Les écologistes refusent le débat car leur histoire se
confond avec celle du mouvement pacifiste, contre la bombe atomique. Ils
parlent des déchets nucléaires, mais nous empoisonnons tous les jours
notre terre et nos enfants avec des pesticides ou des herbicides qui
recouvrent 30% du pays ! Si le changement climatique est la priorité des
Verts et si ces déchets sont le prix à payer pour fermer les centrales à
charbon, c’est leur responsabilité d’ouvrir le débat sans tabou.
Contrepoint : la parole à une militante anti-nucléaire de longue date Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau « Sortir du nucléaire ». « Le « nucléaire décarboné » relève de la pensée magique » Dès le début de mes études, j’ai commencé à m’investir dans des
associations visant à la fois la sortie du nucléaire et la réduction de
nos émissions de gaz à effet de serre. Je travaille depuis douze ans
pour le réseau « Sortir du nucléaire ». Je constate que l’industrie nucléaire est confite dans une approche
figée qui refuse de voir les progrès accomplis par les technologies
comme l’éolien ou le solaire. Contrairement au nucléaire qui a peu
évolué depuis la seconde guerre mondiale, les énergies renouvelables
sont dans un processus dynamique : aux Etats-Unis, l’énergie solaire est
devenue moins chère que le nucléaire ou les énergies fossiles ! Le discours des partisans du nucléaire part du principe qu’une
hausse continue des consommations d’électricité va obliger à conserver
cette technologie, puisque la population refuserait de consommer moins
et que notre surconsommation actuelle ne peut être couverte par les
renouvelables. C’est ignorer les projections officielles de RTE (Réseau
de transport d’électricité, filiale d’EDF, NDLR), qui montrent que notre
consommation d’électricité est promise à stagner, voire baisser, du
fait de la mise en place de mesures d’efficacité énergétique. C’est
également ignorer l’aspiration d’une part croissante de la population à
plus de sobriété. Une transition vers plus de sobriété et d’efficacité
est non seulement nécessaire, mais possible, et peut permettre à terme
de se passer du nucléaire. Les pro-nucléaires utilisent aujourd’hui l’argument de l’urgence
climatique et n’hésitent pas, pour cela, à présenter cette technologie
comme « décarbonée ». Ils oublient que l’extraction d’uranium nécessaire
aux centrales génère aussi des émissions des gaz à effet de serre,
certes moindre que le charbon ou le gaz. Par ailleurs, une inconnue
subsiste : comment faire une « analyse de cycle de vie » honnête du
nucléaire au regard des durées extrêmement longues sur lesquelles il
faudra « gérer » les déchets radioactifs ? On remarque d’ailleurs que la
question des déchets radioactifs, la pollution qu’ils entraînent
(aucune « solution » n’existant à ce jour) et les questions éthiques
qu’ils soulèvent vis-à-vis des générations futures sont esquivées dans
ce discours ; comme si les émissions de CO2 étaient le seul et unique
critère pour juger du caractère soutenable d’une technologie. De plus, il ne suffit pas qu’une option émette peu de CO2 pour
répondre à l’urgence climatique : il faut également qu’elle puisse être
déployée suffisamment vite à un coût non prohibitif. Comme le montre
l’exemple de l’EPR de Flamanville, le nouveau nucléaire est hors-jeu.
Quant au nucléaire existant, il ne pourra être prolongé très longtemps
au regard des risques posés par le vieillissement, certains composants
n’étant ni remplaçables ni réparables. Dans tous les cas, des travaux de
remise aux normes lourds et coûteux seraient également requis pour
porter les réacteurs français au-delà de 40 ans : le jeu en vaut-il la
chandelle ? Ne vaut-il pas mieux investir dès maintenant dans les
économies d’énergie et les énergies renouvelables ? Il est vrai que les luttes antinucléaires ont joué un rôle fondateur
dans l’émergence du mouvement écologiste en France, qu’il s’agisse de
l’écologie politique ou du mouvement associatif. Le Réseau Action
Climat, dont nous sommes adhérents et qui fédère la plus grande partie
des grandes associations environnementales françaises, considère depuis
sa création que le nucléaire n’est pas une solution au changement
climatique et a régulièrement l’occasion de réaffirmer cette position. Et il est également vrai que l’on assiste actuellement à une
offensive de l’industrie nucléaire pour se faire une place dans le
mouvement climat, avec notamment des interventions très coordonnées sur
les réseaux sociaux et une influence assez forte de personnalités
drainant un certain fan-club, comme Jean-Marc Jancovici. La crise
climatique suscitant des angoisses existentielles légitimes, on peut
entendre que de nombreuses personnes éprouvent le besoin de se
raccrocher à l’idée d’une technologie miracle, quitte à considérer les
nuisances qui vont avec comme un « mal nécessaire ». Mais outre qu’une telle approche se fourvoie sur la capacité
réelle du nucléaire à répondre à l’urgence climatique, elle amène à une
pensée qui fait l’impasse sur énormément d’enjeux et en vient à
légitimer une technologie imposée, ce qui est très dangereux. Une pensée écologique digne de ce nom doit être systémique et
globale, et ne peut pas se résoudre à prendre parti pour une
technologie.