Pénurie
de masques, manque de gels hydroalcooliques, production insuffisante de
respirateurs… la crise sanitaire que nous traversons est aussi une
crise industrielle. Elle nous rappelle à quel point notre industrie a
été abandonnée et avec elle notre capacité à produire des biens. Elle
nous montre aussi l’importance absolue de renouer avec une politique
industrielle à court terme pour répondre à la crise sanitaire et à long
terme pour mener la transition écologique.
L’arrivée
au pouvoir d’Emmanuel Macron en mai 2017, marque une nouveauté dans la
composition du gouvernement : pour la première fois depuis au moins la
Troisième République nous n’avons aucun ministre ou secrétaire d’État
chargé de l’Industrie. Cette absence en dit long sur la vision du
macronisme pour le monde industriel. Ce mépris de la start-up nation
pour l’usine a conduit à tourner le dos à notre industrie, abandonnée
au profit du tertiaires des métropoles, de ses jeunes cadres dynamiques
et ses classes dites « créatives ».
Il est vrai que cet abandon a
pu satisfaire une petite frange d’écologistes à tendance néo-luddite,
mais aussi quelques autres écolos imprégnés d’un imaginaire hostile à
une industrie grossièrement amalgamée à ses cheminées crachantes et
étouffantes. Couvrez ces hauts-fourneaux que je ne saurais voir et
laissons chanter les oiseaux, en somme.
Ainsi, à Florange, en
2018, les hauts-fourneaux se sont tus. Un exemple parmi tant d’autres de
la désindustrialisation qu’a connu notre pays. Le panorama est glaçant.
Entre 1980 et 2018, selon l’INSEE, l’industrie a perdu 2,2 millions
d’emplois dont 441.000 rien qu’entre 2008 et 2018.[1]
La Banque mondiale estime que sur cette même période (1980 – 2018), la
contribution de l’industrie à la valeur ajoutée est passée d’environ
28 % à 17 % du PIB.[2]
En
réalité, ce phénomène de désindustrialisation n’est pas une exception
française, mais concerne l’essentiel des pays occidentaux – si ce n’est
le monde entier.[3]
Ses causes sont multiples et pour beaucoup connues. On peut ainsi citer
parmi les plus importantes : une externalisation d’une partie des
activités des entreprises industrielles vers le secteur tertiaire, une
modification de la demande accompagnant les gains de productivités
réalisés dans l’industrie et enfin l’accroissement de la concurrence
internationale avec la multiplication des accords de libre-échange[4].
Avec
l’industrie, c’est une partie de la France que l’on a abandonnée.
Chaque fermeture d’usine accompagnée de son cynique « plan de sauvegarde
de l’emploi » est un drame social. La désindustrialisation a renforcé
la fracture territoriale qui s’est transformée en fracture politique.
Les territoires anciennement industrialisés – et notamment le Nord et le
Grand-Est – ont vu la pauvreté et le chômage augmenter tandis qu’à la
fermeture des usines répondait un retrait de l’État et des services
publics. Néanmoins, au-delà de ce terrible mais classique constat, la
crise actuelle nous rappelle que la désindustrialisation de notre pays
présente d’autres dangers.
Une « France sans usines » à la merci de la mondialisation
L’incapacité
de la France à protéger sa population est venu nous rappeler à quel
point notre appareil industriel est affaibli dans la production de biens
– notamment de santé. La pénurie de masque en est un exemple largement
commenté. La France souhaite ainsi atteindre une production quotidienne
de 2,6 millions de masques[5] là où le Maroc en sort de ses usines déjà 7 millions.[6]
Cette faible production de masques – insuffisante pour répondre aux
besoins nationaux – est une conséquence de la destruction de notre
industrie textile qui a perdu entre 1996 et 2015 près de deux tiers de
ses effectifs[7].
La pénurie de masques aurait aussi pu être amoindrie si l’État avait
soutenu les entreprises nationales qui en produisaient. Ainsi, l’usine
bretonne Plaintel pouvait sortir jusqu’à 220 millions de masques par an
de ses chaînes de production. Néanmoins, elle a fermé en 2018 suite au
désengagement de l’État qui n’a pas renouvelé ses stocks et l’abandon de
l’entreprise qui est tombée dans le giron du groupe américain
Honeywell. Ce dernier a réduit les effectifs avant de finalement
délocaliser la production en Tunisie[8].
Avec l’abandon de Plaintel, c’est tout un savoir-faire qui a été vendu
et perdu. Pour nous fournir en masques, nous dépendons donc désormais
des importations – notamment depuis la Chine – alors que le marché
international est extrêmement tendu au point de faire émerger une
« guerre des masques » jusque sur le tarmac des aéroports.
Entre
2018 et 2017, les signalements auprès de l’ANSM de médicaments en
tension et en rupture de stocks ont été multipliés par douze.
Cette
difficulté dans la production de masques peut se généraliser à de
nombreux biens médicaux. Avant même le coronavirus, les alertes quant
aux risques de pénuries de médicaments en France se sont multipliées. En
août dernier un collectif de médecins plaidait dans une tribune pour « relocaliser la production en Europe »[9].
Une mission d’information du Sénat en 2018 s’inquiétait déjà de la
fragilité des chaînes d’approvisionnement des médicaments et vaccins et
appelait à reconstruire notre industrie de la santé afin de garantir
notre souveraineté sanitaire[10].
Entre 2008 et 2017, les signalements auprès de l’ANSM de médicaments en
tension et en rupture de stocks ont ainsi été multipliés par douze. Or,
les médicaments concernés sont d’intérêts vitaux. Il s’agit notamment
d’anticancéreux, anti-infectieux et anesthésiants. L’Agence européenne
du médicament estime que 80 % des fabricants de principes actifs
consommés en Europe sont situés hors du continent. Ils n’étaient que
20 % il y a trente ans. Le rapport du Sénat pointe notamment les
stratégies des grands groupes pharmaceutiques qui choisissent de
sous-traiter à l’étranger et particulièrement en Inde, Chine et Asie du
Sud-Est. Cela conduit à un décrochage de l’industrie pharmaceutique
française et européenne. M. François Caire-Maurisier, pharmacien en chef
de la pharmacie centrale des Armées, a ainsi expliqué aux sénateurs que
« nous ne devons pas rester dépendants de laboratoires étrangers car, en cas de tensions, nous serons servis en derniers. […] Il
serait bon que l’État acquière un site de production chimique fine –
l’équivalent de la pharmacie centrale des armées mais pour la production
de substances actives ».
Une France sans usines est donc
une France incapable de produire des médicaments et du matériel médical.
La santé est en effet dépendante de l’industrie, comme le rappellent
justement Jean-Pierre Escaffre, Jean-Luc Malétras et Jean-Michel
Toulouse dans Des soins sans industrie ? Refonder le lien entre le système sanitaire et l’industrie française[11],
ouvrage écrit juste avant la crise et dont celle-ci prouve aujourd’hui
toute la pertinence. Selon les auteurs membres du Manifeste pour
l’Industrie (MAI), l’actualité montre « l’urgence de maîtriser une
politique industrielle nationale ». Or, à en juger par l’abandon de
Luxfer – dernière usine française capable de produire des bouteilles
d’oxygènes à usage médical – il apparaît aujourd’hui évident que la
politique industrielle du gouvernement est insuffisante.
Au-delà
de la question de la santé, la crise actuelle révèle la vulnérabilité
d’une industrie globalisée. La mondialisation a procédé à une division
internationale du travail. Avec le « grand déménagement » du monde, les
chaînes d’approvisionnement et de production se sont étendues, le tout
fonctionnant à flux tendu. Dès lors, une crise localisée devient
rapidement mondiale et systémique. Ainsi, lorsque la Chine a mis à
l’arrêt ses usines du Hubei, c’est l’ensemble de la chaîne de production
mondiale qui s’est trouvée menacée de paralysie[12].
Face
à cette vulnérabilité, les partisans « du monde d’avant » diront qu’il
faut simplement travailler à sécuriser davantage les chaînes logistiques
et constituer pour les biens stratégiques des stocks plus conséquents.
Néanmoins, cela est insuffisant. Tant pour des raisons sociales,
qu’écologiques et stratégiques, c’est d’une véritable politique de
relocalisation et de réindustrialisation dont il doit être question pour
le « monde d’après ». Cette dernière n’arrivera que si l’État décide de
refaire de la politique industrielle un axe majeur d’intervention.
Pour une réindustrialisation verte et souveraine
L’absence
d’un ministre de l’Industrie symbolise l’absence de volonté macroniste
de mener une quelconque politique industrielle, préférant s’en remettre
au laissez-faire du marché. Pourtant, reconstruire une souveraineté
industrielle demande une organisation et une planification de la part de
l’État. Il s’agit de renouer avec une certaine tradition française
héritière du colbertisme et du Commissariat général du Plan.
Réindustrialiser
la France est d’abord une nécessité écologique. Il faut cesser de
délocaliser la pollution et nos émissions de gaz à effet de serre dans
les pays pratiquant le dumping social, fiscal et
environnemental. L’OFCE et l’ADEME estiment que 47,2 % de l’empreinte
carbone de la France est ainsi issue d’« émissions importées »[13].
Relocaliser la production permettrait donc de relocaliser en partie le
réel coût environnemental de notre consumérisme. En outre, produire en
France pollue moins que produire en Chine puisque les standards
environnementaux y sont plus exigeants, sans même compter la pollution
engendrée par le transport de marchandises.
De plus, une
industrie forte, encadrée et pilotée stratégiquement par l’État, est
nécessaire pour être capable de mener la transition écologique.
L’économiste Gaël Giraud explique ainsi au Figaro qu’« il est temps de
relocaliser et de lancer une réindustrialisation verte de l’économie
française. Cette crise doit devenir notre moment gaullien. »[14]
Les opportunités pour réindustrialiser ne manquent pas : développement
des éoliennes marines, création d’une filière hydrogène et d’une filière
batterie, fabrication de pièces détachées pour réparer nos appareils…
Penser
et encourager le renouveau de l’industrie ne signifie pas pour autant
tomber dans un productivisme antiécologique. Pour cela, il faut que
l’industrie soit un minium organisée et planifiée.
Ainsi,
la réindustrialisation de notre pays est une nécessité tant pour des
questions de souveraineté que de transition écologique et sociale, et ne
pourra se faire qu’à l’aide d’un réel interventionnisme de l’État. Si
la forte demande de réindustrialisation exprimée par les Français
devrait conduire les personnalités politiques à multiplier les
propositions en la matière prochainement, la prudence doit rester de
mise. En effet, le risque est qu’elles soient dominées par la petite
musique libérale de la « réduction du coût du travail » sans interroger
celui du capital, des « réglementations trop nombreuses » et de la
« nécessité de flexibiliser ».