« Coronabonds », Hélicoptère-monnaie, annulation de dettes : éviter les contre-vérités et distinguer l’essentiel de l’accessoire

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Publié le dimanche 12 avril
Les éditos
La crise que nous vivons a au moins une vertu : nous permettre de nous ouvrir à de nouvelles idées. En matière économique, elles font florès ces derniers temps. De nombreuses personnes, à commencer par des économistes, découvrent ainsi, avec un zeste d’incrédulité, des solutions pourtant déjà éprouvées ou presque magiques : la monnaie-hélicoptère, l’hypothèse d’annuler une partie des dettes publiques, celle d’émettre des Coronabonds ou encore le fait qu’une banque centrale, comme la Bank of England (BoE), puisse faire des avances monétaires à un État, alors que cette possibilité a toujours existé en Angleterre et existait aussi en France jusqu’en 1993. Dans cette effervescence d’idées, il est essentiel de distinguer le vrai du faux et l’essentiel de l’accessoire. 
Commençons par le plus brûlant : qu’est-ce que d’éventuels Coronabonds (nouvelle version des Eurobonds) pourraient bien changer à la situation économique terrible que nous traversons ? Cela dépend, notamment du volume et des modalités d’émission. S’il s’agit d’émettre très massivement, pour plusieurs centaines ou milliers de milliards d’euros, des dettes européennes à un taux nul ou négatif et à échéances longues, avec la garantie implicite de l’ensemble des États européens, et tout en laissant les États membres utiliser ces nouvelles ressources financières comme bon leur semble, alors effectivement les Eurobonds pourraient apporter une valeur ajoutée. Ils permettraient aux États les plus fragiles de réduire fortement leur endettement individuel, lequel est exposé au risque de taux, et de compter sur un endettement collectif. 
Mais en réalité, la BCE permet déjà de conjurer le risque d’une remontée des taux d’intérêts des dettes souveraines des pays membres de la zone euro grâce à son pandemic emergency purchase program, puisqu’elle a fait sauter la limitation qui consistait à ne pas racheter plus d’un tiers de la dette d’un État. En dernière ressource, elle dispose également d’un programme encore plus puissant, l’OMT (opérations monétaires sur titres), qui lui permet d’acheter de la dette des États sans limite sur le marché secondaire, réduisant  ainsi le risque de spread
Dans ce contexte, le principal intérêt des Eurobonds serait alors de rajouter une capacité de financement budgétaire supérieure à celle de la totalité des États membres pris individuellement. On fait alors le pari que le tout dépasserait la somme des parties, et que davantage d’investissements seraient permis en Europe, en particulier au Sud, car les pays du Sud ne disposent pas de réserves budgétaires équivalentes à celle du Nord. C’est certainement à ce titre que l’opération serait la plus intéressante, ainsi que pour renforcer la dimension internationale de l’euro en offrant davantage de titres pouvant être utilisés en garantie. 
Il s’agirait cependant d’un pas important vers le fédéralisme européen car cela ferait tomber un tabou qui est l’interdiction faite aux institutions européennes d’émettre de la dette en leur nom, fût-ce au profit des États membres. En tout état de cause, l’usage de ces nouvelles ressources financières devrait répondre au libre choix des États et non à une décision imposée par les institutions européennes.
Mais nous n’en sommes pas là : au regard des discussions actuelles, l’émission d’Eurobonds, si elle devait avoir lieu, serait vraisemblablement d’un volume très limité et temporaire. Dans cette hypothèse, les États devraient continuer à s’endetter sur le plan national, à des taux définis par les marchés, pour la quasi-totalité de leur dette. Seule une infime partie serait mutualisée et bénéficierait d’un taux uniforme. En outre, cette dette, même mutualisée, devrait être remboursée. Avec quelles ressources ? On imagine déjà la suite : de nouvelles taxes (ce qui pourrait être positif s’il s’agissait de taxes environnementales) ou, plus vraisemblablement, une augmentation de la contribution des États membres à l’UE, voire de l’austérité. Dans ce cas, ce que les États dépenseront pour rembourser la dette mutualisée, ils ne le dépenseront plus chez eux. Le jeu serait alors presque à somme nulle.
Car le problème, au final, n’est pas tant de savoir qui émet la dette, mais plutôt de définir comment on va la rembourser en générant des revenus alors que l’activité s’arrête. La crise que nous traversons n’est pas une crise de l’offre de crédit, que l’action traditionnelle de la BCE suffit à conjurer, c’est une crise de solvabilité quasi-généralisée. À cet égard, la question de la « monnaie-hélicoptère » est plus intéressante parce qu’elle vise à rétablir des revenus en injectant de la monnaie et cela sans accroître la dette. D’où une question essentielle : peut-on créer de l’argent sans dette en contrepartie ?
En pratique et à l’heure actuelle, la réponse est négative, car l’application dans notre système monétaire et bancaire des principes de la comptabilité en partie double, hérités de la Renaissance italienne, font qu’un actif entraîne toujours un passif, et inversement. Par conséquent, la monnaie est créée exclusivement par les institutions bancaires lorsqu’elles accordent des crédits aux agents économiques que sont les ménages, les entreprises ou les États, ou lorsqu’elles leur achètent directement des actifs (par exemple des actions d’entreprises). Il y a donc toujours une contrepartie. Mais cette contrepartie pourrait aussi être un actif “fictif”, par exemple une dette perpétuelle à taux nul, ou encore la reconnaissance d’un “don”. En effet, si demain la banque centrale décidait de créer de la monnaie pour la distribuer à un État ou à des citoyens, sans jamais exiger le remboursement de cette monnaie, rien ne s’y opposerait techniquement. 
Les seuls obstacles seraient alors politiques et juridiques. En effet, les traités énoncent une interdiction formelle faite à la banque centrale de financer directement les États ou les institutions publiques, par exemple en leur accordant des découverts ou des crédits (art. 123 TFUE). Mais, tout à fait formellement, rien ne s’oppose à ce qu’elle « donne » de l’argent aux citoyens ou aux institutions publiques. Le don semblait tellement improbable au regard des principes du système monétaire et financier que les rédacteurs des traités n’ont pas crû nécessaire de l’interdire formellement. Il pourrait y avoir là une faille à exploiter. Et si cela apparaît équivoque au plan juridique, alors la volonté politique devra y pallier.  
Ceci étant dit, la distribution gratuite d’une quantité de monnaie uniforme à tous les citoyens ou aux entreprises (par exemple 2000 ou 5000 euros) n’est pas forcément la solution la plus optimale. Certes, au moment où tous les revenus s’effondrent et où les agents ont du mal à s’endetter davantage, injecter de la « monnaie libre » (c’est-à-dire de la monnaie libre de dettes) participe d’un désendettement généralisé et contribue à restaurer les marges de financement des agents. Ceci est extrêmement positif, en particulier dans un monde d’avant-crise assis sur une montagne de dettes (250 000 milliards de dollars, soit 320 % du PIB mondial). Mais la distribution égalitaire de monnaie entre tous les citoyens ne change rien sur le plan des inégalités ou sur le plan de la transformation des structures économiques. On reproduit le business as usual avec simplement un peu moins de dettes. Ni investissement ciblé dans la transition écologique, ni justice sociale, ni relocalisation des activités. Or, quitte à mettre en œuvre un dispositif aussi révolutionnaire, le mot n’est pas trop fort, que celui de la monnaie libre, autant qu’il serve la reconstruction écologique de nos sociétés à travers un mécanisme de « création monétaire ciblée » vers des investissements durables et en faveur de davantage de justice sociale, c’est notamment ce que nous proposons avec Alain Grandjean dans un livre récent (Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, éditions Odile Jacob, février 2020). Néanmoins, dans une période de crise généralisée, un mix entre les deux options peut être utile. 
Et qu’en est-il de l’annulation des dettes ? Annuler une dette revient in fine à créer de la monnaie libre. Cela veut dire que de la monnaie qui a été émise en contrepartie d’une dette en est libérée et se soustrait à sa promesse de destruction lors du remboursement. Les annulations de dette ont fréquemment été utilisées dans l’histoire. Dès le jubilé antique par exemple, on annulait les dettes pour éviter que trop d’hommes libres tombent en esclavage parce qu’ils ne pouvaient pas rembourser. Est-ce un risque pour les épargnants ? Cela dépend de qui détient la dette : en France, on sait que la dette appartient à hauteur de 25 % à nos banques et assurances, à 20 % à la Banque de France (grâce à la politique de rachats de la BCE) et à 55 % à des prêteurs étrangers dont on n’a malheureusement pas le détail (banques centrales étrangères, fonds souverains, hedge funds et autres acteurs financiers…). Si on annule la dette détenue par les banques et les assurances, ou par des institutions financières étrangères, on risque d’accroître les difficultés et de précipiter une crise de liquidités. C’est un risque à ne pas prendre. En revanche, annuler la partie de la dette publique détenue par les banques centrales nationales (près de 370 milliards d’euros dans le cas de la France, 2000 milliards d’euros à l’échelle de l’Europe) ne coûterait strictement rien et ne léserait personne, ni n’amputerait d’un iota la capacité de la BCE à remplir ses missions. Le faire est donc une ardente obligation, car les banques centrales ne craignent pas, par construction, les pertes financières.
Mais ne suffirait-il pas de faire comme les Anglais qui ont permis à leur banque centrale de financer directement l’État ? D’abord, il ne s’agit que d’une facilité de trésorerie : les avances accordées devront être remboursées, qui plus est à des échéances très courtes (moins d’un an). Ensuite, cette possibilité pour la BoE d’accorder des avances de trésorerie au Trésor a toujours existé. Elle avait été mise en sommeil et est réactivée lors des périodes de crise, déjà en 2008. Enfin, n’oublions pas que des dispositifs de ce type ont existé en France, et ailleurs en Europe, jusqu’en 1993, date où Maastricht les a stupidement prohibés. Les réactiver serait une très bonne chose, qu’il convient néanmoins de ne pas surestimer : nous n’avons pas besoin d’avances remboursables mais bien d’avances NON remboursables, c’est-à-dire de dons ou de financements sous forme de dettes perpétuelles à taux nuls, ou encore d’annulations de dettes, ce qui revient in fine au même. La véritable révolution monétaire est là : ce serait la seule à même de traiter la crise d’insolvabilité autrement que par des palliatifs. Mais jusqu’à présent, les discours officiels se montrent d’une constance absolue sur ces différentes solutions : c’est non. On préfère, comme l’a fait le Gouverneur de la banque de France dans une tribune récente, parler de la stabilité des prix, d’« effort budgétaire rigoureux » et de « dépenses publiques enfin plus sélectives », même si cela est à la limite de l’indécence quand le pays entre en récession et que les revenus et le niveau de vie de millions de personnes sont directement menacés.