La France en pénurie de masques : aux origines des décisions d’État
Par Arnaud Mercier
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(Crédits : EDUARDO MUNOZ)
ENQUÊTE. Ce récit chronologique, commençant en 2005,
expose la succession des décisions officielles qui expliquent
l’actuelle pénurie de masques de protection en France. Par Arnaud
Mercier, Auteurs fondateurs The Conversation France
À l'heure de la polémique sanitaire interne à la pandémie
- l'absence de masques de protection efficaces pour les soignants et
pour le personnel indispensable afin de faire fonctionner l'économie du
pays même en temps de crise -, il est essentiel de rétablir la
chronologie des faits qui a conduit notre pays à se désarmer face au
risque de pandémie.
Sans doute qu'après le retour à une ère de
sécurité sanitaire, des commissions d'enquête vont se créer pour faire
toute la lumière sur les faits. Avec des moyens d'investigation autres
que les nôtres aujourd'hui. Mais déjà, la lecture complète de nombreux
documents officiels publiés permet de rétablir une archéologie des choix
de politique publique.
Pour faire ce travail, il faut se garder
d'une approche simpliste, personnalisée, excessive et expiatoire. Pas
simpliste et personnalisée, car on ne trouvera pas un texte signé un
jour dans un bureau obscur par un ministre ou un haut fonctionnaire et
qui aurait dit « maintenant plus de stocks de masques ». Pas excessive
et expiatoire non plus, car il ne s'agit pas ici de chercher un bouc
émissaire commode pour expier ce qui est plus vraisemblablement le fruit
de fautes collectives.
La plupart des décisions ont été prises
dans le cadre d'une chaîne de responsabilités partagées et nous
conduisent à la situation actuelle, quand beaucoup parlent désormais de
chaîne d'irresponsabilités.
Nous focaliserons notre attention
uniquement sur la question de l'équipement de l'État en masques, à la
fois en masques chirurgicaux réputés être suffisants pour les malades
qui ne postillonnent pas ainsi à la face des autres, mais aussi en
masques dits FFP2, qui garantissent une véritable barrière de protection
faciale pour toutes les personnes exposées aux projections de
gouttelettes porteuses de virus, à commencer par l'ensemble du corps
médical.
Pour retracer cette généalogie d'une suite de décisions
qui ont désarmé la France en masques face à une pandémie pourtant
annoncée comme certaine dans le futur par de nombreux experts, nous
suivrons un strict récit chronologique qui commence en 2005 avec un
rapport parlementaire d'alerte sur les risques épidémiques présents et à
venir qui oblige l'État français à s'organiser en conséquence, pour
anticiper le pire, selon le célèbre adage : « gouverner c'est prévoir ».
Le
récit sera forcément un peu long, mais comprendre la généalogie de
faits aussi graves exige un peu de temps, surtout si on veut ajouter des
citations concrètes.
Une anticipation du risque
Le
11 mai 2005 est rendu public un rapport co-signé par le député
Jean‑Pierre Door et la sénatrice Marie-Christine Blandin intitulé « Rapport sur le risque épidémique ».
Le
moins qu'on puisse dire c'est que ce texte regarde avec lucidité et
acuité les nouveaux risques qui planent sur nos sociétés modernes
mondialement interconnectées. Il est rappelé que les maladies
respiratoires aiguës tuent plus de 3 millions de personnes par an. Que
ces maladies évoluent constamment, nous obligeant à vivre dans un
univers où on aura toujours un vaccin de retard, surtout avec le SRAS.
Tous
les experts prédisent que des pandémies ne manqueront pas de survenir,
et ce de plus en plus souvent. Une des plus récentes mises en garde
officielles provient des États-Unis. Le Directeur du National
Intelligence Service, Dan Coats, avertit dans son bilan sur les menaces dans le monde, le 29 janvier 2019 :
« Nous
estimons que les États-Unis et le monde resteront vulnérables à la
prochaine pandémie de grippe ou à une épidémie à grande échelle d'une
maladie contagieuse qui pourrait entraîner des taux massifs de décès et
d'invalidité, affecter gravement l'économie mondiale, mettre à rude
épreuve les ressources internationales. »
Il parle du
« défi
de ce que nous prévoyons être des épidémies plus fréquentes de maladies
infectieuses, en raison de l'urbanisation rapide et non planifiée, des
crises humanitaires prolongées, de l'incursion humaine dans des terres
auparavant non encore exploitées, l'expansion des voyages et du commerce
internationaux et le changement climatique régional ».
Le masque, une arme jugée efficace en cas d'épidémie
Dans
le rapport parlementaire de 2005, sont exposées les conditions de
protection contre une telle épidémie, avec l'idée qui sera sans cesse
répétée jusqu'à aujourd'hui, qu'il s'agit de gagner du temps pour
laisser aux scientifiques le soin de trouver un médicament puis, plus
tard, un vaccin :
« Si nous entrons dans une phase
pandémique contagieuse d'homme à homme, une des trois méthodes pour
lutter contre une telle épidémie est la mise en place de barrières
physiques, ce qui implique que « les personnes en contact avec le public
puissent disposer de masques adaptés à la pandémie. »
Dès
lors, il est écrit en toutes lettres que le port du masque est un
instrument de lutte très efficace y compris pour rassurer les
populations, un masque plus efficace que celui utilisé généralement pour
les chirurgiens :
« Un des moyens de rassurer la
population serait de mettre à sa disposition des masques de protection.
Les autorités interrogées par vos rapporteurs pensent que des masques
classiques, de type masques de chirurgien, n'offriraient qu'une
protection extrêmement limitée. Il serait souhaitable de disposer de
modèles extrêmement efficaces mais relativement coûteux. »
Les rapporteurs admettent néanmoins que le rapport coût/bénéfice est en faveur de l'achat massif de masques :
« La
mise à disposition de masques en nombre suffisant aurait certainement
un coût très élevé mais, en même temps, aiderait à limiter la paralysie
du pays. Vu sous cet angle, il convient de relativiser le coût. »
Ce
rapport parlementaire est suivi d'un autre, moins d'un an après, à
propos de la grippe aviaire. Le corps de doctrine préconisé reste le
même : les mesures barrières, plus les masques, dont on précise que des
études conduites sur la grippe en Asie ont montré l'efficacité : « Une
étude scientifique a démontré que le port de masques à Hongkong, pendant
l'épidémie de SRAS en 2003, a entraîné une diminution significative du
nombre d'affections respiratoires ». Et là aussi le rapporteur rappelle
que « la catégorie recommandée pour se protéger contre la grippe est
celle FFP2 ».
Il y a 14 ans, deux documents parlementaires
écrivaient donc noir sur blanc que les masques font partie de la
panoplie indispensable contre la propagation d'un virus très contagieux
de type coronavirus.
La France s'équipe massivement en masques
La
conséquence en est tirée par le Directeur général de la Santé
auditionné par la commission. Pour ce qui concerne les masques
chirurgicaux, Didier Houssin apporte les précisions suivantes :
« Des
quantités importantes ont été et seront achetées : il est prévu
d'acquérir au total 250 millions de masques chirurgicaux, à faire
porter, à raison d'un masque toutes les quatre ou cinq heures, aux
malades en contact avec un entourage familial ou professionnel. »
Quant
aux masques FFP2, il indique que le gouvernement en a acquis « d'ores
et déjà environ 50 millions » et que l'objectif est d'en acquérir début
2006 « plus de 200 millions ». En 2006, en prévision d'une épidémie
respiratoire sévère, l'État prévoit donc de stocker des dizaines de
millions de masques, y compris les fameux FFP2. Il faut dire que les
estimations d'usage sont spectaculaires, compte tenu de la souillure
rapide des masques et donc du nécessaire renouvellement par les
personnels soignants « toutes les 4 à 6 heures ». En conséquence, « pour
les seuls personnels soignants, le nombre estimé de masques nécessaires
est de 2 millions par jour de pandémie ».
Ces analyses sont en
phase avec celles du Secrétariat général de la défense et de la sécurité
nationale (SGDSN), sous l'autorité directe du premier ministre
exprimées dans le « Plan pandémie grippale » rendu
public le 6 janvier 2006. Il est affirmatif : le masque est à
généraliser, pour les malades bien sûr, pour les soignants (mais le
FFP2), mais aussi pour les personnes « indispensables au fonctionnement
des services essentiels et/ou en contact répété et rapproché avec le
public ». On peut même envisager son port dans « les espaces publics à
titre de précaution », précise le plan.
Et la stratégie de lutte
du gouvernement se décline en fonction des stades d'une épidémie devenue
pandémie, au stade maximal (celui que nous connaissons aujourd'hui en
France avec le Covid-19).
La préconisation est limpide :
« Port
de protections respiratoires par les personnels de santé et, si
possible, par les autres personnes exposées ; port de masques
chirurgicaux par les malades ; préconisation du port d'un écran en tissu
par les personnes indemnes dans les espaces publics, à titre de
précaution. » (p. 52)
Le SGDSN actualise ce plan le 20 février 2009 et il est plus assertif.
Le recours au masque FFP2 est étendu. En 2006, son usage « sera autant
que possible étendu aux personnes indispensables... », alors qu'en 2009,
il « doit être prévu ». Mieux même, il est envisagé d'encourager chacun
à faire l'acquisition d'un tel masque.
Dans les fiches techniques qui complètent le plan grippal, la fiche C4 sur les mesures barrières sanitaires (éditée
en septembre 2009) évoque le cas des personnes en situation
professionnelle. On y retrouve bien sûr la même recommandation, mais
celle-ci est justifiée par l'invocation de quatre organismes français
liés à la santé (l'Institut national de recherche et de sécurité,
l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, la
Direction générale de la Santé, le Conseil supérieur d'hygiène publique)
plus l'OMS qui convergent tous vers une stratégie de protection
respiratoire maximale du plus grand nombre (personnels soignants et
personnes exposées au public).
Entendre aujourd'hui de la part
des plus hautes autorités de l'État que le port du masque n'est pas
indispensable a donc bien du mal à emporter la conviction en relisant
les préconisations du service du Premier ministre il y a onze ans
seulement.
L'épidémie H1N1, le point de bascule
C'est
dans ce contexte que va survenir un événement qui va, paradoxalement,
être à la fois le moment charnière d'application de ces mesures de
précaution et leur fossoyeur pour l'avenir.
Un arrêté du 3 décembre 2009 est
publié concernant « la distribution de kits destinés au traitement des
patients atteints par le virus de la grippe de type A (H1N1) ». Il est
prévu de distribuer une boîte de masques à chaque patient resté confiné
chez lui, en puisant dans le stock national, car c'est un impératif de
santé publique.
Mais on le sait, la riposte a été jugée
disproportionnée, car finalement le virus H1N1 n'a pas été aussi sévère
que prévu et n'a pas tourné à la pandémie. La ministre de la Santé de
l'époque, Roselyne Bachelot, en a été quitte pour des mises en
accusation politiques de gabegie et des railleries de toutes sortes,
à cause d'achats massifs de vaccins qui n'ont pas été utilisés, de
commandes auprès de laboratoires qui ont finalement été annulées
moyennant des millions d'euros de pénalités. Dans un entretien à Ouest France le 20 mars dernier elle déclarait :
« Je
n'ai qu'une théorie : en matière de gestion d'épidémie, l'armement
maximum doit être fait. Nous avions un stock près d'un milliard de
masques chirurgicaux et de 700 millions de masques FFP2. J'ai été moquée
pour cela, tournée en dérision, mais quand on veut armer un pays contre
une épidémie, c'est ce qu'il faut ! »
Dans un rapport sénatorial sur l'exécution de la loi de finance 2009,
signé de Philippe Marini, actuel maire LR de Compiègne, on apprend que
le coût total de la lutte contre le H1N1 est évalué à environ 1 milliard
d'euros, dont 150 millions pour l'achat de masques.
Philippe
Marini fait alors part de « plusieurs interrogations » qui sont en
réalité des critiques sur l'efficacité du dispositif : « des quantités
importantes de masques ont, tout d'abord, été commandées alors que peu
semblent avoir été effectivement distribuées », « les calendriers de
livraison font apparaître des réceptions de commandes tardives ce qui
pose la question de l'opportunité de tels achats qui, de toute évidence,
allaient arriver trop tard pour la pandémie ».
Mais ce jugement a
posteriori ignore que sous le feu de la lutte sanitaire personne ne
peut prédire quand la pandémie finira. Les arguments qu'il mobilise
visent l'EPRUS (établissement de préparation et de réponse aux urgences
sanitaires). Cet établissement public assure la gestion des moyens de
lutte contre les menaces sanitaires graves, tant du point de vue humain
(la réserve sanitaire) que du point de vue matériel (achat et stockage
de produits sanitaires d'urgence). Selon le sénateur,
« Si
le rôle de l'EPRUS est réduit à celui de logisticien, il convient
d'approfondir la piste d'une mutualisation des stocks gérés par l'EPRUS
avec ceux du ministère de la Défense. »
Résumons :
cet organisme a contribué à gérer logistiquement une crise sanitaire
potentiellement grave en faisant en sorte que personne n'ait jamais
manqué de masques de protection. Mais il est appelé à se fondre dans une
« mutualisation », un des mots-clés de la gestion managériale
contemporaine des services publics, où tout est fait pour
« rationaliser », comprendre pour faire des économies.
Le début du désarmement sanitaire
On
a là affaire à un vrai biais de raisonnement qu'on retrouve par exemple
chez les anti-vaccins à propos de la rougeole. Ces derniers disent (à
tort) que le vaccin pourrait causer des troubles comme l'autisme chez
les enfants vaccinés, alors que, ajoutent-ils, le risque n'existe même
pas. Or, la rougeole est une maladie dix fois plus contagieuse que la
grippe, et mortelle. En conséquence, son éradication par une vaccination
systématique est devenue une priorité mondiale de santé publique depuis
longtemps.
Donc, en effet, la rougeole a quasiment disparu de
nos vies. C'est une maladie que personne ne rencontre plus dans son
entourage. On a oublié les dégâts qu'elle peut faire, sa mortalité
élevée. Mais c'est justement parce qu'il existe un vaccin, administré
obligatoirement à tous !
De même, ici, la réaction au
marteau-pilon pour écraser le virus H1N1 a joué un rôle efficace et donc
la pandémie n'a pas eu lieu. Pourtant la méthode est critiquée sur le
seul plan comptable, sans prendre en compte le résultat.
Le
désarmement sanitaire va alors commencer par l'instruction ministérielle
du 2 novembre 2011 (citée dans plusieurs rapports mais introuvables en
ligne aujourd'hui car replacée par d'autres depuis, sans doute)
concernant la stratégie face aux situations exceptionnelles de santé.
Elle introduit une distinction entre deux types de stocks de produits de
santé qui jusqu'à présent étaient gérés en commun dans un grand « stock
national santé » créé en 2001. Certains stocks deviennent
« stratégiques » et doivent être achetés et gérés au niveau national,
par l'EPRUS. Ils comprennent des médicaments (antiviraux, antidotes,
vaccins, pastilles d'iode...), des dispositifs médicaux et des
équipements de protection individuelle (masques, combinaisons, blouses,
draps d'examen). Autant de produits qui engagent directement la
responsabilité de l'État en cas de crise sanitaire grave.
En
regard, sont identifiés des moyens dits « tactiques » (comprendre moins
importants que stratégiques) qui sont des produits et des équipements
situés dans les établissements de santé où se trouvent des SAMU ou des
SMUR. La philosophie est que ces stocks permettent d'activer une
réaction précoce et au plus près du terrain, dans l'attente de la
mobilisation, si besoin, des stocks stratégiques.
Dans cette
instruction, il est précisé que l'acquisition des stocks tactiques est
prise en charge par les établissements de santé et financée par des
crédits relevant, dans les nomenclatures comptables infligées aux
hôpitaux, de leurs missions d'intérêt général et d'aide à la
contractualisation (MIGAC).
Face aux critiques du surstockage
national lors de la grippe H1N1 et de l'envoi aux établissements de
santé de stocks qui leur sont ensuite restés sur les bras, une première
réorganisation commence, permettant à l'État de partager sa
responsabilité dans l'acquisition préventive de stocks sanitaires.
Dès
lors le procédé est irréversible. Car même si la liste des produits
dits tactiques reste de sa responsabilité, et que le budget alloué est
issu du dialogue de gestion entre les hôpitaux et le ministère, le
gouvernement introduit une scission propice à de futurs arbitrages
pouvant devenir défavorables au maintien d'un effort élevé de stockage
de tous les produits utiles en cas d'épidémie, dont les masques.
Ainsi
une décision qui peut se justifier par une rhétorique d'optimisation
des moyens au niveau géographique le plus pertinent, va devenir, par un
biais bien connu dans les politiques publiques, un premier pas vers
l'abandon d'objectifs initiaux, en créant les premiers maillons d'une
chaîne de déresponsabilisation.
Le masque FFP2 ne serait plus utile ?
Le 16 mai 2013, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale édite sa « Doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire ».
Dès
l'introduction, il explicite que l'aspect gestionnaire est un fil
conducteur de ses choix : « La présente doctrine est le fruit d'un
travail interministériel mené dans un souci d'efficacité et d'économie
globale, s'appuyant notamment sur le retour d'expérience acquis lors des
pandémies de la décennie écoulée », comprendre notamment le H1N1. Il
prend appui sur l'avis du Haut conseil de la santé publique (HCSP) du 1er juillet 2011.
Le SGDSN en retient que
« Le
HCSP propose, pour les salariés régulièrement exposés à des contacts
étroits avec le public du fait de leur profession (comme les métiers de
guichet), l'utilisation du masque chirurgical sur la base des arguments
suivants : - observance potentiellement supérieure pour le port du
masque anti-projection ; pas d'efficacité inférieure démontrée chez les
professionnels de santé du masque anti-projection versus l'appareil de
protection respiratoire (APR) dans le contexte de la circulation d'un
agent pathogène "courant" ; cohérence avec les dispositifs préconisés
pour le grand public. »
Ainsi, le 1er juillet 2011,
le consensus de septembre 2009 a disparu. L'INRS, l'Afssaps, la DGS, le
Conseil supérieur d'hygiène publique de France et l'OMS, mobilisés pour
défendre un masque FFP2 pour tous les salariés exposés, voient leurs
recommandations évacuées et le port du masque chirurgical doit suffire
désormais.
Le SGDSN décrète que :
« Le
recours systématique aux masques de protection respiratoire de type FFP2
a montré ses limites en termes d'efficacité car la gêne voire la
difficulté respiratoire liées à leur port, conduisent à un faible taux
d'utilisation. Le masque anti-projection, en revanche, est mieux
supporté du fait d'une respirabilité plus importante, d'une
communication verbale plus facile, d'un risque d'irritation cutanée plus
réduite et d'une sensation d'inconfort de chaleur beaucoup plus
réduite. Ainsi, l'adhésion au port du masque anti-projection sera
meilleure que le masque FFP2. Le port du masque anti-projection par les
travailleurs et par les usagers limite la dissémination des agents
pathogènes, chacun protégeant l'autre (fonction altruiste des masques
anti-projections). »
Les gens seraient donc gênés
par le masque le plus protecteur, ce qui justifierait qu'ils ne le
mettraient pas systématiquement et qu'il faille se contenter de
préconiser l'usage d'un masque moins protecteur. Syllogisme parfait.
Dès
lors, le SGDSN, dirigé par le conseiller d'État Francis Delon,
considère que la responsabilité de la protection respiratoire des
travailleurs par masques est à transmettre aux employeurs : « Il revient
à chaque employeur de déterminer l'opportunité de constituer des stocks
de masques pour protéger son personnel ». Accompagnant cela d'un
discours de préconisations particulièrement désincitatif qui souligne
bien les points négatifs :
« Les masques doivent
être changés au minimum toutes les quatre heures, en fonction des
recommandations du fabricant et chaque fois qu'ils deviennent mouillés
ou après avoir quitté une zone à haut risque. Les paramètres de coût
sont les suivants : - acquisition : un masque chirurgical coûte environ
dix fois moins cher qu'un masque FFP2 ; - stockage : le stockage des
masques chirurgicaux est largement moins volumineux et donc moins
coûteux que celui des masques FFP2, lesquels nécessitent en outre une
gestion fine des dates de péremption. »
On retrouve
là une tactique politico-comptable de l'État que les élus territoriaux
connaissent bien : la défausse financière. L'État se décharge d'une
responsabilité en la transférant, sans (tous) les moyens budgétaires qui
vont avec, vers d'autres acteurs. Charge à eux d'arbitrer entre tout
accepter et trouver les moyens requis, ou ne pas assumer toute la
nouvelle charge faute de moyens. La chaîne de déresponsabilisation se
dote ainsi de nouveaux maillons.
Bas les masques ! Ou le piège qui se referme
La
situation de pénurie de masques rencontrée actuellement par notre pays a
commencé à se refermer à ce moment-là, par glissements successifs, avec
des décideurs qui sont convaincus de bien faire.
La campagne
victorieuse contre le H1N1 a été (trop) massive et aurait généré du
« gâchis » à concurrence de plusieurs dizaines de millions d'euros. Par
souci de se montrer plus respectueux de l'argent public, les
gouvernements suivants et les parlementaires ont justifié de limiter les
dépenses à l'avenir, y compris pour les structures de prévention des
épidémies, le tout dans un contexte de dénonciation permanente de la
supposée gabegie au sein des hôpitaux et donc de forte restriction de
leurs capacités budgétaires.
Les trois opérateurs de la
prévention (l'EPRUS, l'Institut de veille sanitaire, et L'Institut
national de prévention et d'éducation pour la santé) ont tous vu baisser
leurs recettes entre 2010 et 2014, la restriction totale avoisinant
les 54 millions d'euros, soit une baisse de 24 %.
On
a commencé alors à poser la question des stocks de masques (entre
autres) pour finalement se convaincre que les masques FFP2 n'étaient pas
si indispensables que cela pour le public. Donc on en vient à
considérer que la mission de protection régalienne à l'égard des
populations repose prioritairement sur le stockage de masques
chirurgicaux.
Et puisque les masques FFP2 sont à destination des
personnels de santé, alors pourquoi ne pas transférer la responsabilité
de leur acquisition à chaque pôle de santé ?
C'est ce mécanisme que décrit Francis Delattre, sénateur Les Républicains, dans son rapport parlementaire fait
au nom de la commission des finances en date du 15 juillet 2015 sous le
titre : « L'Établissement de préparation et de réponse aux urgences
sanitaires (EPRUS) : comment investir dans la sécurité sanitaire de nos
concitoyens ? »
Il aborde explicitement la question des masques de protection.
« Concernant
les populations cibles à atteindre pour les masques, la doctrine
gouvernementale est en cours de redéfinition. Toutefois, une nouvelle
doctrine du SGDSN a d'ores et déjà établi que le stock national géré par
l'EPRUS concernerait désormais uniquement les masques de protection
chirurgicaux à l'attention des personnes malades et de leurs contacts,
tandis que la constitution de stocks de masques de protection des
personnels de santé (notamment les masques FFP2 pour certains actes à
risques), étaient désormais à la charge des employeurs. »
Et le rapporteur poursuit son exposé du changement de doctrine et y apporte des justifications :
« Cette
évolution s'explique par une inflexion de la politique de constitution
et de renouvellement des stocks mise en œuvre par le ministre chargé de
la santé, sur le fondement de la doctrine développée par le SGDSN et les
avis du HCSP. »
Certains produits ne seront plus
stockés « en raison de la plus grande disponibilité de certains produits
et de leur commercialisation en officine de ville » ou en raison « du
transfert de la responsabilité de constituer certains stocks vers
d'autres acteurs (par exemple, les établissements de santé et les
établissements médico-sociaux pour les masques de protection FFP2 de
leurs personnels) », précise encore le rapport du sénateur.
Les
choses sont dites : si d'autres acteurs peuvent les vendre ou peuvent
les acheter, à quoi bon obliger l'État à faire des stocks préventifs ? !
La chaîne de déresponsabilisation s'achève alors.
Le principe comptable supplante le principe de précaution
La
préoccupation managériale et uniquement comptable finit donc ici de
prendre le dessus et conduit à l'oubli des raisons mêmes pour lesquelles
on prévoyait de faire ces stocks, selon une logique du « au cas où »,
en ne prenant jamais le risque d'être à la merci d'une rupture
d'approvisionnement chez les industriels français ou étranger par
exemple.
Car le court-termisme de la vision ainsi défendue oublie
totalement qu'une pandémie, par définition, est une épidémie
mondialisée, qui peut provoquer des ruptures des chaînes
d'approvisionnement. Du coup, même l'appareil industriel national
peut-être gravement perturbé, notamment si les ouvriers en charge de la
fabrication des futurs masques refusent de se rendre dans les usines
pour une légitime crainte pour leur santé
Et, afin d'éviter de
commander des doses de produits de santé en trop grande quantité et pour
éviter d'avoir à annuler avec pénalités au moment d'une épidémie qui
aurait été moins sévère que prévue ou jugulée par l'usage de ces
protections (cas du H1N1), Francis Delattre souligne que « le ministre
chargé de la santé a décidé de développer une nouvelle modalité
d'acquisition » : la réservation de capacités de production et
d'acquisition auprès de laboratoires.
Cet outil, aussi appelé
« sleeping contract » sera ainsi utilisé pour des vaccins contre une
grippe de type pandémique. Un avis de marché public est publié par
l'EPRUS le 8 août 2014 concernant
« une tranche
ferme constituée de la réservation de capacités de production de
5 millions d'euros de doses de vaccins pandémiques [et] une tranche
conditionnelle permettant, en cas de déclaration d'une pandémie avérée,
la production et la livraison de doses vaccinales ».
Ce
dispositif contractuel, tout droit venu du libéralisme pragmatique
britannique, est donc importé en France par Marisol Touraine, alors
ministre socialiste de la Santé.
Il s'agit en somme d'une
« précommande » qui ne demande qu'à être activée. Cette parfaite
rationalité comptable devient l'objet d'une des recommandations du
rapporteur les Républicains :
« Recommandation n°
5 : afin de réduire les coûts d'acquisition et de stockage, poursuivre
le développement de la réservation de capacités de production de
produits de santé, tout en maintenant des stocks physiques pour les
produits stables. »
Au principe de précaution :
stocker pour être sûr d'avoir en cas de crise, car c'est vital, se
substitue la logique : être sûr de ne pas trop stocker car c'est
essentiel de ne pas dépenser plus qu'il ne faut.
Raisonnement
critiqué aujourd'hui par nombre d'experts, quand par une approche
bureaucratico-comptable, s'éloignant de toute vision politique
anticipatrice, on a oublié, étape par étape, les alertes sanitaires
majeures qui prévalaient à ces choix de stocks préventifs de masse.
L'État
s'est donc désarmé peu à peu, au risque de mettre en danger les
citoyens, à commencer par les professionnels de santé non hospitaliers,
tout aussi directement en contact avec les malades que leurs collègues
des hôpitaux.
Tout ceci s'est fait avec la parfaite bonne
conscience de hauts fonctionnaires et d'un personnel politique de droite
et de gauche qui avaient à cœur de participer à un « bonne gestion des
deniers publics », oubliant peu à peu les finalités premières, engagés
qu'ils étaient sur un chemin (les politistes parlent de « path
dependancy ») qui les font aller toujours plus loin vers un nouvel
objectif dans lequel ils sont entrés, en perdant de vue le point de
départ.
Ceci oblige les actuels membres du gouvernement à
expliquer péniblement, au détriment des recommandations de l'OMS et à
rebours des cas asiatiques, que le masque ne sert à rien pour une grande
partie de la population ou qu'on ne sait pas s'en servir. Et que ce
serait donc à propos que l'État n'adopte pas une stratégie « asiatique »
de protection de ses citoyens par des masques et du gel de désinfection
massivement distribué, couplée à des tests massifs.
Les
autorités placent aussi de nombreux travailleurs et leurs employeurs
face à une injonction contradictoire : « nous vous demandons d'aller
travailler » mais « nous ne pouvons pas vous fournir les moyens
garantissant votre protection minimale ».
Les commandes annoncées
samedi de 250 millions de masques ne changent rien au fait qu'une
drastique remise à plat de notre corps de doctrine préventive sera
nécessaire avant que la prochaine pandémie ne déferle. Il faudra tirer
toutes les conséquences de la crise actuelle.
_____ Arnaud Mercier, Professeur
en Information-Communication à l'Institut Français de presse
(Université Paris 2 Panthéon-Assas) et auteurs fondateurs The
Conversation France
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.