Confinement: la leçon suédoise

Publié sur Slate.fr



Laurent Pahpy

[TRIBUNE] Face à l'incertitude du début de pandémie de Covid-19, la Suède a fait un choix plus juste et plus moral que la France, qui se trouve être aussi plus efficace jusqu'à présent.

Stockholm, le 22 avril 2020. | Anders Wiklund / TT NEWS AGENCY / AFP
Stockholm, le 22 avril 2020. | Anders Wiklund / TT NEWS AGENCY / AFP
Face au coronavirus, il est un pays qui fait figure de mouton noir. Alors que toute l'Europe est touchée et a confiné de manière plus ou moins autoritaire sa population, la Suède a décidé de faire un tout autre pari: celui de la confiance en la responsabilité individuelle.
Si les lycées et les universités assurent leurs cours à distance et si les rassemblements de plus de cinquante personnes ont été interdits, l'État scandinave n'a fermé ni les écoles, ni les restaurants, ni les frontières. Le gouvernement informe et formule des recommandations sans les imposer. Les Suédois sont appelés à respecter les consignes de distanciation sociale et les personnes les plus fragiles à rester confinées.

La stratégie suédoise paie-t-elle?

L'autolimitation des Suédois, globalement appliquée, semble fonctionner. Les déplacements sur de longues distances ont diminué de 90% pendant les fêtes pascales. Les terrasses des restaurants ne sont pas bondées et tout le monde prend ses précautions.
L'évolution de la situation reste bien entendu incertaine. Le nombre de morts par million d'habitants se trouve dans la tendance européenne des pays les plus gravement atteints (France, Italie, Espagne) et significativement plus que les voisins scandinaves (Norvège, Danemark, Finlande) qui ont tous drastiquement confiné. Ces données doivent être prises avec beaucoup de précautions, car le nombre de décès n'est pas calculé de la même manière selon les pays. La situation n'est pas simple, notamment dans les maisons de retraite, et certains scientifiques suédois appellent à des mesures plus strictes.

Comparer la mortalité avec le Danemark et la Norvège a ses limites. Les morts sont inévitables et arriveront tôt ou tard car il est trop tard pour contenir l'épidémie. La consigne des médecins consistant à aplatir la courbe pour étaler les malades dans le temps n'a pas pour but d'empêcher les décès du Covid-19, mais de prévenir les morts dues à la mise à mal du système de soins. Si l'on juge la réussite de la stratégie suédoise relativement à cette consigne, les hôpitaux suédois n'ont pas eu à souffrir de saturation et ont traité tous les malades au moins jusqu'à fin avril.
L'approche suédoise, d'un point de vue médical, aurait un autre avantage. Même si elle est sujette à caution parmi les experts quant à son efficacité, elle peut être vue comme un pari pour atteindre l'immunité de groupe. Cela permettrait de limiter une deuxième ou une troisième vague qui risque de toucher les pays ayant fortement confiné, comme la France, entraînant de nouvelles restrictions toujours plus dommageables. L'épidémiologiste en chef de l'Agence de santé publique suédoise, Anders Tegnell, a déclaré dans une récente interview qu'un quart des Stockholmois auraient déjà été exposés et que l'immunité de groupe pourrait être atteinte dans les prochaines semaines à Stockholm.

Aurions-nous pu appliquer la méthode suédoise?

La pandémie du coronavirus touche toute l'Europe. Certains pays sont plus affectés que d'autres. Les causes sont multiples: le manque d'anticipation, la densité et la répartition géographique de la population, les facteurs culturels, la capacité des systèmes de santé, la flexibilité de l'industrie domestique, les restrictions aux importations, l'inertie des bureaucraties plus ou moins omnipotentes et centralisées, mais aussi, malheureusement, une grande part d'aléatoire difficilement explicable.
Aurions-nous pu, en France, faire comme les Suédois? Nos pays ne sont pas identiques. Le pays est moins dense et accueille moins de tourisme international. Culturellement, les Suédois ont des habitudes et une histoire politique différentes. Ils n'ont pas le même rapport aux conseils sanitaires et à l'État. Quatre Suédois sur cinq font confiance à l'Agence de santé publique. Les recommandations des agences sont respectées alors que nous avons parfois tendance à être plus méfiants, voire même complotistes lorsqu'il s'agit de médicaments ou de vaccins.
Les Français ne sont toutefois pas le peuple irresponsable, désordonné et incapable d'appliquer des consignes sanitaires de manière volontaire que dépeignent les personnes discréditant une approche à la suédoise dans l'Hexagone. Nombre d'entre nous respectaient les conseils médicaux plusieurs semaines avant que l'État n'impose des mesures très restrictives. Ateliers de masques artisanaux, soutiens solidaires avec les soignants et les plus démunis, reconversions de chaînes de production en urgence... Les initiatives, petites comme géantes de la société civile et des entreprises sont capables de faire des miracles en situation de crise.
En réalité, nous ne savons pas ce qui aurait pu se passer si nous avions misé sur la confiance et la responsabilité de chacun. Le refus du confinement autoritaire ne signifie pas le rejet du confinement volontaire. Probablement, certains auraient fait fi des recommandations médicales, mais d'autres, peut-être plus nombreux, les auraient respectées. De multiples mécanismes spontanés de pression sociale auraient pu inciter à plus de précautions. La fermeture ou la limitation des accès aux lieux de rencontres comme les marchés, les rues animées ou les sites de loisirs auraient pu aussi être décidés de manière volontaire, locale et décentralisée, apportant ainsi une réponse à l'émoi suscité par les images des fêtards agglutinés le week-end du 15 mars. Réécrire l'histoire est forcément hasardeux, dans un sens comme dans l'autre.

Aurions-nous dû appliquer la méthode suédoise?

Une différence majeure entre un confinement coercitif, uniforme et un confinement consenti, décentralisé dans un contexte d'incertitude extrême est que les mesures prises volontairement et localement peuvent s'adapter de manière très rapide et efficace. Le processus de découverte et d'apprentissage est bien plus performant. On aurait pu se rendre compte que certains départements ou populations n'avaient pas besoin de tant de contraintes tandis que d'autres régions nécessitaient plus de précautions.
On aurait pu expérimenter des solutions et des protections moins coûteuses, découvrir des arbitrages plus efficients et plus conciliants. Le fameux juste milieu que les Suédois appellent «lagom». Individuellement, nous aurions pu adapter nos comportements, et nous permettre quelques exceptions quand les situations personnelles ou professionnelles le nécessitaient, comme aller voir un parent mourant, ce que le confinement a interdit.
L'état dramatique de notre activité productive était en outre prévisible. Si la crise affecte tous les pays, la Suède pénalise bien moins son économie que la France. Selon le journaliste Dominique Seux, sur les 47 millions de Français âgés de plus de 18 ans, 34 millions dépendent désormais directement de l'État pour leurs revenus. L'effondrement économique qui nous attend sera plus douloureux que si le confinement avait été plus adaptatif. Depuis quelques semaines, nous savons que le Covid-19 s'attaque durement aux plus vieux et épargne les jeunes. Ces derniers auraient pu remettre plus rapidement la machine en marche tandis que nous aurions pu protéger plus encore nos aînés et ceux présentant des comorbidités.

Aussi, il n'est pas dit que les maux engendrés par le confinement soient moins coûteux que les années de vie sauvées pour les personnes infectées (plus de la moitié des décédés ont plus de 80 ans, l'espérance de vie est de 80 ans pour les hommes, 85 ans pour les femmes). Une économie en ruine, ce sont des chômeurs, des dépressions, des suicides, des violences familiales qui se multiplient. Mais aussi des moyens en moins pour la recherche médicale et les hôpitaux qui devront soigner les malades de ces prochaines années. Les conséquences sont encore plus dramatiques dans les pays pauvres qui dépendent de nos exportations. Selon le Programme alimentaire mondial de l'ONU, du fait de la pandémie de Covid-19, le nombre de personnes confrontées à une crise alimentaire pourrait doubler d'ici à fin 2020, atteignant plus de 250 millions.
Comme le soulève l'écrivain suédois Johan Norberg, face à l'incertitude d'un tel arbitrage, la Suède a d'abord appliqué le principe d'Hippocrate «d'abord ne pas nuire» à l'économie. Précisons que Stefan Löfven, le Premier ministre suédois qui a pris cette décision, n'est pas un ultralibéral cynique, mais un ancien syndicaliste social-démocrate. Les Suédois sont conscients que le choix entre la vie et l'économie est un faux dilemme, les deux étant indissociables.

Un danger plus grand que le coronavirus: la dérive autoritaire

Contrairement à la Suède, nos libertés ont été complètement balayées. Liberté de circuler, d'entreprendre, d'échanger: les mesures, plus ou moins justifiées, ont été imposées sans véritable débat ni contrôle constitutionnel. Les témoignages de l'arbitraire des forces de l'ordre se sont multipliés autant que les discours martiaux du préfet de police de Paris. La prolongation des durées maximales de détention provisoire inquiète les défenseurs des libertés publiques. À Nice, les drones surveillant les passants ont transformé la cité en dystopie orwellienne que l'on pensait réservée à la dictature chinoise. L'état d'urgence sanitaire suspend les délais de transmission et d'examen des questions prioritaires de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel est aux abonnés absents au moment où il est le plus capital de protéger les droits humains face aux risques de l'arbitraire et des dérives autoritaires.
L'avocat François Sureau, auteur de Sans la liberté, nous met en garde: «Les Français ne sont pas un troupeau de moutons ou une garderie d'enfants. Ils n'ont pas nécessairement besoin d'être d'abord protégés ou rassurés, ils ont besoin d'une autorité politique qui leur dise la vérité, et qui les traite comme des citoyens adultes.»
Le formulaire de déplacement dérogatoire est la marque de l'infantilisation d'État, comme si le comportement insouciant d'une minorité impliquait de considérer tous les Français comme des irresponsables. Sur ce point, la Suède n'est pas la seule. Nombre de nos voisins européens n'ont pas besoin de ce genre d'attestation humiliant notre responsabilité pour appeler la population à respecter les consignes de distanciation sociale des médecins.
Enfin, méfions-nous du gouvernement des blouses. La santé, si elle est essentielle, n'est pas une fin qui doit dicter la loi, sinon boire et fumer devraient être interdits. Dans le cas du coronavirus, les seniors isolés dans les Ehpad n'ont pendant un temps pas eu le droit de recevoir de la visite de leur famille voire même de discuter avec leurs voisins de chambre. Les personnes qui meurent loin des leurs, assignées à résidence, montrent que vouloir faire le bien des gens à leur place leur fait parfois plus de mal. Une vie sans la liberté de voir ses proches, quitte à devoir prendre des précautions sanitaires, n'est pas une vie.

Garantir nos libertés, c'est protéger notre santé

Face aux incertitudes de l'arbitrage entre liberté, responsabilité, maintien de l'activité productive d'une part, et confinement, dérive autoritaire, effondrement de l'économie d'autre part, la santé ne peut pas tout légitimer. Du fait de sa violence aveugle et de son arbitraire, l'État ne devrait pas décider de quel niveau de sécurité imposer aux individus pour leur bien.
Les multiples défaillances de son omnipotence bureaucratique aggravent d'ailleurs la crise. Les pénuries de masques et de gel hydroalcoolique sont largement explicables par le fiasco des réquisitions qui ont désorganisé les circuits de distribution classiques et par les contrôles des prix qui ont raréfié l'offre. Ces échecs devraient nous inviter à nous méfier tout autant du gouvernement que du coronavirus. Notre acceptation de cette arrogance autoritaire créera un précédent qui laissera des traces durables sur les libertés que les hommes de l'État, de gauche comme de droite, se sentiront légitimes de bafouer lorsque de nouvelles menaces surgiront.
La Suède démontre qu'une situation de crise aussi grave que celle du Covid-19 ne peut justifier de se défausser de sa responsabilité individuelle pour se jeter dans la facilité de la dérive autoritaire. Face à l'incertitude du début de pandémie, la Suède a fait un choix plus juste et plus moral, qui se trouve être aussi plus efficace jusqu'à présent. Et même si demain les hôpitaux suédois arrivaient à saturation, rien ne permettrait d'affirmer que les Suédois ne réagiraient pas en se confinant volontairement plus encore, avec plus d'efficacité que nous ne pourrions l'envisager en France.
Nous, Français, devons accepter cette leçon. Il est trop facile de se jeter dans les bras de la dérive autoritaire au nom de l'urgence sanitaire, cajolés dans l'illusion de richesse des milliards de subventions que nous devrons irrémédiablement payer. Il est tout aussi aisé de donner cette leçon après coup. Comme le dit Johan Norberg, soyons reconnaissants aux Suédois d'avoir eu le courage de miser sur la liberté et la responsabilité jusqu'à présent. Espérons qu'ils auront la persévérance de continuer sur cette voie.

Nous nous sommes fourvoyés dans la panique, et avons oublié que nous infantiliser dans un confinement arbitraire est une insulte à notre responsabilité, et donc à notre liberté, dommageable pour notre santé et pour notre avenir. Même dans le cas d'une pandémie, la liberté (responsable) est non négociable. Tâchons désormais d'appliquer ce premier principe de notre devise au plus vite dans le cadre du déconfinement ou d'une éventuelle recrudescence du virus post-confinement.