2ème partie : La construction européenne, miroir déformant pour la France : le malaise culturel hexagonal vis-à-vis de « l’Europe »
Si la construction européenne n’est pas toujours un outil absolument conforme aux objectifs diplomatiques de la France1,
elle apparaît aussi comme une réalité économique et politique souvent
dérangeante dans notre pays, dont elle fait ressortir les spécificités,
pour le meilleur et pour le pire. Notre logique nationale de projection
ne donne en effet pas seulement lieu à des résultats plus ou moins
satisfaisants : elle nous confronte à une « créature politique » qui
nous échappe pour partie, et qui révèle à ce titre des traits culturels
spécifiques.
Si ces spécificités françaises s’inscrivent dans la longue durée
comme dans l’histoire des dernières décennies de la « construction
européenne »2, elles découlent aussi d’éléments plus factuels3.
On mentionnera ci-après les principales spécificités qui nous semblent
nourrir le malaise français vis-à-vis de « l’Europe », et qui font
pour l’essentiel écho à la prééminence de l’État dans notre culture
politique : une culture politique et institutionnelle unitaire en
déphasage avec l’univers pluraliste de l’UE (1) ; une vision négative
du libéralisme économique, difficilement compatible avec l’Europe
marchande (2) et l’ordo-libéralisme communautaire (3) ; enfin un
volontarisme politique visant à la recherche permanente de compensations
vis-à-vis de la construction économique européenne, sans valoriser ses
fondements et ses bénéfices (4).
Notre logique
nationale de projection ne donne en effet pas seulement lieu à des
résultats plus ou moins satisfaisants : elle nous confronte à une
« créature politique » qui nous échappe pour partie, et qui révèle à
ce titre des traits culturels spécifiques.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Une culture politique et institutionnelle unitaire en déphasage avec l’univers pluraliste européen
Les États membres de l’UE sont plus ou moins à l’aise au sein de l’UE, dès lors que leurs règles constitutionnelles (voir infra Tableau
4) ont un impact structurant sur la manière dont ils perçoivent et
activent les mécanismes à l’œuvre au sein du système politique et
économique européen. Dans ce contexte, la centralité de l’État dans
notre culture politique nationale a des implications très fortes, et
plutôt négatives, sur les rapports que les Français entretiennent
vis-à-vis de la construction européenne.
La répartition verticale des pouvoirs : État centralisé vs. Fédération d’États-nations
Une première ligne de clivage distingue les pays membres au sein de
l’UE : celle qui sépare les pays unitaires des pays fédéraux ou
régionalisés. Pour les seconds, le principe même de construction d’une
union composée d’entités politiques acceptant de partager l’exercice de
leurs compétences ne pose pas de problèmes a priori ; à
l’inverse, on comprend aisément le désarroi des pays unitaires comme la
France à l’égard d’une structure politique qui disperse le pouvoir,
aussi bien verticalement qu’horizontalement.
Tableau 4 : La répartition des pouvoirs dans les Etat membres de l’UE
Source : données Conseil de l’Europe, IDEA, Yves Bertoncini
Les pays unitaires ou fédéraux entretiennent en effet des rapports
plus ou moins aisés vis-à-vis des mécanismes de répartition des pouvoirs
entre différents niveaux – la comparaison entre l’Allemagne et la
France étant révélatrice à cet égard. Le système politique de la
« RFA » repose en effet sur une conception pluraliste de la
souveraineté, caractéristique des États fédéraux : elle se reflète dans
l’agencement institutionnel du pays autour d’un double système de
représentation qui fait une place à la représentation des États (au Bundesrat)
et sur le principe de subsidiarité comme critère de répartition
verticale des compétences entre le niveau central et les unités
fédérées.
La centralité de
l’État dans notre culture politique nationale a des implications très
fortes, et plutôt négatives, sur les rapports que les Français
entretiennent vis-à-vis de la construction européenne.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
À l’inverse, la France se caractérise historiquement par une
conception moniste et unitaire du pouvoir, que traduit assez bien la
notion de souveraineté « une et indivisible ». Cette culture
institutionnelle, à la fois « monarchique » et « jacobine », se
traduit par une passion pour l’unité et l’indivisibilité qui implique à
son tour une grande réticence voire une aversion à l’égard du
fédéralisme4 comme de tout partage et transfert de compétences assimilés à une perte d’autonomie et, in fine,
à une aliénation de la volonté nationale. C’est pour atténuer cette
défiance que Jacques Delors a popularisé le concept de « Fédération
d’États-nations », sans parvenir à apaiser un « tropisme unitaire »
français qui a des conséquences sur l’acceptation hexagonale du système
communautaire, dès lors que ce dernier fait précisément l’économie d’un
centre de pouvoir unique.
On peut identifier une seconde ligne de clivage politique dans l’UE
entre, d’un côté, les pays dont la nation a été créée par l’État, comme
dans le cas de la France et, de l’autre, ceux dont la nation a pris
forme via le marché (comme l’Allemagne, grâce au « Zollverein »).
Les conséquences de cette genèse socio-politique sont également
importantes au regard de la manière nationale d’appréhender la
construction européenne. Les rapports entre les Français et l’UE sont
ainsi rendus complexes dans un pays où le lien entre État et nation est
très fort et où la souveraineté est placée au cœur de l’État centralisé.
D’où une plus grande difficulté à assumer les transferts de compétences
vers l’échelon communautaire, souvent présentés comme des
« abandons » alors qu’ils relèvent d’une mise en commun ; d’où
également une moindre appétence pour les règles du constitutionnalisme
libéral, et donc de l’ordo-libéralisme européen, qui pose le primat du
droit communautaire sur la loi française et est notamment incarné par la Cour de Justice de l’UE.
On peut enfin relever que les pays multilingues (comme la Belgique)
peuvent aussi sembler plus à l’aise au sein de l’UE, dès lors qu’ils
sont par nature accoutumés à la coexistence de cultures politiques
diverses. À l’inverse, dans un pays comme la France, la « passion
jacobine pour l’unité et pour l’État » s’est traditionnellement
accompagnée de la défense de l’unité territoriale de l’État et de la
disqualification de toute prétention à la représentation de la diversité
des intérêts, sans oublier la promotion énergique de la langue
nationale aux dépens des langues régionales et minoritaires.
Les pays multilingues
(comme la Belgique) peuvent sembler plus à l’aise au sein de l’UE, dès
lors qu’ils sont par nature accoutumés à la coexistence de cultures
politiques diverses.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
La séparation horizontale des pouvoirs : Rousseau plutôt que Montesquieu
La diversité des cultures politiques nationales joue également un
rôle non négligeable sur la capacité d’appropriation de la réalité du
système institutionnel communautaire par les différents États membres.
À cet égard, il est tout d’abord loisible de constater que la culture
« unitaire » ou « moniste » de la France tranche avec la culture
des « freins et des contrepoids » (« checks and balances »
dirait-on aux États-Unis) qui prévaut dans nombre d’États membres. Cette
ligne de partage est structurante dès lors que le système politique
communautaire fonctionne sur la base de l’interaction de multiples
pouvoirs et contre-pouvoirs : un tel polycentrisme fait partie de l’ADN
de l’Union, fondée sur une distribution des pouvoirs visant précisément
à éviter qu’il soit sous le contrôle d’un seul acteur politique, qu’il
s’agisse d’un État, d’une institution, d’un parti et, a fortiori,
d’un individu. La culture politique libérale du Royaume-Uni et de
l’Allemagne peut s’accommoder plus facilement d’un tel système
pluraliste, même s’il heurtait le « souverainisme parlementaire »
britannique. Il n’en va pas de même de notre culture politique jacobine,
rétive aux contre-pouvoirs, et moins encore de notre Ve
République, fondée sur la prééminence d’un « monarque républicain »
auquel les Français confient leur destin, pour le meilleur et pour le
pire…
Le fonctionnement de l’UE repose par ailleurs sur une logique du
compromis négocié, conforme aux règles du jeu politique de la plupart
des pays de l’UE, mais pas à celles du jeu politique national, où les
négociations sont largement assimilées à des tractations. C’est
particulièrement vrai dans la France du fait présidentiel et
majoritaire, dont l’avènement a justement eu pour objectif de trancher
avec l’instabilité parlementaire de la IVe République. À
l’inverse, la quasi-totalité des États-membres de l’UE sont dotés de
systèmes parlementaires fonctionnant sur la base d’un scrutin
proportionnel (voir infra Tableau 4) et donc via des
gouvernements de coalition (Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas, et
pays scandinaves en particulier) : ils rencontrent naturellement moins
de difficultés à accepter la logique du compromis négocié entre une
pluralité de partenaires qui prime au sein des institutions
communautaires, ou à tenir pleinement compte de la légitimité
parlementaire, perçue comme plutôt secondaire dans notre pays.
La représentation négative du compromis en France empêche beaucoup de
nos concitoyens d’accepter que les décisions européennes résultent
d’accords négociés et qu’un pays, aussi « grand » soit-il, ne peut
imposer sa vision aux autres5.
Cette difficile reconnaissance de la légitimité comparable des autres
pays de l’UE hante notre pays depuis 2005, dès lors que les tenants du
« non » critiquent le « déni de démocratie » qui aurait consisté à
ne pas respecter le verdict du référendum français. Ce sont eux qui
pratiquent en l’espèce le déni des autres démocraties nationales6,
dont beaucoup s’étaient prononcées en faveur du texte constitutionnel, y
compris par référendum (Espagne et Luxembourg), raison pour laquelle il
a fallu adopter un nouveau traité fondé sur un compromis entre tous les
pays de l’UE7.
Beaucoup de Français
dénoncent le défaut de légitimité de ces institutions au motif qu’elles
ne bénéficient pas de l’onction électorale quand l’indépendance de ces
institutions, et notamment celle de la BCE, constitue un dogme
intangible pour nombre de pays.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
L’existence de nombreux pouvoirs accordées à des institutions
indépendantes non élues (Commission, Cour de Justice, Banque centrale
européenne) est elle aussi diversement perçue par les États membres de
l’UE. Elle suppose l’acceptation du principe selon lequel les
institutions dotées d’une légitimité électorale ne sauraient avoir le
monopole du bien public. La soumission à la sanction électorale peut de
fait conduire gouvernements et parlementaires à adopter des décisions de
court terme contraires à l’intérêt général, sous la pression populaire.
Suivant ce principe, il est alors préférable, par exemple, de confier à
des institutions indépendantes la conduite de la politique monétaire ou
la régulation de la concurrence. Ce sont ces principes qui justifient
par exemple l’indépendance de la BCE ou encore celle de la Commission
quand elle exerce ses fonctions en matière de concurrence.
Néanmoins, beaucoup de Français dénoncent le défaut de légitimité de
ces institutions au motif qu’elles ne bénéficient pas de l’onction
électorale quand l’indépendance de ces institutions, et notamment celle
de la BCE, constitue un dogme intangible pour nombre de pays : parmi
eux l’Allemagne, pour des raisons historiques qui tiennent à l’histoire
du pays dans l’entre-deux-guerres – l’indépendance de la BCE était
d’ailleurs une condition sine qua non du passage à l’euro. La
critique française du déficit de légitimité politique des banquiers
centraux s’adressent même parfois aux membres de la Cour de justice de
l’UE – alors que ni les banquiers centraux, ni les juges ne sont élus
dans la plupart des pays du monde, y compris la France…
Il n’est pas fortuit
que ce soit les pays du Benelux qui aient pris l’initiative du traité de
Rome et de la création du marché commun, qui correspondent à leurs
« ADN », alors que les Français privilégiaient le projet politique
d’« Europe puissance ».
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Enfin, le fait que l’UE soit largement économique et repose sur un
système institutionnel pluraliste très ouvert a pour conséquence de
favoriser les processus d’influence et de lobbying. Or, à
nouveau, il est frappant de noter que les États membres sont plus ou
moins bien « armés » pour appréhender la légitimité de tels processus.
Là encore, en ce qui concerne un pays comme la France, le fait que
l’État prétende incarner seul la volonté générale semble rendre
illégitime la représentation des intérêts particuliers – même si elle
est naturellement foisonnante au niveau domestique… Il en découle une
moindre reconnaissance de la légitimité du lobbying formel et informel développé au niveau européen, alors qu’il est jugé beaucoup plus normal dans les autres pays de l’Union.
La France et « le grand méchant marché européen » : un rendez-vous manqué
Les États membres de l’UE s’inscrivent plus ou moins aisément au sein
de l’Europe économique qu’ils ont contribué à édifier. Il n’est pas
fortuit que ce soit les pays du Benelux qui aient pris l’initiative du
traité de Rome et de la création du marché commun, qui correspondent à
leurs « ADN », alors que les Français privilégiaient le projet
politique d’ « Europe puissance ». Notre pays a certes parfois été à
l’initiative de certaines avancées économiques de la construction
européenne (l’Acte Unique et surtout l’euro), mais c’était d’abord pour
des raisons diplomatiques, et sans jamais parvenir à occulter sa
défiance envers l’Europe économique, fût-ce lors de la parenthèse plus
positive ouverte par la réalisation du marché unique sous l’impulsion de
Jacques Delors.
Une forte défiance hexagonale envers le libéralisme économique
Beaucoup a été dit et écrit sur l’importance de l’État dans la
formation de la France et, par la suite, dans la culture politique
française8. La tradition libérale française peine depuis toujours à s’imposer9,
y compris en matière économique. Il n’en va évidemment pas de même en
Allemagne, qui a vécu l’expérience historique de la création d’un espace
économique bâti comme une union douanière (le Zollverein), ou
encore au Royaume-Uni, pays où la tradition libérale est plus fortement
ancrée dans la culture politique. La perception des interventions
étatiques est également plutôt négative dans les pays s’étant libérés du
soviétisme dans les années 90.
Aujourd’hui encore, la France est l’un des trois pays membres de l’UE (voir infra
Graphique 1) dans lesquels la part des personnes interrogées
considérant que le libéralisme est une mauvaise chose est la plus
importante (40 % contre 28 % en moyenne au sein de l’UE)10.
L’expression même de « libéralisme « et ses avatars (« ultra »,
« néo », ou « social-libéralisme ») sont des notions que bien peu
osent revendiquer dans le débat public hexagonal, et qui sont souvent
évoqués sous couvert d’excommunication de ceux à qui ils sont appliqués,
y compris dans le cadre des controverses sur l’UE. Dans ce contexte, le
« non » français de 2005 a été pour partie un rejet des « 4
libertés » proclamées par le Traité de Rome, auquel il a été reproché
d’avoir conduit à l’avènement jugé funeste du libre-échange européen11.
Sur le plan des faits, ces dernières décennies, la France a certes
accepté les règles de l’économie de marché et de l’ouverture européenne
et internationale, elle en a même tiré parti en termes de croissance et
d’emplois. Néanmoins, les changements de fait précèdent de beaucoup
l’évolution des représentations : à cet égard, il est notable que la
France est le pays de l’UE où la défiance vis-à-vis du marché et des
processus de libéralisation est la plus forte. Il est même possible que
les représentations culturelles ne s’ajustent pas à la réalité
factuelle : ainsi nombre de Français affichent leur rejet de la
« concurrence libre et non faussée » évoquée par les Traités
européens, alors qu’ils en profitent chaque fois que possible pour
améliorer leur pouvoir d’achat et de choix.
Les représentations
culturelles ne s’ajustent pas à la réalité factuelle : ainsi nombre de
Français affichent leur rejet de la « concurrence libre et non
faussée » évoquée par les Traités européens, alors qu’ils en profitent
chaque fois que possible pour améliorer leur pouvoir d’achat et de
choix.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
La France est dès lors l’un des rares pays où la mondialisation
économique est vécue comme une « contrainte », et non comme une donnée
de fait ou comme une source d’opportunités (voir infra
Graphique 2). Il est fatal que cette vision particulière réactive la
figure de l’État tutélaire, dont les responsables sont appelés à
accorder leur protection aux Français face à un monde hostile, en
contrepartie de leur allégeance et de leurs suffrages – dans un
face-à-face où se nouent l’alliance symbolique entre notre système
politique monarchique et notre aversion à la mondialisation économique.
Tout comme il est fatal que « l’altermondialisme hexagonal »
rejaillisse sur la perception française des apports passés et présents
du « grand marché européen » et des accords commerciaux conclus par
l’UE – dans un décalage frappant avec la plupart de nos voisins
européens.
Un consommateur introuvable dans le débat européen français
Le rôle central de l’État dans la vie économique en France et
l’audience limitée de la culture libérale semblent expliquer pourquoi la
figure du consommateur occupe une si faible place dans la culture
politique française, tandis qu’il est au cœur de la culture politique
des pays dits « libéraux », notamment anglo-saxons. Cette divergence
structure les représentations que les citoyens de tel ou tel pays
peuvent avoir de l’Union européenne. Combien des praticiens et partisans
français de la construction européenne osent-ils défendre les bienfaits
du marché unique et de la concurrence, notamment en matière de baisse
des prix pour les Français les plus humbles ? L’Europe étant d’abord un
grand marché bénéficiant aux consommateurs, il est somme toute
difficile de la défendre en s’interdisant de souligner son impact
positif en matière de pouvoir d’achat.
De fait, les Français ne raisonnent guère en consommateurs lorsqu’ils
participent au débat politique sur « l’Europe » : s’ils adorent la
concurrence dans leur vie quotidienne et dans les faits, ils n’aiment
pas la représentation de la concurrence (voir infra Graphique 3). Pascal Lamy a relevé cette spécificité nationale : « Nous
n’avons pas le niveau de culture économique permettant de peser
correctement – dans la même personne – le consommateur par rapport au
travailleur »12.
Encore faut-il ajouter que la focalisation française sur les
travailleurs découlent aussi d’éléments très factuels : avec un taux de
chômage durablement élevé depuis trop longtemps et l’angoisse provoquée
par une éventuelle perte d’emploi, nombre de nos compatriotes se
déterminent d’abord comme des travailleurs en danger plutôt que comme
des consommateurs avisés, surtout quand sont annoncées des
libéralisations européennes, qu’elles soient internes ou externes.
Les Français ne
raisonnent guère en consommateurs lorsqu’ils participent au débat
politique sur « l’Europe » : s’ils adorent la concurrence dans leur
vie quotidienne et dans les faits, ils n’aiment pas la représentation de
la concurrence.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Le fait que le marché soit mal perçu dans un pays colbertiste comme
la France a aussi un impact très négatif sur la représentation que
maints Français ont de la politique de concurrence (voir infra Graphique
3). Celle-ci y est en effet traditionnellement plus mal perçue que dans
la plupart des autres États membres de l’UE, alors qu’elle vise à
protéger les consommateurs des pratiques commerciales déloyales (au
travers de la lutte contre les cartels) et les abus de position
dominante (via le contrôle des concentrations). Les Français
semblent souvent se représenter la politique européenne comme une
entrave à l’émergence de champions industriels, là encore sans souci des
prix élevés qu’ils pourraient pratiquer, et encore moins des aides
d’État dont ils pourraient bénéficier. Ces positions dominantes place le
débat français sur la concurrence européenne dans une position
relativement périphérique au regard du consensus établi sur le sujet au
moment de la signature des traités communautaires, mais aussi dans
maints pays de l’UE.
Tous ces éléments concourent au succès du discours traditionnel de
protection du modèle social français et à l’usage récurrent à la
thématique de « l’Europe qui protège », non pas seulement en matière de sécurité collective, mais aussi en matière économique et sociale.
Un tel protectionnisme hexagonal est parfois non dénué de relents
xénophobes, comme ce fut le cas lors du débat de 2005 sur la directive
européenne de libéralisation des services dite « Bolkestein ». La
figure du « plombier polonais » a en effet été utilisée alors pour
laisser entendre que la main d’œuvre des nouveaux États membres allait
venir s’emparer du travail des Français. Là encore, on peut souligner
que ce rejet instinctif cohabitait sans dommage apparent avec le constat
récurrent que les plombiers sont particulièrement chers et peu
disponibles dans notre pays – la réalité concrète et l’univers des
représentations semblant vivre dans deux mondes parallèles.
Cette défiance
vis-à-vis de la promotion de la liberté de circulation est réapparue
lors du débat récent sur les travailleurs détachés, nonobstant l’intérêt
que leur venue représente du point de vue des entreprises et ménages
français donneurs d’ordre.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Cette défiance vis-à-vis de la promotion de la liberté de circulation
est réapparue lors du débat récent sur les travailleurs détachés,
nonobstant l’intérêt que leur venue représente du point de vue des
entreprises et ménages français donneurs d’ordre. Ce débat récurrent
aura confirmé que, du point de vue des représentations, beaucoup de
Français demeurent sur une position hostile vis-à-vis de la concurrence
européenne, symbolisée par l’agriculteur espagnol et le plombier
polonais hier et le travailleur détaché aujourd’hui, en attendant le
maçon des Balkans demain – y compris lorsqu’ils n’ont pas à subir leur
concurrence directe en tant que travailleurs…
La prédilection hexagonale pour la dépense publique face à l’ordo-libéralisme européen
Autre contrepartie du stato-centrisme dominant la culture politique
française, la préférence hexagonale française pour les dépenses
publiques constitue un troisième point de friction urticant dans les
relations entre notre pays et la construction européenne.
Non que les Traités communautaires fixent le niveau de ces dépenses
publiques, qui culminent à plus de 55 % du PIB en France, contre 47 % en
moyenne dans les 19 pays de la zone euro, et moins de 40 % dans sept
d’entre eux : nos engagements européens portent en effet sur la
limitation des déficits liés aux décalages dépenses/recettes, non sur le
niveau global de ces dépenses et recettes, et encore moins sur leur
nature et leur répartition.. Pour autant, la dénonciation des
« carcans » et « dogmes » imposés par l’ordo-libéralisme européen
fait partie des lieux communs du débat français sur « l’Europe », au
prix d’un décalage contreproductif avec le débat en vigueur dans de
nombreux autres États membres.
Autre contrepartie du
stato-centrisme dominant la culture politique française, la préférence
hexagonale française pour les dépenses publiques constitue un troisième
point de friction urticant dans les relations entre notre pays et la
construction européenne.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Le pacte de stabilité et l’introuvable « dogme des 3 % »…
La prédilection française pour les dépenses publiques s’exprime en creux à chaque fois que le « pacte de stabilité » européen13 est mis en cause, alors même qu’il formalise des engagements nationaux pris lors du référendum de Maastricht.
Lionel Jospin et Jacques Chirac se sont ainsi mobilisés en 1997 pour
l’adoption d’un pacte de stabilité « et de croissance », comme s’ils
refusaient d’endosser la paternité de la seule stabilité, le même
Jacques Chirac se battant ensuite pour obtenir « l’assouplissement »
de la mise en œuvre de ce « pacte » – tandis que ses successeurs
mettront une ardeur relative à en respecter la lettre, et même l’esprit,
au grand dam de leurs partenaires européens.
Les limites de 3 % du PIB de déficit public et de 60 % du PIB de
dette publique fixés par le pacte de stabilité se sont de fait avérées
très peu contraignantes : la France n’a présenté des budgets dont le
déficit était en-deçà du seuil de 3 % que 7 fois au cours des 20
dernières années. Mais c’est sans doute parce que la limite des 3 % a
été si souvent approchée ou franchie qu’elle est devenue centrale dans
le débat public hexagonal, alors qu’elle a été intériorisée et respectée
par la plupart des autres pays de la zone euro, hors déficits ponctuels
et crise financière14.
Cette situation a nourri une dénonciation systématique et presque
« schizophrène » du pacte de stabilité en France, alors même que son
extrême flexibilité démontre qu’il n’y a évidemment nul « dogme »
européen en matière budgétaire, ni excommunication de la France par ses
partenaires et, jusqu’à lors et fort heureusement, ni sanction par les
marchés financiers – tout juste un prix politique à payer en termes de
manque de crédibilité et d’influence nationales au niveau communautaire…
Cette situation a
nourri une dénonciation systématique et presque « schizophrène » du
pacte de stabilité en France, alors même que son extrême flexibilité
démontre qu’il n’y a évidemment nul « dogme » européen en matière
budgétaire.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Cette défiance hexagonale vis-à-vis du pacte de stabilité témoigne du
peu d’importance accordée en France à la figure du contribuable,
beaucoup plus centrale dans la culture politique des autres pays de
l’UE. Parfois défendu sous forme protestataire et éruptive (du
« poujadisme » aux « Gilets jaunes »), le contribuable peine de fait
à s’imposer dans le débat public français sur l’Europe. Derrière les
déficits excessifs et le gonflement de la dette, nous avons en tout cas
peine à identifier les impôts futurs, et donc le caractère somme toute
salutaire des limitations fixées par le pacte de stabilité. Sur ce
registre, la France se distingue nettement d’un pays comme l’Allemagne,
qui s’est astreint à l’équilibre de son budget fédéral, mais aussi des
pays nordiques ou encore de l’Espagne, où la plupart des forces
partisanes se sont ralliées à la nécessité de maintenir le budget de
l’État à l’équilibre, notamment pour préserver les générations futures
du poids du remboursement des dettes. La France se distingue aussi de la
Grande-Bretagne, où la démocratie s’est constituée sur des bases
financières (autour du nécessaire contrôle de la dépense publique par le
Parlement) et où la figure du contribuable est davantage prise en
considération15.
La crise du COVID-19, « étrange victoire » pour l’interventionnisme français ?
Dans ce contexte, la crise du COVID-19 s’avère très éclairante quant
aux rapports des Français aux dépenses publiques. L’allégement rapide et
bienvenu du respect des engagements européens que nous avons pris en
matière d’aide d’État et de déficit semble en effet constituer une
« étrange victoire » pour beaucoup de Français, dont on jurerait
qu’ils souhaiteraient refermer cette parenthèse le plus tard possible,
sans angoisse particulière pour le remboursement des dettes ainsi
accumulées.
Cette défiance
hexagonale vis-à-vis du pacte de stabilité témoigne du peu d’importance
accordée en France à la figure du contribuable, beaucoup plus centrale
dans la culture politique des autres pays de l’UE.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
La même attitude se devine à l’égard des aides d’État accordées aux
acteurs économiques français, petits ou grands (Air France, SNCF, etc.),
comme si elles étaient d’autant mieux venues que longtemps proscrites.
Cette situation temporaire conduira peut-être à rappeler que les aides
d’État ne sont nullement interdites par les règles européennes, mais
seulement réglementées, ce qui permet d’ailleurs aux autorités
françaises d’octroyer chaque année un montant moyen d’une quinzaine de
milliards d’euros, notamment destinés au secteur ferroviaire16.
Peut-être l’abondance ponctuelle de ces aides d’État – comme à l’époque
du sauvetage des banques en 2008 – 2009 – conduira-t-elle aussi à
réévaluer positivement le rôle d’encadrement des règles européennes, qui
empêchent les États les plus riches et les mieux gérés (dont
l’Allemagne) de subventionner de manière massive leurs entreprises, au
détriment de leurs concurrentes des pays voisins, dont la France…
Le débat sur le montant et la forme de la réponse budgétaire européenne massive qu’appelle la crise du COVID-19, y compris via l’utile
mutualisation des dettes émises dans un cadre européen, met lui aussi à
jour les spécificités du positionnement politique hexagonal. Cette
mutualisation des dettes est en effet portée par les autorités de notre
pays sans souci affiché ou débat relatif à ses coûts potentiels et aux
risques encourus pour nos finances publiques. Ce type de considérations
très prosaïques suscitent à l’inverse une attention et des objections
beaucoup plus nettes dans les pays du « Nord » de l’UE, et notamment
en Allemagne et aux Pays-Bas, dont les habitants jugent d’autant plus
naturels de mesurer le coût d’éventuels efforts de solidarité qu’ils
font déjà preuve d’une telle solidarité par temps calme17.
Cette dissonance de perception économique et financière entre la France
et ses voisins du Sud d’une part, les pays du Nord de l’UE d’autre
part, rend la formulation de compromis européens d’autant plus délicate
qu’ils doivent rapprocher des points de départ par trop divergents dans
un contexte où un surcroît de solidarité européenne est pourtant
indispensable18.
Alors que le taux
d’endettement français était comparable à celui de l’Allemagne en
2005 – 2006, il aura quasiment doublé en 15 ans, au prix d’un décrochage
périlleux pour la cohésion du « couple » ou du « moteur »
franco-allemand…
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Enfin, il semble à ce stade évident que la France sortira de la crise
du coronavirus nettement plus endettée, avec des marges de manœuvre
financières encore plus réduites : ce n’est pas « l’Europe » qui l’en
aura empêchée, mais il n’est pas du tout certain que cela l’aidera
beaucoup à « imposer » ses vues au niveau communautaire, bien au
contraire. Alors que le taux d’endettement français était comparable à
celui de l’Allemagne en 2005 – 2006, il aura quasiment doublé en 15 ans,
au prix d’un décrochage périlleux pour la cohésion du « couple » ou
du « moteur » franco-allemand… Peut-être pourra-t-on bientôt davantage
méditer en France sur l’utilité des gardes fous fixés par le pacte de
stabilité et de croissance, à l’heure où tous les pays européens qui les
ont respecté disposent de finances publiques beaucoup plus abondantes,
afin de relever les énormes défis économiques et budgétaires liés à la
crise du coronavirus ?
Une France en recherche permanente de compensations vis-à-vis de la construction économique européenne
Il est frappant de constater que, dès les années 50 et jusqu’à nos
jours, le débat administratif, politique et public hexagonal sur la
construction économique européenne s’est focalisé sur une recherche
permanente de compensations susceptibles de la rendre acceptable, sinon
désirable. Les archives du Ministère des Affaires étrangères et du
Ministre de l’Économie et des finances portent la trace d’une telle
recherche de compensations19,
qui constitue le volet interne du projet français d’« Europe
puissance ». Elles contiennent tous les fragments du discours français
sur l’Europe, qui dévalorise systématiquement sa dimension économique,
quand il ne la combat bat frontalement.
Changer « l’Europe économique » : une croisade nationale
Ainsi de la mobilisation initiale et constante en faveur d’une
politique agricole commune susceptible de compenser les avantages
compétitifs allemands en matière industrielle ; de la quête récurrente
de davantage d’harmonisation sociale ; du combat sans cesse renouvelé
pour la convergence ou l’harmonisation fiscale ; de la promotion d’un
budget européen susceptible de financer des projets de recherche, de
développement territorial ou d’infrastructures ; du soutien de principe
au développement d’une politique industrielle européenne, souvent
opposée à la politique de concurrence ; de la défense des services
publics et de leur développement, face à une Europe présumée hostile ;
on encore de la mise en place souhaitée d’un « gouvernement » de la
zone euro fondée sur une BCE plus interventionniste et des capacités
financières communes (budget de la zone euro, émissions de dettes…).
Alors que l’élection d’Emmanuel Macron a posé la question de savoir
si le libéralisme allait sortir de l’état de minorité qui est le sien en
France, le tropisme national en matière socio-économique ne semble pas
avoir disparu. Force est en effet de constater que l’actuel Président de
la République s’est de fait avéré de plus en plus classiquement
« français » depuis son élection, en renouant avec des combats perçus à
Bruxelles comme de « vieilles lunes » hexagonales20 :
quand on milite pour la création d’un budget de la zone euro,
l’harmonisation fiscale, le SMIC européen et l’Europe sociale, la
refonte de la politique de concurrence ou une moindre ouverture en
matière commerciale, on prolonge de fait des combats très anciens,
souvent très consensuels en France. Si le plupart de ces combats sont
justes et légitimes, ils sont difficiles à remporter au niveau européen
et nourrissent d’amples questionnements et réticences dans les pays du
nord de l’Europe (Allemagne, Danemark, Pays-Bas, Suède, etc.) – où
Emmanuel Macron, énarque et ancien inspecteur des finances, est perçu
comme un « libéral à la française », c’est-à-dire très étatiste…
Alors que l’élection
d’Emmanuel Macron a posé la question de savoir si le libéralisme allait
sortir de l’état de minorité qui est le sien en France, le tropisme
national en matière socio-économique ne semble pas avoir disparu.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
L’hémiplégie du récit français sur l’Europe : « it’s the economy, stupid ! »
Le malaise civique que suscitent les combats français au long cours
visant à obtenir des compensations ou des correctifs à l’intégration
économique européenne n’est pas seulement dû aux résultats plus ou moins
tangibles obtenus sur ces différents registres, ou au fait qu’ils font
parfois figures d’illusions perdues dans l’Europe à 27… Il est notable
que ces combats français se sont souvent heurtés à des oppositions
multiformes, tour à tour incarnées par l’ordo-libéralisme allemand, le
libéralisme britannique, l’antiétatisme des pays sortis du communisme ou
encore le socialisme nordique… Pour la plupart sceptiques vis-à-vis
d’un interventionnisme public trop marqué, tous ces pays se sont en
outre montrés davantage attentifs aux résultats économiques et sociaux
mitigés de notre pays plutôt qu’aux vertus supposées du « modèle
français ».
Le malaise civique hexagonal vis-à-vis de la construction économique
européenne réside aussi et surtout dans le fait que bien peu de
responsables politiques français la promeuvent en tant que telle, qu’il
s’agisse du marché unique ou de l’union économique et monétaire. Non
seulement ils déplorent le plus souvent les conditions d’européanisation
des outils keynésiens jadis à portée directe des États-membres (monnaie
et budget), mais ils ne revendiquent que très rarement les bénéfices
tirés de l’intégration marchande et monétaire européenne. Ce faisant,
les responsables politiques français donnent l’impression d’avoir lâché
la proie (la mythique prospérité des Trente Glorieuses) pour l’ombre
(qui entoure les promesses d’une « meilleure Europe »), tout en
délaissant la promotion de l’Europe telle qu’elle est d’abord,
c’est-à-dire une Europe économique, commerciale et monétaire… Qui parmi
les responsables politiques français valorise les incidences positives
du marché unique et de l’euro en termes de pouvoir d’achat, de
croissance, d’emploi, de stabilité financière, etc. – y compris au
regard de leur coûts et leurs inconvénients ? Qui défend les bienfaits
du marché intérieur européen et les vertus de la concurrence, notamment
en matière de baisse des prix pour les Français ? L’Europe étant d’abord
un grand marché bénéficiant aux consommateurs, il est difficile de
favoriser son appropriation si l’on ne présente pas son impact positif,
ainsi que les avantages de l’ouverture commerciale (le dernier exemple
en date étant l’accord UE-Canada, très profitable pour la France mais
qui y est en même temps fortement contesté).
Les responsables
politiques français donnent l’impression d’avoir lâché la proie (la
mythique prospérité des Trente Glorieuses) pour l’ombre (qui entoure les
promesses d’une « meilleure Europe »), tout en délaissant la
promotion de l’Europe telle qu’elle est d’abord, c’est-à-dire une Europe
économique, commerciale et monétaire…
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Au final, non seulement les dirigeants et responsables politiques français ne valorisent qu’a minima
les incidences positives des libéralisations communautaires et de
l’Europe économique, mais ils utilisent souvent l’échelon européen comme
un aiguillon de la modernisation nationale, au risque de le transformer
en bouc émissaire commode.Non seulement
« l’Europe » n’est jamais perçue comme un « Père Noël » pourvoyeur
de bienfaits, mais elle est sans cesse dépeinte comme un « Père
fouettard » imposant des contraintes, voire des purges – au prix d’une
« double peine » qui nourrit puissamment l’euroscepticisme hexagonal.
Le Général de Gaulle a ainsi engagé une révolution politique et
culturelle de grande ampleur lorsqu’il est revenu au pouvoir quelques
mois après l’adoption d’un Traité de Rome qu’il avait combattu, mais
qu’il a présenté comme devant être mis en œuvre au prix d’importantes
réformes structurelles. Il en fut de même de François Mitterrand
lorsqu’il choisit de promouvoir le marché unique puis la monnaie unique,
après avoir lancé d’importantes réformes domestiques. Sans doute le
principal tort de ces deux hommes d’État est-il d’avoir endossé alors le
discours hexagonal classique sur « l’Europe agricole », « l’Europe
puissance » ou « l’Europe sociale », sans suffisamment insister sur
les bénéfices intrinsèques de l’appartenance française au « marché
commun » et unique, puis à l’union économique et monétaire.
Nul doute que la projection française vers la construction européenne
serait en effet plus sereine et moins schizophrène si elle avait été
portée par des récits politiques équilibrant bien davantage Europe
politique et Europe économique – au lieu de s’acharner à poursuivre lapremière avec des fortunes diverses sans défendre suffisamment laseconde, beaucoup plus tangible.
Non seulement
« l’Europe » n’est jamais perçue comme un « Père Noël » pourvoyeur
de bienfaits, mais elle est sans cesse dépeinte comme un « Père
fouettard » imposant des contraintes, voire des purges – au prix d’une
« double peine » qui nourrit puissamment l’euroscepticisme hexagonal.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Conclusion : Parfaire la France pour mieux « faire l’Europe »
En proclamant qu’il s’agit de « faire l’Europe sans défaire la France », Georges Bidault21
a identifié dès les années 50 le nœud gordien qui tenaille notre pays,
entre projet national et construction européenne. Au terme de cette mise
en perspective historique par nature cursive, on pourrait se demander
s’il ne faut pas aujourd’hui trancher ce nœud gordien afin de
« parfaire la France pour mieux faire l’Europe ». À tout le moins
convient-il de sortir de la « quadrature du cercle » où nous enferment
trop souvent les contradictions entre « cartésianisme français » et
construction européenne. Comme on l’a souligné, le malaise hexagonal
vis-à-vis de « l’Europe » découle d’éléments liés à notre culture
politique, qui n’est guère en phase avec les caractéristiques
institutionnelles et économiques de l’UE. Elle prend également sa source
sur un registre beaucoup plus factuel, sur lequel il serait sans doute
plus aisé d’agir à court terme afin de mieux concilier aspirations
françaises et cadre communautaire.
Il est donc tout d’abord essentiel de souligner que la France a été
et continue d’être l’un des principaux architectes de la construction
européenne, en mettant en évidence nombre des réalisations concrètes qui
portent sa marque de fabrique (de la PAC à Schengen, en passant par
l’union monétaire et les initiatives européennes en matière de
défense…). Peu de pays ont autant façonné l’UE que le nôtre, qui n’a
aucune raison objective de désespérer de « l’Europe », pour peu qu’il
conçoive qu’elle ne pouvait pas être créée entièrement à son image. Il
convient aussi de souligner que le contexte géopolitique actuel, marqué
par l’émergence de nombreux défis externes et le retrait des États-Unis,
n’a jamais été aussi en phase avec le récit français traditionnel sur
« l’Europe » : il peut donc continuer à donner lieu à des avancées
bienvenues en matière de sécurité collective, à court et moyen termes,
pour peu que nos dirigeants adoptent une approche maïeutique plutôt
qu’impérieuse, et qu’ils s’arment de constance.
Peu de pays ont autant
façonné l’UE que le nôtre, qui n’a aucune raison objective de
désespérer de « l’Europe », pour peu qu’il conçoive qu’elle ne pouvait
pas être créée entièrement à son image.
YVES BERTONCINI, THIERRY CHOPIN
Pour autant, la logique de projection nationale qui caractérise nos
relations avec la construction européenne ne saurait continuer sans
dommage à favoriser l’exportation de notre malaise domestique vers
Bruxelles, Berlin, La Haye ou Varsovie ! La France doit plus que jamais
remettre sa « maison en ordre » en matière économique, sociale et
budgétaire, d’abord pour le bien de ses citoyens, mais aussi pour
apaiser son rapport à la construction européenne et ses relations avec
ses partenaires. Sans doute serait-il également utile qu’elle revoit les
modalités des interventions de son État, afin d’en améliorer
l’efficacité au regard de leur coût substantiel. Sauf à admettre qu’elle
est structurellement incapable de rivaliser avec les pays voisins en
matière de croissance, de chômage ou de déficit public, la France
s’exposera sinon aux rebuffades récurrentes de pays qui la renvoient à
ses propres maux, mais aussi aux remèdes nationaux qui sont – et c’est
tant mieux – entre ses mains. Il serait dès lors plus productif de
pourfendre notre « franco-scepticisme » que de s’engager sans cesse
dans des croisades communautaires qui nourrissent à la fois les
crispations de nos partenaires européens et les frustrations de nos
compatriotes…
Dans cette perspective, notre conviction est que la France gagnerait
aussi à mettre de l’ordre dans ses idées européennes, fût-ce au prix
d’une forme de « révolution culturelle ». Cette révolution culturelle a
largement eu lieu en matière diplomatique, avec la mise en sourdine de
notre anti-américanisme compulsif, la pleine intégration à l’OTAN mais
aussi à la faveur de la stratégie erratique de Donald Trump. Il serait
profitable que les Français amorcent une révolution culturelle
comparable à l’égard de la construction économique européenne : il
s’agit notamment de mettre davantage en exergue les bénéfices tangibles
de notre appartenance au marché intérieur et à la monnaie unique, plutôt
que de dénoncer de manière pavlovienne leurs évidents défauts. Il
serait enfin très bienvenu que la France revoit l’organisation encore
trop unitaire et monarchique de son système politique, dont la crise du
COVID-19 a mis en évidence les limites : elle se doterait ainsi d’une
« gouvernance » mieux adaptée aux défis domestiques et internationaux
contemporains, à la maturité des citoyens de notre pays, mais aussi plus
en harmonie avec les systèmes politiques de l’UE et des autres États
membres.
Il serait dès lors
plus productif de pourfendre notre « franco-scepticisme » que de
s’engager sans cesse dans des croisades communautaires qui nourrissent à
la fois les crispations de nos partenaires européens et les
frustrations de nos compatriotes…
Yves Bertoncini, Thierry Chopin
Il revient aujourd’hui à Emmanuel Macron de porter les ambitions et
les « névroses » de la France au niveau européen, dans un
environnement géopolitique porteur, mais aussi dans un contexte
domestique difficile. Les promesses de « révolution » affichées en
2017 donnent lieu à un bilan pour le moins mitigé à ce stade, aussi bien
en France qu’au niveau communautaire22. La sortie de la crise du COVID-19 sera donc une étape clé, tandis que lepremier
semestre de l’année 2022 constituera un moment de vérité, puisqu’il
verra la France assumer la présidence tournante du Conseil de l’UE et
affronter en même temps des élections présidentielles et législatives,
pour le meilleur et pour le pire… C’est à cet horizon-là qu’il sera
possible de vérifier si nos compatriotes peuvent davantage admettre que
« l’Europe » ne saurait être la « France en plus grand », mais
aussi se convaincre que la grandeur d’une France réformée peut et doit à
nouveau entraîner l’Europe !
Cf Bertoncini, Y. et Chopin, T. (2005), « Le référendum du 29 mai 2005 et le malaise culturel français », Le Débat, n°137, novembre-décembre.
Voir Chopin, T. (2008), France-Europe. Le bal des hypocrites, Éditions Saint-Simon.
Voir Beaud, O. (1999), « Fédéralisme et Fédération en France : histoire d’un concept impossible ? », Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg.
Pascal
Lamy a relevé ce trait de la culture politique française dans des
termes très nets : « Le compromis ne fait pas partie des figures
politiques admises en France (…). La culture politique française est mal
à l’aise avec l’idée de compromis trop souvent connotée à la
compromission (…). Notre culture politique reste fondée sur l’État (…)
et est très éloignée de celle du compromis qu’appelle la construction
européenne », entretien donné au journal Le Monde, 27 août 2005.
Sur ce sujet, voir Bertoncini Y. (2016), L’UE et les référendums : trois dénis de démocratie(s), Institut Jacques Delors, mai 2016.
Voir Bertoncini Y. (2015), 10 ans après le « non : crever l’abcès pour l’Union européenne et pour la gauche, Fondation Jean Jaurès, mai 2015.
Voir Rosanvallon, P. (2005), Le modèle politique français, Le Seuil, et du même auteur (1990), L’État en France de 1789 à nos jours, Le Seuil.
Voir Jaume, L. (1997), L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Fayard.
Eurobaromètre Standard 91, Rapport, « L’opinion publique dans l’UE », Août 2019.
Sur ce sujet, voir Bertoncini, Y. et Chopin, T.(2005), « Le référendum du 29 mai 2005 et le malaise culturel français »,op.cit. et Bertoncini Y. (2015), 10 ans après le « non » : crever l’abcès pour l’Union européenne et pour la gauche op.cit.
Voir Pascal Lamy, Le Monde, 27 août 2005, op. cit.
Adopté
par les pays de l’Union européenne en 1999 au moment du lancement de
l’euro, ce Pacte prévoit que les déficits publics ne doivent pas excéder
3 % du PIB et la dette publique, 60 % du PIB.
En
2019, le déficit public de la France s’est établi à un montant
équivalent à la somme des déficits de l’ensemble des 18 autres pays de
la zone euro (dont la moitié ont en réalité dégagé des excédents
budgétaires…).
Sur
le plan politique, le libéralisme anglo-saxon est marqué par un
encadrement constitutionnel des pouvoirs, visant notamment à assurer que
le prélèvement de l’impôt est consenti par ceux qui le paient. C’est
une tradition que l’on retrouve dans la Magna Carta ou encore dans la Révolution américaine (« No taxation without representation »).
Sur
ce débat, voir Bertoncini, Y. (2020), « La solidarité européenne en
temps de crise : un héritage à approfondir face au Covid-19 », , Fondation Robert Schuman, mai 2020.
Chopin, T., Koenig, N., Maillard, S. (2020), « L’indispensable incarnation politique de la solidarité européenne », Policy paper n°250, Institut Jacques Delors, avril 2020.
Sur ces sujets, voir à nouveau Gérard Bossuat, Faire l’Europe sans défaire la France, op. cit.
Voir Bertoncini, Y. et Chopin, T. (2020), « Macron l’Européen : de l’Hymne à la joie à l’embarras des choix », Le Débat, n°208, janvier-février 2020.
Georges
Bidault a été plusieurs fois Ministre français des Affaires étrangères
après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi Président du conseil, y
compris au moment du lancement de la CECA.
Sur ce sujet, voir Bertoncini, Y. et Chopin, T. (2020), « Macron l’Européen : de l’Hymne à la joie à l’embarras des choix », op. cit.