L'écoulement du temps est une illusion

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Usbek & Rica
11/11/2016 07:00

« L'écoulement du temps est une illusion »



Horloge plate de Salvador Dali
« Usbek & Rica explore le futur. » Ça tombe bien : voyager dans le temps, c'est possible. La mauvaise nouvelle, par contre, c'est que l'avenir est déjà écrit. La théorie de la relativité et Einstein nous le disent depuis déjà un siècle. Ces discours pourtant, nous les entendons de loin, comme des vérités abstraites et des réflexions farfelues de scientifiques ésotériques. Le physicien Thibault Damour, professeur à l'Institut des hautes études scientifiques et membre de l'Académie des sciences, déplore que notre conscience collective n'ait jamais intégré ce que la science fondamentale du XXe siècle nous dit sur le monde. Nous avons rencontré le savant, par ailleurs auteur d'ouvrages et de bandes dessinées de vulgarisation scientifique, en marge des Utopiales, le festival nantais de science-fiction. Accrochez-vous à vos bretelles : le physicien nous invite à défier le sens commun, à la découverte du très méconnu monde de la relativité. Notre monde.
Thibault Damour, professeur à l'Institut des hautes études scientifiques et membre de l'Académie des sciences. Photo : Laurence Honnorat
Usbek & Rica : Vous expliquez que notre conception du temps est totalement dépassée. Pourtant, lorsque Einstein met au point sa théorie de la relativité restreinte, en 1905, puis celle de la relativité générale, en 1915, ce qui nous semblait évident s’écroule d’un coup...
Thibault Damour : Le changement fondamental, c’est que la relativité restreinte nous dit que l’écoulement du temps est une illusion. La réalité existe au sein d’un espace-temps qui ne s’écoule pas. Une bonne façon que j’ai d’expliquer ça, c’est la dernière phrase du Temps retrouvé de Proust, qui représente les hommes comme des géants plongés dans les années. L’essence de Proust consiste à dire que l’idée habituelle de temps qui passe (c’est le temps perdu) est une illusion. Ce que sentait Proust intuitivement et ce que Einstein suggère, c’est que la vraie réalité est hors du temps. Il faut imaginer comme des paquets de cartes les uns sur les autres. Les cartes sont comme des photographies du passé, du présent et du futur, qui coexistent. Il n’y a pas quelque chose qui s’écoule.

Mais pourtant j’ai bien une mémoire, des souvenirs qui s’accumulent. Tout m’indique que le temps passe…
On a l’illusion de n’avoir d’informations que sur les cartes d’en dessous, celles du passé, et du coup tout se passe comme si on vieillissait. C’est à cause de la deuxième loi de la thermodynamique : l’état de l’univers dans le passé était probablement ordonné et il tend à se désordonner. C’est ce passage de l’ordre au désordre qui donne, à travers les fonctions cérébrales et neurologiques, la mémoire, et cette impression que le temps s’écoule. En réalité, la rivière du temps est gelée. Le temps n’est que la quatrième dimension de l’espace-temps. Et la science-fiction l’a découvert avant la physique ! Le livre de H. G. Wells, La machine à voyager dans le temps, commence par une très belle description du temps au sens d’Einstein, comme une dimension verticale. Le château de cartes dont je vous parlais…

Dans "La machine à explorer le temps", H. G. Wells décrit le temps comme une dimension verticale. Une intuition proche des théories d'Einstein dans lesquelles toutes les époques coéxistent, tuant tout espoir de libre-arbitre.
« La distinction entre passé, présent et futur ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle. » Albert Einstein
Si passé et futur coexistent sans s’écouler, est-ce que ça signifie que le libre-arbitre n'existe pas ?
Oui. Le futur est déjà écrit. D’ailleurs, Einstein en était convaincu. Il avait une spiritualité cosmique hors du temps. C’est pourquoi je suis personnellement proche de la spiritualité hindouiste, qui est déterministe. Mais de toute façon, nous n’avons pas eu besoin de la science pour enterrer le libre-arbitre. Kant disait déjà que le temps est une illusion. Tout a déjà été pensé par la philosophie occidentale. Les derniers mots écrits par Einstein sont éloquents en la matière. Dans une lettre datée du 21 mars 1955, un mois avant sa mort, il termine par ces mots : « Pour nous, physiciens dans l’âme, la distinction entre passé, présent et futur ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle. »


Albert Einstein en 1912. Après "l'année miraculeuse" 1905 où il publie quatre articles fondamentaux, dont sa théorie de la relativité restreinte, il travaille intensément à sa théorie de la relativité générale qu'il publiera en 1915.

La bonne nouvelle, en revanche, c’est que le voyage dans le futur devient possible !
Non seulement c’est possible, mais c’est « expérimentalement vérifié » : des horloges synchronisées et extrêmement précises ont été décalées de quelques milliardièmes de secondes par les effets de la relativité. L’exemple classique pour expliquer ce phénomène consiste à imaginer le cas de deux jumeaux. Si un jumeau reste sur Terre et que son frère prend une fusée et voyage à une vitesse considérable, proche de celle de la lumière, il voyagera dans le futur. À l’intérieur de la cabine, il aura juste le temps de déjeuner, de prendre un café, puis de revenir sur Terre. Mais lorsqu’il atterrira, son jumeau sera mort depuis des millions d’années. Il aura fait un saut dans le temps digne de la science-fiction. Parce que durant son voyage, il aura emprunté un espace-temps différent de celui de la Terre. Pour comprendre, il faut dessiner l’espace-temps comme un triangle : le jumeau sur Terre parcourt l'espace-temps du grand côté pendant que l'autre jumeau, dans sa fusée, parcourt l'espace-temps des deux autres côtés. On voit bien que la somme de deux côtés n’est pas égale à la longueur du troisième côté. L’espace-temps parcouru par le voyageur est donc différent de l’espace-temps du jumeau resté sur Terre.
« Toute la science moderne, depuis Galilée, s’est construite contre le « bon sens ». »
Attention toutefois à ne pas dire que le temps se « contracte ». Non, quand il voyage, le jumeau voit un temps habituel, son cœur bat comme d’habitude, il boit son café dans le même temps que d’habitude, tout son organisme fonctionne comme d’habitude. Il a vécu normalement. Pendant mettons... 60 battements de cœur. Mais quand il revient sur Terre, ces 60 battements de cœur ont correspondu à des millions d’années écoulées sur Terre, donc à des milliards de battements de cœur de son frère jumeau. On l’explique par ce triangle…

Ce que vous dites est extrêmement contre-intuitif…
Toute la science moderne, depuis Galilée, s’est construite contre le « bon sens ». Avec la relativité générale, l’espace classique de Newton, celui que tout le monde se représente, droit, immuable, disparaît. Il est remplacé par un espace-temps qu’on peut représenter comme de la gelée. Élastique et déformé en permanence par la présence de masses et d’énergie. En relativité générale, il n’y a même plus besoin de voyager pour aller dans le futur. Si un jumeau reste à proximité d’un objet extrêmement massif, comme un trou noir, et que son frère en est éloigné, quand ils se retrouveront, ils n’auront plus le même âge. Parce que l’espace-temps, et donc ce qu’on appelle communément le temps, aura été énormément déformé par la masse du trou noir.


Un trou noir imaginé dans Interstellar, de Christopher Nolan. Dans le film, deux astronautes partent en expédition quelques heures à proximité du trou noir. Lorsqu'ils reviennent dans leur navette spatiale, leur compagnon resté sur place a vieilli de plusieurs dizaines d'années. L'astre hyper massif a considérablement déformé l'espace-temps pour les deux explorateurs.
C’est très violent pour les gens de changer ainsi notre rapport au temps, mais c’est la réalité. D’ailleurs, notre technologie nous le rappelle tous les jours. Les horloges de nos GPS doivent être compensées en permanence, sans quoi les effets de la relativité décaleraient notre position de 10 mètres par minute ! C’est dû au fait que les satellites sont plus éloignés que nous de la Terre et qu’ils évoluent donc dans un espace-temps moins déformé par celle-ci que le nôtre. Le temps de leurs horloges n’est donc pas le même que le nôtre.

Comment expliquez-vous le décalage entre cet incroyable ordonnancement du monde décrit par la science et la perception que la plupart des gens ont encore de l’espace et du temps  ?
En 1922, le 31 mars, Einstein vient à Paris. Tous les journaux titrent : « Einstein à Paris. Le temps n’existe pas » ou « Le temps n’est plus ». Des choses comme ça. Les journalistes avaient senti que la théorie d’Einstein nous disait quelque chose d’important sur l’existence du temps. Des cartoons, des dessins, expliquaient ces concepts dans les journaux.


"C'est un honneur pour les savants français d'avoir pour hôte à l'heure présente Einstein dont les théories géniales ont révolutionné nos conceptions les plus générales sur le monde extérieur, et en particulier nos conceptions de l'Espace et du Temps", écrivait en Une le journal L'humanité, daté du 31 mars 1922.
Einstein discute de ça avec les philosophes. Avec Henri Bergson notamment, qui croyait au temps qui s’écoule. C’est un dialogue de sourds... Proust est sans doute l’un des rares qui comprend intuitivement ce que dit Einstein sur le « temps illusion ». Mais l’intelligentsia de l’époque suivait la visite d’Einstein et s’intéressait philosophiquement à ce qu’il disait sur le temps.


Dessin en une du Petit Parisien, daté du 1er avril 1922, s'amusant des conséquences de la relativité. « Plus de scrupules à gâcher sa jeunesse puisque le temps n'existe pas ! » lit-on par exemple en légende.
Aujourd’hui, plus personne ne dit que le temps est illusion. Je ne sais pas exactement pourquoi. La culture scientifique et la culture littéraire se sont séparées, dans les années 1950 sans doute, quand la physique est devenue plus compliquée encore. Il y a eu un hiatus, un chiasme entre les deux. Même si l’on parle Big Bang, on en parle comme si c’était dans le passé : on n’a plus cultivé l’idée que le temps était une illusion. On explique la relativité dans le cadre newtonien. Le cadre einsteinien n’est pas pris au sérieux.

Pourtant, vous-même, vous vous efforcez de vulgariser les théories d’Einstein auprès du grand public. Pensez-vous qu’il soit possible que les consciences collectives assimilent à terme tous ces concepts ?
On pourrait apprendre à l’école les bases de relativité, c’est très simple techniquement. Dans les années 1980, on étudiait la relativité restreinte au lycée, un petit coup de relativité générale et même un peu de physique quantique. C’était le top du top ! Après on a tout supprimé, on a enlevé toute la physique du XXe siècle du programme. C’est choquant dans une société moderne fondée sur la technologie. D’autres pays, comme la Chine et la Corée du Sud, misent tout sur la science : leur société est organisée pour avoir des scientifiques de haut niveau. Nous, on supprime tout ça. La beauté de la science, plus personne n’y a accès.
« On est bien content d’être entourés d’objets hautement technologiques, mais on se fout des conséquences philosophiques de la science. Et ça, ça m’inquiète. »
Heureusement, il reste la science-fiction. C’est à mon avis le seul vecteur qui permet encore d’explorer les thèmes de la science, de les garder vivants philosophiquement. Philip K. Dick, par exemple, joue avec ces concepts, notamment dans Ubik. Il travaille aussi sur les mondes quantiques dans Le maître du haut château. La science-fiction a un rôle important pour faire apprécier la science. Le danger est que la société ne s’intéresse plus à la science parce qu’elle devient incompréhensible. On est bien content d’être entourés d’objets hautement technologiques, comme les smartphones, mais on se fout des conséquences philosophiques de la science. Et ça, ça m’inquiète.

Il y a un risque de rejet de la science par la société ?
Oui. Le rejet de la science existe déjà. Beaucoup de gens, quand on parle de science, pensent aux OGM ou au nucléaire. Et ils assimilent la science à quelque chose d’horrible, d’anti-humain. C’est ça le danger : que l’on pense que la science est contre l’homme.

D’un autre côté, il y a un vrai potentiel de fascination dans ces théories. Du moins lors vos conférences, le public semble avide de réponses sur des questions où la physique rejoint presque la métaphysique…
Oui, il y a une dimension spirituelle dont les gens sont très demandeurs. Et moi aussi. Je fais de la physique parce que depuis que je suis petit je me pose des questions métaphysiques sur la réalité. C’est vrai que ce n’est pas la physique en tant que telle qui va résoudre les mystères. Elle ne nous dit pas si Dieu existe ou pas, s’il est comme ci comma ça… Mais elle suggère. Et c’est déjà pas mal. Le temps illusion, la multiplicité des mondes en physique quantique, ça donne de quoi réfléchir à ce que ça implique pour nous philosophiquement en tant qu’êtres humains.
 « Les Indiens vivent très bien depuis 3 000 ans dans un univers déterministe fondé sur le karma. Ça ne les empêche pas d’agir et d’avoir une conduite morale. »
Au point d’influencer la marche de nos sociétés ?
Je pense qu’à long terme, avoir une vision relativiste du monde changerait profondément la société. On est très loin de pouvoir dire que l’essentiel de la population a compris la relativité. Mais si on imaginait un monde dans le futur où cela serait évident pour tout le monde, je pense que ça aurait un impact majeur. Ça bouleverserait le cadre de pensée des monothéismes qui ont façonné nos civilisations. Dans le christianisme, tout est construit autour du temps linéaire : l’idée de rédemption, de jugement dernier, etc. Le jour où il n’y aura plus de différence entre passé et futur, où le temps est vu comme une illusion, les perspectives changeront complètement.


Le triptyque "Le jardin des délices", de Jérôme Bosch, illustre bien la façon dont une vision linéaire du temps structure toute la pensée chrétienne. À gauche, l'Origine, l'Eden. À droite, l'enfer, promis à tous les pêcheurs à leur mort. Entre les deux, les hommes vivent imprégnés du souvenir du paradis perdu et cherchent la rédemption en attendant la mort. 
Et en même temps, il peut y avoir un danger, une dérive qui consisterait à se dire « si tout est déterminé, je ne suis responsable de rien ». Déresponsabiliser les gens des conséquences de leurs actes pourrait poser des problèmes éthiques. Les Indiens vivent très bien depuis 3 000 ans dans un univers déterministe fondé sur le karma. Ça ne les empêche pas d’agir et d’avoir une conduite morale. Pour autant, les conséquences de cette absence de temps sont à double tranchant. C’est pour ça que je refuse de jouer les apôtres. La science dit tout ce que je vous ai expliqué. Pensez-le jusqu’au bout, et si ça vous gêne et que vous voulez revenir à votre temps d’avant, revenez à votre temps d’avant…

« Pour beaucoup de gens, la science est censée avoir désenchanté le monde. Je pense que c’est un malentendu. »
N’est-ce pas aux philosophes de s’approprier ces concepts scientifiques et d’en tirer de bonnes façons de vivre ensemble ?
Par le passé, il y avait un intérêt réciproque entre philosophes et scientifiques. Martin Heidegger discutait avec le physicien Heisenberg sur la mécanique quantique. Bergson échangeait sur le temps avec Einstein. Mais aujourd’hui, la philosophie continentale s’est détournée de la science, à l’inverse du monde anglo-saxon. À Oxford, il y a toute une école autour de la théorie des mondes multiples d’Everett. Et il y a énormément de discussions aussi aux Etats-Unis sur ces sujets... Pour beaucoup de gens, la science est censée avoir désenchanté le monde. Je pense que c’est un malentendu. La physique de Newton, qui était effectivement source de désenchantement, date du XIXe siècle. La physique du XXe siècle est totalement différente, elle ouvre des choses. Nous pouvons réenchanter le monde par la science.

Illustration à la une : Les montres molles, de Salvador Dali.