Covid 19: Ce que le coronavirus nous apprend sur la gestion de l’incertitude

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Ce que le coronavirus nous apprend sur la gestion de l’incertitude

Le 05/03/2020


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Temps de lecture : 6 minutes

C’est parce que c’est un phénomène nouveau, sur lequel nous avons peu d’informations et de connaissances, que le coronavirus effraie.

Le coronavirus, qui suscite en ce moment une crise internationale majeure, est un de ces événements inédits qui nous prennent par surprise en faisant mentir tous les prévisionnistes qui, il y a deux mois à l’occasion de la nouvelle année, nous disaient de quoi 2020 serait faite. Faut-il en avoir peur ? C’est la question que se pose chacun d’entre nous, tiraillé entre l’inquiétude de ne pas prendre au sérieux ce qui pourrait s’avérer être l’épidémie du siècle et la crainte de céder à la panique si son impact ne s’avère que modeste, à l’instar d’Eric Caumes, chef du service des maladies infectieuses de la Pitié Salpêtrière, qui déclarait ainsi récemment : « Si vous n’avez pas peur de la grippe (jusqu’à 10 000 décès/an en France), pourquoi avez-vous peur du coronavirus ? » Cela semble le bon sens même, et pourtant la comparaison n’est pas légitime, car elle ignore une distinction très importante, celle entre le risque et l’incertitude, qu’un décideur doit absolument maîtriser.

Risque et incertitude

La distinction entre risque et incertitude a été introduite il y a presqu’un siècle par l’économiste américain Frank Knight dans un ouvrage pionnier intitulé « Risk, Uncertainty and Profit« . Utilisant le vocabulaire des probabilités, Frank Knight définissait le risque comme un futur dont la distribution d’états possibles est connue. Par exemple, si l’on met trois boules vertes et deux boules rouges dans une urne, on connaît le « risque » de tirer une boule verte (60%). Le risque correspond donc à des événements connus, répétés à l’identique, sur lesquels on est donc capable de constituer des statistiques, lesquelles deviennent des probabilités pour anticiper l’avenir. Ainsi, l’historique des vols de voitures permet aux assureurs de tarifer l’assurance contre le vol automobile : si 0,3% des Renault Clio sont volées chaque année, la vôtre a 0,3% de chances de l’être.
L’incertitude, telle que définie par Frank Knight, correspond en revanche à un futur dont la distribution d’états est non seulement inconnue, mais impossible à connaître : pour reprendre l’image de l’urne, on ne connaît pas le nombre de boules à l’intérieur de celle-ci, et encore moins leurs couleurs ; on ne sait peut-être même pas s’il y a des boules et s’il y a une urne. Cette incertitude est objective : elle ne tient pas à la difficulté d’accéder à l’information ou à l’incompétence de l’observateur mais à la nature inédite du phénomène auquel on est confronté. Un nouveau marché, une guerre, une nouvelle technologie, ou une élection sont typiquement caractérisés par des hauts niveaux d’incertitude car même s’il existe des aspects connus, chacun de ces événements est unique. Ainsi, dire « il y a 14% de chances que la voiture électrique connaisse un succès commercial » n’a aucun sens car on ne peut pas répéter une dizaine de fois cette invention pour en tirer des statistiques.
La distinction entre risque et incertitude permet de comprendre la différence entre la grippe et coronavirus. La grippe est une maladie qui revient chaque année. Elle est bien connue, son impact aussi. Elle fait partie du domaine du risque. Elle est un événement malheureux, mais puisqu’il se répète, nous savons le gérer. Sa répétition fait que, malgré sa morbidité forte (10.000 personnes par an en France), elle est devenu routinière, nous nous y sommes habitués, c’est une statistique. Le coronavirus, lui, est inédit. Nous savons plusieurs choses sur lui, mais nous en ignorons aussi beaucoup. Avec lui, nous faisons face à l’incertitude, notamment sur sa létalité. Il se pourrait qu’il fasse quelques milliers de morts, mais il pourrait aussi devenir l’épidémie du siècle, une nouvelle grippe espagnole (50 millions de morts au moins en 1918-1919). Ce qui fait peur, ce n’est donc pas le nombre de morts, si grand soit-il, c’est l’incertitude quant au nombre de morts possibles du virus. C’est cette incertitude qui est anxiogène, et qui montre que, oui, à ce stade, la peur, cette émotion qui accompagne la prise de conscience d’un danger, est une attitude rationnelle.

Décider en incertitude

Face à une situation inédite, l’incertitude peut varier considérablement. Il y a des situations radicalement inédites, où tout est incertain, mais c’est relativement rare. Même lors de la peste noire au 14e siècle, les gens savaient qu’il fallait éviter les contacts. Le plus souvent, on peut se référer à des situations analogues, ce qui va permettre de mettre en lumière des similitudes et des différences. C’est le cas avec le coronavirus : on connaît beaucoup de choses sur les virus et leurs modes de diffusion en général, sur les mesures prophylactiques efficaces (lavage de main) et sur la façon de les soigner, mais on ne connaît pas son taux de morbidité ni de létalité, même si l’on commence à disposer de chiffres sur les dernières semaines. Surtout on ne sait pas s’il va muter en une forme beaucoup plus létale, comme ce fut le cas lors de la grippe espagnole.
La question, dès lors, est celle de savoir ce que l’on va faire face au danger, d’autant que l’on ne dispose que de peu d’informations et que le danger est émergent. Si des décisions drastiques sont prises alors que les signes d’épidémie ne sont pas encore très visibles, le décideur peut être accusé d’alarmisme. Mais si elles sont prises lorsque les signes sont là il peut être trop tard. Dans un contexte de prise de décision avec un manque d’information significatif, le décideur doit donc peser un double risque : d’un côté, le risque d’agir de façon drastique, ce qui a un coût très important, à la fois direct (mobilisation des personnels médicaux et achats de matériels, par exemple) et indirect (ralentissement de l’économie) pour une épidémie qui s’avérera peut-être mineure, et d’un autre côté, le risque de ne pas agir, ou d’agir trop lentement et de permettre ainsi une catastrophe. Les travaux sur l’incertitude montrent qu’il est souvent plus facile d’évaluer la perte acceptable que le gain attendu dans cette situation.
A cette difficulté s’ajoute un paradoxe : l’efficacité même d’une réponse, en permettant de limiter l’épidémie, peut faire douter que la menace ait été réelle en premier lieu. On a pu voir ce phénomène à l’œuvre notamment lors de la guerre du Kippour, en 1973 : les généraux israéliens, ayant eu vent du projet d’attaque des Egyptiens au mois d’avril, avaient réussi à convaincre leur gouvernement de décréter une alerte générale, ce qui avait amené les Egyptiens à annuler leur attaque. Du coup, les généraux se sont fait accuser d’avoir crié au loup, ce qui a créé les conditions d’une surprise brutale quelques mois plus tard quand les Egyptiens ont finalement attaqué.
En fin de compte, l’épisode du Coronavirus suggère trois points clés pour le décideur confronté à l’incertitude : le premier, c’est d’avoir conscience des degrés d’incertitude de la situation et pour cela de bien distinguer entre ce que l’on sait, ce que l’on suppose, ce que l’on ne sait pas et ce qui ne peut être connu ; le deuxième, c’est d’être capable d’identifier des situations analogues dont on peut s’inspirer, à condition de bien distinguer ce qui est similaire et ce qui est différent ; le troisième, c’est de peser autant que possible les risques entre agir de façon drastique et agir trop tard, la notion de perte acceptable suggérant une préférence pour le premier.
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Philippe Silberzahn
Professeur associé à l’EM Lyon, ancien entrepreneur, il travaille aujourd’hui auprès de grandes entreprises sur les questions d’innovation et de transformation. Il est l’auteur de six livres sur ces questions, dont « Effectuation » qui a reçu le prix du meilleur ouvrage de management, décerné par Consult’in France. Il a également co-écrit, avec […]
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