covid 19 : l'intégrité scientifique

https://www.lemonde.fr/blog/huet/2020/04/16/covid-19-et-lintegrite-scientifique/











Doit-on transiger avec les règles d’une bonne recherche, d’une science intègre, en temps de crise sanitaire ? L’urgence médicale provoquée par la COVID-19 conduit certains scientifiques, certains responsables politiques et des journalistes à passer par dessus ces règles. L’espace médiatique et encore plus celui des réseaux sociaux numériques sont envahis par des fake news de toutes sortes, des incompréhensions souvent, mais aussi des mensonges et des désinformations qui font du mal. Du mal car cela peut induire des comportements individuels et collectifs qui favorisent la propagation du virus, gênent les services de santé, retardent des traitements et des recherches.
Du mal au point de… tuer. Il ne faut donc avoir aucune indulgence, aucune pitié pour les responsables de ces désinformations et les dénoncer d’autant plus fort qu’ils disposent de pouvoirs politiques, économiques, financiers ou médiatiques. C’est pourquoi, je partage la colère de Richard Horton, le rédacteur en chef de la revue The Lancet , la plus prestigieuse des revues de recherche médicale :





Les coopérations internationales entre scientifiques sur la COVID-19 vue à travers les liens entre publications scientifiques, avec la Chine comme acteur principal à la date du 23 mars 2020.

Les scientifiques sont parfaitement conscients de l’urgence sanitaire. Des revues scientifiques tentent d’accélérer la circulation des informations entre chercheurs avec des pré-publications d’études et des revues par les pairs en urgence sur les analyses du virus, des traitements, des recherches vaccinales. Mais elles avertissent toujours de ne pas les prendre pour validées, et encore moins comme déjà utilisables pour guider les pratiques médicales à l’hôpital, ce sont des publications en « pré-print » non encore revues par les pairs comme le montre l’exemple ci-dessous.

La situation d’urgence est prétextée par certains chercheurs pour transiger avec l’éthique et l’intégrité scientifiques. Ils savent pourtant ce qu’ignorent la plupart des populations : ce n’est pas en trichant avec ces règles que l’on va trouver plus vite des traitements efficaces ou des vaccins. Notamment parce que ce virus est encore peu connu, malgré le séquençage de son génome réalisé dès le début janvier par les biologistes Chinois. Paradoxe peu compris : plus le pourcentage de guérisons spontanées est élevé et plus il est difficile de prouver qu’un traitement est ou non efficace. C’est pourquoi il faut conduire les recherches avec le maximum possible de sérieux, de contrôles, de comparaisons avec des placebos ou d’autres traitements. Sinon, on n’obtient qu’un « bruit » qui permet de crier urbi et orbi que l’on a « trouvé » quelque chose, mais ce quelque chose n’est pas fiable.
Esprit de responsabilité
L’affaire de l’hydroxychloroquine (il y en a d’autres déjà) est à cet égard exemplaire. Toute personne sensée espère qu’il y a là un espoir de traitement. Mais la manière dont Didier Raoult s’est comporté – avec des études sans contrôle, une communication tapageuse, un manque de coordination… retarde la réponse à la question : oui ou non, cela marche t-il et dans quelles conditions précises, à quels états de la maladie ? Pour l’instant, la revue de l’ensemble des études sur le sujet, réalisée dans le monde entier et donc très loin des polémiques franco-françaises, ne permet pas de trancher. Et c’est pourquoi plusieurs pays ont déjà arrêté ce traitement après l’avoir essayé.
En réalité, Didier Raoult a foulé aux pieds des règles élémentaires de l’éthique et de l’intégrité scientifique (voir en fin d’article, sous ma signature, le communiqué d’ENRIO, le réseau des Offices de l’intégrité scientifiques européens). Ce communiqué précise que «Les chercheurs doivent communiquer leur travail vers les médias et réseaux sociaux avec esprit de responsabilité, professionnalisme et transparence. Les interprétations subjectives et infondées doivent être évitées et aucune information ne doit être omise intentionnellement. Réduire l’intégrité de la recherche mine la confiance de nos collègues, du public et des décideurs politiques.» Et appelle les institutions scientifiques à «protéger le public des interprétations erronées par un enthousiasme excessif, peu prudent ou peu scrupuleux de chercheurs.»
Déclarations populistes
Des règles toujours valables, mais encore plus valables en cas de crise sanitaire justement parce que nous n’avons pas de temps à perdre avec des annonces non fiables, des études mal réalisées, des déclarations populistes. C’est pourquoi l’Organisation mondiale de la santé s’est exprimée très fortement sur ce point : «Les informations qui ne sont pas scientifiquement prouvées ne doivent pas être divulguées», a déclaré le Dr Ibrahima Socé Fall, Directeur général adjoint de l’OMS en charge de la réponse aux urgences. Le Directeur général a carrément alerté contre une « infodémie » et contribué à lutter contre les fake news

Mais les dérives, très rares, du milieu médical et scientifique, n’auraient que peu d’effets négatifs si elles n’avaient pas été relayées par des responsables politiques, des acteurs sociaux, des médias (et donc des journalistes dont la responsabilité personnelle est engagée). Si de nombreux collègues ont fait un très bon travail, si des journaux ont rempli leur rôle social, les exemples de dérapages sont vraiment trop nombreux (et l’écart entre le ministre Olivier Veran expliquant qu’il n’y a pas de réponse à la question sur l’hydroxychloroquine et l’étrange visite du Président Emmanuel Macron à Didier Raoult ne plaide pas en leur faveur).
Dans cette situation, la responsabilité des réseaux sociaux numériques (tweeter, facebook, etc) est énorme.  Et, comme l’indique Joan Donovan dans Nature, il faut aplatir la courbe de désinformation des entreprises qui possèdent et gèrent les médias sociaux :

En cette crise, la question de la régulation des plate-formes numériques se repose avec acuité. A cet égard, les propositions faites par le comité d’experts réuni par la Commission européenne – notamment de leur imposer le statut d’éditeur donc responsable aux plans pénal et financier des contenus qu’ils diffusent sont toujours valables.
Sylvestre Huet