https://www.lemonde.fr/blog/huet/2020/04/16/covid-19-et-lintegrite-scientifique/
Doit-on
transiger avec les règles d’une bonne recherche, d’une science intègre,
en temps de crise sanitaire ? L’urgence médicale provoquée par la
COVID-19 conduit certains scientifiques, certains responsables
politiques et des journalistes à passer par dessus ces règles. L’espace
médiatique et encore plus celui des réseaux sociaux numériques sont
envahis par des fake news de toutes sortes, des incompréhensions
souvent, mais aussi des mensonges et des désinformations qui font du
mal. Du mal car cela peut induire des comportements individuels et
collectifs qui favorisent la propagation du virus, gênent les services
de santé, retardent des traitements et des recherches.
Du mal au point de… tuer. Il ne faut donc
avoir aucune indulgence, aucune pitié pour les responsables de ces
désinformations et les dénoncer d’autant plus fort qu’ils disposent de
pouvoirs politiques, économiques, financiers ou médiatiques. C’est
pourquoi, je partage la colère de Richard Horton, le rédacteur en chef de la revue The Lancet , la plus prestigieuse des revues de recherche médicale :
Les scientifiques sont parfaitement
conscients de l’urgence sanitaire. Des revues scientifiques tentent
d’accélérer la circulation des informations entre chercheurs avec des
pré-publications d’études et des revues par les pairs en urgence sur les
analyses du virus, des traitements, des recherches vaccinales. Mais
elles avertissent toujours de ne pas les prendre pour validées, et
encore moins comme déjà utilisables pour guider les pratiques médicales à
l’hôpital, ce sont des publications en « pré-print » non encore revues
par les pairs comme le montre l’exemple ci-dessous.
La situation d’urgence est prétextée par
certains chercheurs pour transiger avec l’éthique et l’intégrité
scientifiques. Ils savent pourtant ce qu’ignorent la plupart des
populations : ce n’est pas en trichant avec ces règles que l’on va
trouver plus vite des traitements efficaces ou des vaccins. Notamment
parce que ce virus est encore peu connu, malgré le séquençage de son
génome réalisé dès le début janvier par les biologistes Chinois.
Paradoxe peu compris : plus le pourcentage de guérisons spontanées est
élevé et plus il est difficile de prouver qu’un traitement est ou non
efficace. C’est pourquoi il faut conduire les recherches avec le maximum
possible de sérieux, de contrôles, de comparaisons avec des placebos ou
d’autres traitements. Sinon, on n’obtient qu’un « bruit » qui permet de
crier urbi et orbi que l’on a « trouvé » quelque chose, mais ce quelque
chose n’est pas fiable.
Esprit de responsabilité
L’affaire de l’hydroxychloroquine (il y
en a d’autres déjà) est à cet égard exemplaire. Toute personne sensée
espère qu’il y a là un espoir de traitement. Mais la manière dont Didier
Raoult s’est comporté – avec des études sans contrôle, une
communication tapageuse, un manque de coordination… retarde la réponse à
la question : oui ou non, cela marche t-il et dans quelles conditions
précises, à quels états de la maladie ? Pour l’instant, la revue de
l’ensemble des études sur le sujet, réalisée dans le monde entier et
donc très loin des polémiques franco-françaises, ne permet pas de
trancher. Et c’est pourquoi plusieurs pays ont déjà arrêté ce traitement
après l’avoir essayé.
En réalité, Didier Raoult a foulé aux
pieds des règles élémentaires de l’éthique et de l’intégrité
scientifique (voir en fin d’article, sous ma signature, le communiqué d’ENRIO, le réseau des Offices de l’intégrité scientifiques européens). Ce communiqué précise que «Les
chercheurs doivent communiquer leur travail vers les médias et réseaux
sociaux avec esprit de responsabilité, professionnalisme et
transparence. Les interprétations subjectives et infondées doivent être
évitées et aucune information ne doit être omise intentionnellement.
Réduire l’intégrité de la recherche mine la confiance de nos collègues,
du public et des décideurs politiques.» Et appelle les institutions scientifiques à «protéger le public des interprétations erronées par un enthousiasme excessif, peu prudent ou peu scrupuleux de chercheurs.»
Déclarations populistes
Des règles toujours valables, mais encore
plus valables en cas de crise sanitaire justement parce que nous
n’avons pas de temps à perdre avec des annonces non fiables, des études
mal réalisées, des déclarations populistes. C’est pourquoi
l’Organisation mondiale de la santé s’est exprimée très fortement sur ce
point : «Les informations qui ne sont pas scientifiquement prouvées ne doivent pas être divulguées», a déclaré le Dr Ibrahima Socé Fall, Directeur général adjoint de l’OMS en charge de la réponse aux urgences. Le Directeur général a carrément alerté contre une « infodémie » et contribué à lutter contre les fake news.
Mais les dérives, très rares, du milieu
médical et scientifique, n’auraient que peu d’effets négatifs si elles
n’avaient pas été relayées par des responsables politiques, des acteurs
sociaux, des médias (et donc des journalistes dont la responsabilité
personnelle est engagée). Si de nombreux collègues ont fait un très bon
travail, si des journaux ont rempli leur rôle social, les exemples de
dérapages sont vraiment trop nombreux (et l’écart entre le ministre
Olivier Veran expliquant qu’il n’y a pas de réponse à la question sur
l’hydroxychloroquine et l’étrange visite du Président Emmanuel Macron à
Didier Raoult ne plaide pas en leur faveur).
Dans cette situation, la responsabilité des réseaux sociaux numériques (tweeter, facebook, etc) est énorme. Et, comme l’indique Joan Donovan dans Nature, il faut aplatir la courbe de désinformation des entreprises qui possèdent et gèrent les médias sociaux :
En cette crise, la question de la régulation des plate-formes numériques se repose avec acuité. A cet égard, les propositions faites par le comité d’experts réuni par la Commission européenne
– notamment de leur imposer le statut d’éditeur donc responsable aux
plans pénal et financier des contenus qu’ils diffusent sont toujours
valables.
Sylvestre Huet