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«Réhabiliter la culture générale est essentiel pour la démocratie»
FIGAROVOX/TRIBUNE
- Supprimée en 2013 du concours de Sciences Po, la culture générale a
mauvaise presse. Guillaume Bigot, créateur de l’Académie Cicéron, entend
lui redonner de l’importance.
Par Guillaume Bigot
Guillaume
Bigot est directeur de l’IPAG. Il ouvrira, le 27 novembre prochain,
dans les murs de la Société de Géographie, boulevard Saint-Germain, une
école dédiée à la culture générale: l’Académie Cicéron recevra entre autres Mathieu Bock-Côté, Pascal Bruckner ou Bérénice Levet.
À
l’ère de l’instantanéité des informations, faire le tri, hiérarchiser
et ordonner ses connaissances n’a jamais été aussi indispensable.
Dans
un univers instable, les connaissances pérennes, universelles et - pour
utiliser un mot encore plus désuet - «classiques», deviennent de plus
en plus précieuses.
Se fonder sur ce
qui a traversé les siècles offre un critère éprouvé pour opérer ce
classement et identifier ce qui mérite d’être assimilé et transmis.
La
culture générale, c’est ce qui restera lorsque les Big data auront
«disrupté» toutes les expertises. Jamais le tri et la cartographie des
connaissances n’ont été aussi nécessaires qu’aujourd’hui. Le monde
n’appartiendra jamais aux techniciens et aux hyperspécialistes. La
politique d’ailleurs est la science reine dit Platon, celle qui embrasse
toutes les autres, c’est le savoir des généralistes.
La
culture générale est l’ombre portée de la démocratie sur un plan
culturel. S’opposer à sa diffusion, la délégitimer, c’est indirectement
s’en prendre au peuple et à l’égalité.
La culture générale est le premier levier d’ascension sociale.
Le
refus de vulgariser s’accompagne d’une attitude que Mao appelait la
morgue du bachelier. Cette posture hautaine voire suicidaire conduit à
la calcification, par manque de mobilité sociale et par arrogance de
classe. Une classe dirigeante qui cède à cette tentation est déjà
condamnée à la disparition. Sans le savoir, la nôtre est déjà entrée
dans ce que Chateaubriand appelait son troisième âge: l’âge des vanités.
Nos
«élites» (plaçons ce terme entre guillemets car cela n’aurait jamais dû
cesser d’être un terme positif), tout en déplorant le populisme,
cultivent l’entre-soi dont le mépris de la culture générale offre une
traduction très claire.
Dans le monde
anglo-saxon, certains savants osent encore écrire, à la manière du prix
Nobel d’économie, Paul Samuelson, un manuel destiné à mettre à la portée
de sa concierge toute la science économique, y compris les théories les
plus récentes.
La culture générale
est le premier levier d’ascension sociale. Souvenons-nous du temps où
les grandes familles de diplomates ou d’inspecteurs des finances
organisaient des dîners qui étaient autant d’épreuves de sélection. Il
fallait montrer patte blanche et la culture générale faisait clairement
de l’étiquette, elle était une extension du savoir-vivre et une marque
de distinction sociale qui signait moins la preuve d’une sensibilité ou
d’une intelligence personnelle que l’appartenance à un cercle de
privilégiés.
Un siècle plus tard,
Sciences Po qui fut sans conteste le temple de la culture générale dans
notre pays, supprime l’épreuve tant redoutée de la dissertation de
culture générale tandis que le chef de l’État - qui se dit impressionné
par le système Richard Descoings - serait, dit-on, favorable à
l’utilisation d’algorithmes pour sélectionner les hauts fonctionnaires
dans la future école destinée à remplacer l’ENA.
À une époque où l’on sait tout, on ne comprend plus rien.
Tout le monde devrait avoir lu une fois dans sa vie les Essais,
mais chacun fera son propre miel de Montaigne. Aussi n’y a-t-il rien de
plus étranger à la véritable culture générale que l’émission «Questions
pour un champion». L’homme cultivé est forcément l’ennemi du dîneur en
ville qui maîtrise les codes et les récite comme un singe savant. La
culture générale est nécessairement personnelle. Plus une culture est
profonde, plus elle est personnelle, humble et critique. Aussi la
culture générale est-elle une arme contre la discrimination sociale
massive. C’est le plus puissant désintégrateur à préjugés. Le jeune
Julien Sorel, fils d’un scieur de bois, parvient à se frayer un passage
dans la bourgeoisie de Verrières (ville imaginaire du Doubs) en
impressionnant ses interlocuteurs par sa maîtrise du latin.
Et
la 5G n’y change rien. En réalité, l’hyper-connectivité et l’abondance
de l’information débouchent sur un paradoxe facile à résumer: à une
époque où l’on sait tout, on ne comprend plus rien.
Les
technologies qui nous immergent dans un océan d’informations créent
l’illusion fallacieuse qu’accéder, c’est maîtriser. L’instantanéité de
l’accès nous dispense de mémoriser, mais aussi d’assimiler cognitivement
les informations, de les comprendre. Dans l’univers des Big data, la
culture générale n’a jamais été aussi inutile en apparence, mais
décisive en réalité.
L’ambition de
l’Académie Cicéron consiste donc à réhabiliter l’exercice de la
vulgarisation et de la synthèse de qualité et à renouer avec l’écoute du
verbe. Pour y parvenir, l’Académie peut déjà compter sur la conviction
et l’engagement de professeurs et de conférenciers d’exception, dans
tous les domaines du savoir, de toute obédience ou point de vue.
Ces
enseignants vont s’efforcer de mettre leur savoir et leur expérience au
service du public à travers des séries de 4 séances consacrées à
l’exploration d’un thème et permettant un échange et une réflexion avec
le public. Eliette Abécassis et Zineb El Razhaoui chacune à leur façon
interrogeront le rôle de la femme dans le monothéisme ; Hector Obalk va
émerveiller ses auditeurs grâce à une synthèse brillante de l’histoire
de la peinture, Pascal Bruckner va s’interroger sur les âges de la vie
tandis que Laurent Alexandre et Éric Sadin vont inviter le public à
s’interroger sur les transformations (pour le meilleur ou pour le pire)
que l’intelligence artificielle va engendrer.