Le
pronostic vital de l’Union européenne est engagé. L’absence de réponse
coordonnée à la pandémie, les attitudes non coopératives des
Etats-membres font de plus en plus douter les populations de son
intérêt. Le risque politique d’une explosion de l’Union est plus élevé
que jamais. Si l’on souhaite l’éviter, il est impératif que des mesures
extrêmement fortes, adaptées à la nouvelle situation et convaincantes
soient prises dans les meilleures délais. Nous présentons dans cet
article les mesures déjà prises ou en cours de discussion au niveau
européen et proposons d’aller plus loin via la création d’un « Fonds
européen de relance et de transition » et l’adoption et le lancement de
la réflexion sur la restructuration des dettes publiques consécutives à
la crise sanitaire et économique.
« Faire ce qu’il faut dans
la durée nécessite que nous percevions correctement les changements de
l’environnement des activités humaines , les incorporions dans notre
système de croyances, et changions les institutions en
conséquence…(Mais) les organisations dominantes peuvent voir les
changements nécessaires comme une menace à leur survie…(avec comme
résultat) une incapacité à réaliser les réformes institutionnelles
indispensables »
D.C. North, 2005, Understanding the Process of Economic Changes, chap. 9
Des mesures importantes mais non suffisantes
Face
à une crise sanitaire aux conséquences humaines, économiques,
financières et monétaires inédites, des décisions d’envergure, et
souvent innovantes, ont été prises.
La Commission européenne a suspendu les règles du Pacte de stabilité et de croissance, au motif de circonstances exceptionnelles, et a allégé les contraintes relatives aux aides d’Etat.
Un
montant de 37 milliards d’euros du budget européen au titre de la
politique de cohésion a été réorienté vers la lutte contre le
coronavirus.
Les ministres des Finances des Vingt-Sept se sont
mis d’accord le 9 avril sur un plan de soutien à l’économie d’un maximum
de 540 milliards d’euros, utilisant trois « instruments » : une ligne
de crédit du mécanisme européen de stabilité (MES[1]),
un fonds de garantie paneuropéen hébergé par la Banque européenne
d’investissement (BEI) et un programme de soutien aux dispositifs
nationaux de chômage partiel (le programme SURE). Il a été admis que,
contrairement au statut du MES, l’utilisation de la ligne de crédit ne
serait pas soumise à une conditionnalité macroéconomqiue préalable.
La
BCE a annoncé et met en oeuvre un programme de rachat de titres de 750
milliards d’euros. Elle permet d’éviter ainsi une crise de liquidité
dans le secteur bancaire et pour l’instant une crise spéculative sur les
dettes souveraines.
L’ensemble de ces mesures ont pour
effet immédiat de réduire à la marge le coût du financement des Etats
dont la situation financière est la moins favorable.
Le Conseil
Européen du 23 avril est invité à entériner les propositions des
ministres des finances, cependant que dans certains pays du Sud une
forte résistance est apparue contre le recours au MES. La question
restée ouverte, pourtant essentielle, est celle du financement et de
l’organisation d’un fonds de redressement (« Recovery fund ») et de son
articulation avec le budget communautaire et/ou les budgets nationaux.
De nombreux pays plaident pour que ce Fonds puisse être alimenté par un
emprunt de l’Union européenne, bénéficiant donc de façon solidaire de la
garantie de l’ensemble des États-Membres. Cette option est rejetée à ce
stade par les Pays-Bas et l’Allemagne qui donneraient la préférence à
une réorientation ou, éventuellement, un renforcement du budget
communautaire ce qui impliquerait nécessairement une augmentation des
transferts des États-membres vers le budget européen. Les avis diffèrent
aussi sur la durée: pour certains un Fonds alimenté par un emprunt
devrait être limité dans le temps, tandis que pour d’autres il serait
articulé sur le cadre budgétaire à moyen terme 2021-27. Enfin, le rôle
respectif des autorités budgétaires européenne et nationales reste en
discussion. Les ressources du fonds doivent-elles être affectées à des
programmes communautaires spécifiques et donc gérées par la Commission
ou bien être affectées à des programmes budgétaires nationaux ? On voit
que le « Grand Bargaining» bat son plein.
Les solutions
appropriées dépendent du diagnostic qui peut être apporté sur l’état et
les perspectives de nos économies et des objectifs que se donnent
l’Union et ses Etats-Membre. Que peut-on dire aujourd’hui tout en
restant conscient que nous traversons une période d’incertitude radicale
dans la mesure où la situation est totalement inédite ? Tout d’abord,
les besoins économiques de très court terme risquent de dépasser les
montants pour l’instant en discussion ; en ordre de grandeur il se
pourrait qu’ils soient plus proches des 8 à 10 % du PIB de l’Union soit
près du triple des 540 milliards. Ensuite, il est très peu probable que
les économies européennes profondément affectées repartent
d’elles-mêmes, d’autant qu’un déconfinement très progressif se dessine
dans tous les pays européens et que la pandémie est loin d’être terminée
chez les partenaires commerciaux de l’Union. Le chômage sera très
élevé, beaucoup d’entreprises auront des dettes fiscales (et sociales)
importantes et des difficultés à faire face à leurs engagements
financiers avec des risques de nombreuses faillites. Les banques vont
voir leurs bilans plombés par les créances douteuses. Les ménages et les
investisseurs vont être attentistes et la demande ne repartira pas
rapidement. Les perspectives d’une reprise rapide s’estompent et le
redressement risque d’être long et douloureux. A cela s’ajoute que sous
prétexte de la crise, des pressions s’exercent pour retarder le green
deal alors qu’il est fondamental qu’il reste parmi les priorités
d’action de l’Union européenne et de ses États-membres. Enfin, les
dettes publiques des États-membres dont une bonne partie est
actuellement rachetée par la Banque centrale européenne vont fortement
augmenter. Si l’évolution de ces dettes n’est pas correctement évaluée
et traitée, ceci mettra en danger la capacité d’investir des Etats, et
donc les nécessaires investissements dans la cohésion sociale et la
transition écologique.
Les contours et avantages d’un nouveau fonds européen
Pour
prévenir ces risques, il faut, à notre avis, procéder en priorité à la
création d’un nouvel instrument, un « Fonds européen de relance et de
transition », mobilisable sur une période de 5 ans, ou de préférence 7
ans afin de courir jusqu’à la fin de la période du cadre à moyen terme du budget européen
(fin 2027) de façon à renforcer la cohérence des deux instruments. Le
montant de ce fonds pourrait être de 1500 milliards d’euros[2]
utilisable en cinq ans, soit en moyenne annuelle environ 2% du Revenu
National Brut de l’Union Européenne, ou 2.000 milliards si la période
envisagée est de sept ans. Le fonds serait créé par un accord
intergouvernemental. Il serait principalement financé par l’émission
d’obligations garanties par l’Union européenne, sur des horizons aussi
longs que possible (en fonction de ce que les marchés peuvent accepter,
mais on peut imaginer une durée de 30 ans ou plus).
Quels seraient les objectifs Fonds européen de relance et de transition ?
Le
rythme d’utilisation du Fonds devrait être plus élevé en début de
période avec une priorité donnée à des investissements créateurs
d’emplois locaux dans le respect des objectifs écologiques. Au fur et à
mesure de la reprise économique, le Fonds viendrait de façon croissante
en soutien à la transformation de nos économies pour qu’elles
deviennent :
résistantes à de nouveaux chocs, épidémiques ou
autres, ce conformément aux engagements pris par l’Union européenne et
les États membres, en particulier pour réaliser les objectifs du « cadre
d’action de Sendaï[3]» ;
moins
dépendantes des chaines d’approvisionnement mondiales pour les biens
stratégiques et de première nécessité, notamment dans le secteur de la
santé, de même que pour l’énergie et les matériaux stratégiques.
Cette
triple nécessité est impérative au plan sanitaire et écologique, mais
aussi au plan économique et financier. L’investissement dans l’économie
du passé ne peut conduire qu’à aggraver à l’avenir la facture d’immenses
actifs échoués[4].
Le redémarrage doit permettre d’accompagner les conséquences
inéluctables de la transition écologique en soutenant la reconversion
des emplois dans les régions et secteurs les plus affectés par ces
actifs échoués, dont l’histoire récente a montré que le contribuable est
souvent amené à supporter les pertes.
Quels seraient les avantages de ce Fonds et comment fonctionnerait-il ?
Ce fonds permettrait à chaque État européen :
de bénéficier des conditions d’emprunt de l’Union Européenne pour les investissements financés par le Fonds ;
d’engager
des dépenses inscrites à leurs budgets nationaux et programmées dans le
cadre de plans pluriannuels sectoriels (préparation aux risques,
isolation thermique du bâti, transport bas-carbone[5],
agriculture durable, énergie et industrie décarbonée, relocalisation
industrielle, formations aux métiers de la transition écologique,
reconversion professionnelle dans les secteurs carbonés) alignés sur les
objectifs stratégiques européens mentionnés ci-dessus. Pour permettre
une mise en oeuvre rapide, des plans intérimaires couvrant les secteurs
les plus avancés seraient établis pour les 18 premiers mois ;
de
montrer une vraie solidarité européenne, celle qui s’exprime sur les
« communs européens » : nous avons le devoir de tout faire pour que
notre planète reste habitable et pour lutter ensemble contre les menaces
communes ; mais notre exposition aux risques, nos situations
budgétaires, nos capacités industrielles sont variées. Par ailleurs,
nous sommes interdépendants : les déficits des uns permettent les
excédents des autres.
Le Fonds fonctionnerait de la façon suivante.
La
cohérence des plans intérimaires et pluriannuels avec les objectifs
stratégiques européens serait validée par le Fonds sur avis des
institutions européennes, notamment Commission et Parlement ; des
rapports réguliers de mise en oeuvre par les États membres assureraient
la transparence nécessaire sur l’utilisation des fonds.
Les
droits de tirage seraient établis en tenant compte de la population et
du revenu par habitant ainsi que des conséquences de la crise sur
l’emploi et les activités économiques ; en % du Revenu National Brut, la
fourchette pourrait par exemple se situer entre 1,5 % pour les pays au
revenu par tête plus élevé et 3 % pour les autres.
La part des
Etats-membres dans le fonds serait proportionnelle à leur Revenu
National Brut de même que la clé des remboursements nationaux des
emprunts ; le fonds pourrait être à terme alimenté par un impôt européen
utilisable uniquement pour les remboursements.
Pourquoi un fonds privilégiant les budgets nationaux ?
Nous
ne remettons pas en cause l’importance d’un budget communautaire
conséquent dédié principalement à des politiques communes, comme la
politique agricole commune (PAC), les grands programmes de R&D,le
développement d’infrastructures transnationales, la sécurité aux
frontières ou les politiques de cohésion sociale. Mais nous donnons ici
la préférence à des modalités qui privilégient les budgets nationaux.
Pourquoi ?
La première raison est une recherche d’efficacité
compte tenu de la nature des dépenses qui doivent être engagées. Surtout
dans la phase de démarrage qui nécessite une mise en oeuvre rapide des
programmes, il sera important que l’utilisation du fonds colle au mieux
aux besoins et capacités administratives des pays tout en poursuivant
les objectifs stratégiques européens.
La deuxième raison est
financière : la divergence des économies européennes s’accroit sous le
choc de la pandémie. Dès lors l’allocation de fonds doit contribuer à
concilier les contraintes financières des Etats avec la réalisation de
ces objectifs, ce qui suppose de mobiliser et compléter les ressources
financières des acteurs aux niveaux national, régional et même
sub-régional.
La troisième raison est d’ordre macroéconomique. La
disponibilité de fonds hors ressources nationales sécurisant au cours du
cycle des investissements prioritaires d’intérêt européen sera un
formidable réducteur d’incertitudes.
D’un autre côté, l’ancrage de
ce fonds sur des communs européens et des règles « opposables » est
essentiel pour obtenir l’adhésion de tous les pays. Les citoyens d’un
pays qui garantit un emprunt ont le droit d’être représentés lorsqu’on
discute de l’utilisation des fonds[6] et
ont le droit de demander des comptes sur la conformité de leur
utilisation avec les engagements pris. Il est légitime qu’ils refusent
un chèque en blanc . Dans nos démocraties, c’est un droit fondamental de
nos parlements de pouvoir donner leur accord, fût-ce de façon très
indirecte et « seulement » au travers de règles, à des dépenses qui
engagent immédiatement ou en différé les citoyens électeurs.
Notons
que plus vite ce fonds sera mis en place, plus tôt il permettra de
réduire les besoins d’accompagnement de court terme rappelés ci-dessus ;
un plan de relance permettra aux entreprises de retrouver des capacités
financières et incitera les ménages à désépargner.
La révision du Pacte de stabilité et de croissance et la restructuration des dettes publiques
La mise en place de ce Fonds de relance et de transition devra s’accompagner de la révision des règles du Pacte de stabilité et de croissance,
qui assure la coordination budgétaire des Etats-membres en se
focalisant principalement sur les indicateurs liés à la dette et au
déficit publics.
En effet, ce fonds permettra d’orienter et de
stabiliser dans le futur les dépenses publiques indispensables à la
reprise et à la transition. Mais il n’empêchera pas la prise en charge
par les Etats, des conséquences négatives sur les revenus et les
situations financières d’une large partie des activités productives,
dues à leur arrêt. Ceci alourdira donc leur dette publique. Quand la
clause de circonstances exceptionnelles sera désactivée, l’application
du Pacte conduirait alors à exiger des pays européens une trajectoire de
réduction du déficit public et de désendettement (vers les 60% de PIB
pour le niveau de dette publique) donc des soldes primaires totalement
impossibles à respecter.
Nous ne remettons pas en cause le
principe d’une coordination des politiques budgétaires nationales dans
l’Union européenne et tout particulièrement dans la zone Euro.
Cependant, les principes de cette coordination devront être adaptés pour
tenir compte des leçons apprises au cours de la dernière décennie, d’un
contexte macroéconomique qui a profondément évolué avec des taux
d’inflation et d’intérêt plus bas que jamais et des priorités de la
transition écologique. Par exemple, les propositions visant à isoler du
calcul du déficit les dépenses structurelles, y compris celles qui
pourraient être financées par le Fonds, qui seraient contrôlées et
limitées, doivent être débattues. Ces discussions doivent également
concerner le niveau des dettes publiques fixé comme objectif. Le Comité
budgétaire européen a produit en 2019 à la demande de la Commission
européenne un rapport d’analyse critique des règles budgétaires européennes
. Ce rapport met en évidence leur impact négatif sur l’investissement
public et souligne que l’objectif choisi pour le ratio d’endettement
public[7]
à ne pas dépasser est largement arbitraire et que son unicité est
incohérente avec l’hétérogénéité des pays ayant l’euro comme monnaie.
Avant que ne se déclenche la crise du COVID-19, la Commission européenne a lancé la réflexion sur la réforme de la gouvernance économique européenne et le Pacte de Stabilité et de Croissance. Cette réflexion est plus indispensable que jamais.
Le
traitement des dettes publiques accumulées pendant la crise devra être
abordé avec une attention particulière. En accord avec les Etats qui
sont ses actionnaires via les banques centrales nationales, la BCE
pourrait procéder, le moment venu, à une restructuration partielle de la
dette qu’elle a rachetée et/ou à son cantonnement comme l’a suggéré récemment le Gouverneur de la Banque de France.
Ceci pourrait s’opérer de façon à soulager les comptes des pays dont
les finances publiques auront été le plus impactées par la crise
sanitaire et économique sans remettre en cause la capacité de la Banque
Centrale à poursuivre son objectif de stabilité des prix. Une telle
opération serait d’autant plus légitime qu’elle s’accompagnerait
d’investissements accrus dans la transition écologique. En effet, les
risques climatiques sont reconnus par les Banques centrales comme
faisant peser un risque systémique sur le systéme bancaire et financier[8].
Pour
mieux faire face à une nouvelle crise, toujours possible, il faudra par
ailleurs réfléchir à une modification du traité permettant, de lever,
sur base d’un accord entre l’Eurogroupe et la BCE et dans certaines
circonstances exceptionnelles l’interdiction de l’accès direct des
Trésors publics à la banque centrale[9].
Un accès direct a en effet le grand mérite de limiter le recours au
marché pour le financement des Etats, et réduit le coût de la dette et
tout risque que ce coût augmente du fait d’attaques spéculatives[10].
Conclusion
La
pandémie fait vivre à l’Union européenne une épreuve de vérité, qui
peut la conduire à se réinventer. De nombreuses règles et dispositifs
devront changer sous la pression de la nécessité et cela se fera par
étape. La priorité est à nos yeux celle de la création d’un Fonds de
transition et de relance, dont les grandes lignes sont tracées ici mais
dont l’élaboration détaillée nécessitera du temps, raison pour laquelle
les décisions de principe doivent être prises rapidement. En parallèle,
il est nécessaire de préparer la réforme des règles en matière de
déficits publics de dettes publiques et d’intervention possible de la
BCE. Alain Grandjean et Ollivier Bodin (ancien fonctionnaire international, fondateur de l’ONG Greentervention)