https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/2014/10/17/31005-20141017ARTFIG00353-ce-que-nous-enseigne-la-chute-de-l-empire-romain.php
Ce que nous enseigne la chute de l'Empire romain
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie du livre de Michel De Jaeghere, Les Derniers jours, le directeur du Figaro Histoire raconte la chute de Rome, et en cherche les causes profondes.
Par Jean-Louis Voisin
Michel De Jaeghere est journaliste et écrivain. Il dirige le Figaro Hors-Série et le Figaro Histoire. Son dernier livre, Les derniers jours (Les Belles Lettres), vient de paraître.
Glisser
du journalisme à l'histoire est devenu pratique courante. Pour
certains, le passage est expéditif. Avec des risques de confusion entre
l'instantané et le temps long. Pour Michel De Jaeghere,
l'exercice est sérieux. Classique, sans mélange des genres. Au huitième
étage de l'immeuble du boulevard Haussmann où se tient Le Figaro, il assure la direction du Figaro Hors-Série et du Figaro Histoire.
Mais il s'est donné les moyens d'ajouter à l'activité du journaliste
celle de l'historien. Et, au terme d'une quinzaine d'années de travail,
il donne ce gros livre, Les Derniers Jours, consacré à la fin
de l'Empire romain d'Occident. Il a lu les sources littéraires et
juridiques, dépouillé les rapports archéologiques, visité les lieux, en
particulier Rome, rencontré des historiens de profession, analysé leurs
études, leurs travaux et leurs articles, les a organisés et médités pour
se forger une idée personnelle de ce phénomène qui fascine les hommes
depuis la Renaissance. Du journalisme, il a conservé l'écriture et le
souci du lecteur. Le résultat? Ces six cents pages, denses mais
vivantes, surprenantes parfois, qui poussent à la réflexion et où chacun
aiguisera cette qualité dont les Anciens se méfiaient souvent: la
curiositas.
Pourquoi cette passion?
Quelque
précaution que nous prenions en effet pour éviter tout anachronisme,
nous interrogeons nécessairement le passé en fonction du regard et des
questions que nous portons sur notre temps.
La
chute de l'Empire romain d'Occident est, selon Eduard Meyer, un
historien allemand du début du XXe siècle, «l'événement le plus
intéressant et le plus important de l'histoire universelle». Elle n'a
jamais cessé, depuis Pétrarque, de susciter l'intérêt des lettrés et des
érudits. La disparition d'un édifice millénaire, qui avait été porteur
d'une civilisation prestigieuse, et avait réuni sous un même sceptre les
peuples de tous les rivages de la Méditerranée, ne pouvait manquer de
frapper les imaginations. Toutes les époques se sont demandé si le
destin de Rome ne pourrait pas, un jour, devenir le leur. Quelque
précaution que nous prenions en effet pour éviter tout anachronisme,
nous interrogeons nécessairement le passé en fonction du regard et des
questions que nous portons sur notre temps. C'était déjà vrai aux XVe et
XVIe siècles lorsque la chute de l'Empire romain suscita de fertiles
interrogations parmi les intellectuels et les artistes européens. Avant
eux, les contemporains de la catastrophe, qu'ils soient païens (comme
Eunape et Zosime) ou chrétiens (Orose, Salvien), avaient cherché à
donner une signification à ce traumatisme. Les uns y voyaient les effets
de la colère des dieux abandonnés du paganisme ; les autres
l'interprétaient comme le châtiment des péchés d'un monde qui n'était
devenu chrétien que de nom.
Les
humanistes de la Renaissance découvrirent l'Antiquité romaine à partir
des textes littéraires et des œuvres d'art exhumées du sol de l'Italie.
Ils furent les premiers à se demander comment une civilisation aussi
éclatante avait pu disparaître, et pourquoi. L'histoire leur donnait
l'occasion de se démarquer des Barbares du Nord et des Grecs de Byzance,
mais aussi d'exalter leur propre puissance créatrice, qui aurait
renoué, par le naturalisme, avec ce glorieux passé, après les temps
obscurs de ce qu'on commençait à appeler le Moyen Age.
Au
XVIIIe siècle, à l'époque des Lumières, la réflexion se prolonge. Elle
porte la trace des idées dominantes. Montesquieu incrimine un despotisme
peu soucieux des corps intermédiaires, qui aurait eu raison du
patriotisme romain en ruinant l'influence des familles aristocratiques
sur lesquelles avait reposé l'esprit républicain. Pour Voltaire, le
coupable de la chute de l'Empire romain est tout trouvé: c'est le
christianisme, qui aurait désarmé l'empire en détournant ses citoyens de
la défense de la cité terrestre, pour ne les occuper que des affaires
du ciel. Le procès sera instruit avec une érudition incomparable par
l'historien britannique Edward Gibbon dans son fameux Déclin et chute de
l'Empire romain. L'allemand Herder assurait au même moment ses
compatriotes que les invasions germaniques avaient été un immense
bienfait. Qu'elles avaient renouvelé le monde, en insufflant l'énergie
des peuples de la forêt et de la steppe à une civilisation épuisée.
Dans
la multitude des explications de la fin de l'empire d'Occident
s'exprime une même angoisse des peuples devant la perspective de leur
propre disparition.
Le XIXe siècle
marque à la fois l'avènement d'une histoire critique, qui cesse de
prendre pour argent comptant les témoignages des seules sources
littéraires, et la multiplication des grilles idéologiques qui
s'efforcent de plier la complexité du réel à une explication susceptible
de justifier les orientations politiques de leurs auteurs. Les savants
de tous pays collationnent les causes, alignent les hypothèses, jusqu'à
épuisement. Au XXe siècle, les essais se multiplient, avec, sous-jacente
après la Première Guerre mondiale, la méditation angoissée de
l'aphorisme célèbre de Paul Valéry: «Nous autres, civilisations, nous
savons maintenant que nous sommes mortelles.» Deux livres ont fait le
point sur ces travaux, celui de Santo Mazzarino, La Fin du monde
antique. Avatars d'un thème historiographique, et celui d'Alexander
Demandt, Der Fall Roms (la chute de Rome): le premier en 1959, le second
en 1984.
Dans
la multitude des explications de la fin de l'empire d'Occident
(Alexander Demandt en a recensé 210, qui vont de l'apathie suscitée par
la pratique des bains chauds à l'empoisonnement par le plomb des
canalisations!) s'exprime une même angoisse des peuples devant la
perspective de leur propre disparition.
Pourquoi, après tant d'autres, avoir voulu consacrer à ce sujet un nouveau livre?
Le
regard porté par les historiens sur la fin de l'Empire romain s'est
transformé depuis une quarantaine d'années, en particulier sous l'impact
des travaux de deux universitaires, l'Irlandais Peter Brown et le
Canadien Walter Goffart. Sous leur influence, l'idée que la chute de
l'empire d'Occident se soit traduite par une catastrophe a été
abandonnée par l'historiographie dominante. On lui préfère désormais
celle d'une transformation et d'une mutation fécondes, quasi indolores
et presque pacifiques, qui auraient heureusement accouché de la
civilisation de l'Europe médiévale. Peter Brown traite la séquence qui
va de la fin du IIe siècle au VIIe siècle, de Marc Aurèle à Mahomet,
comme un tout cohérent. Faisant sienne la réhabilitation de l'Empire
chrétien des IVe et Ve siècles qu'avait menée, durant les années 1960 et
1970, le grand historien français Henri-Irénée Marrou en s'appuyant sur
la renaissance intellectuelle, politique, artistique, dont il avait été
le théâtre sous la monarchie constantinienne, il en étend le bénéfice
aux siècles qui ont immédiatement suivi la disparition de l'empire
d'Occident. Des Barbares romanisés y auraient maintenu l'essentiel des
institutions romaines et permis l'épanouissement d'une «Antiquité
tardive» dont il n'y aurait aucune raison de proclamer l'infériorité par
rapport à la civilisation qui s'était déployée à l'ombre de la
puissance romaine. Walter Goffart souligne de son côté que l'empire n'a
pas fait l'objet d'une guerre de conquête et que l'implantation des
Barbares dans le monde romain a été, avant tout, le fruit d'un processus
qui a vu les élites locales trouver avec de nouveaux peuples des
accommodements, parce que ceux-ci leur ont paru plus à même de leur
assurer la tranquille possession de leurs biens qu'un Etat lointain et
impuissant. Ces ouvrages sont, à bien des égards, novateurs et
passionnants. Cette approche a cependant fini par déboucher sur
l'occultation des séquences violentes, des guerres, des pillages, qui
ont ponctué, malgré tout, ce passage de témoin. Polarisée sur les
indiscutables éléments de continuité qu'en dépit de la rupture peut
repérer l'historien, la nouvelle vulgate en vient souvent à nier que
l'effacement des structures politiques de l'Empire romain d'Occident se
soit traduit, comme l'a montré avec brio l'historien et archéologue
Bryan Ward Perkins, par un recul saisissant des conditions de la vie
matérielle, une disparition des beaux-arts, de la culture littéraire,
et, finalement, de la paix, du bien-être. Elle tend, par là, à devenir
le support d'un discours idéologique affranchi de l'observation des
faits, qui paraît animé par la volonté de proclamer l'équivalence des
cultures et les bienfaits qu'apporteraient nécessairement les Barbares
en donnant aux prétendus «civilisés» l'occasion d'un fructueux
métissage.
La rupture se
traduisit, au même moment, par la rétractation des villes, la
disparition des écoles municipales, l'effacement des villages, le recul
des terres cultivées et l'avancée des forêts et des landes, le retour à
une économie de troc.
Il est bien
vrai que l'effondrement de la civilisation gréco-romaine n'eut ni la
fulgurance ni l'uniformité dont se plut à la parer l'imagerie
romantique. Le monde romain avait subi, depuis deux siècles, de
profondes transformations. De larges pans de la culture classique
avaient sombré sans attendre l'événement de 476. De nombreux aspects de
la vie sociale lui survécurent au contraire. Les thermes de Dioclétien,
les plus grands qui aient jamais été construits dans l'Urbs,
fonctionnèrent ainsi, à Rome, jusqu'à ce que les Ostrogoths de Vitigès
coupent les aqueducs en 537. Des fouilles récentes ont permis de dégager
des restes de somptueuses domus qui étaient restées en état jusqu'au
premier tiers du VIe siècle. Mais il convient de ne pas prendre l'écume
pour la vague. Car la rupture se traduisit, au même moment, par la
rétractation des villes, la disparition des écoles municipales,
l'effacement des villages, le recul des terres cultivées et l'avancée
des forêts et des landes, le retour à une économie de troc. Charlemagne
construira encore en bois, au IXe siècle, l'essentiel de ses palais,
quand la moindre écurie, la moindre étable avait été, aux beaux temps de
la paix romaine, construite en pierre et couverte d'un toit de tuiles.
«Le
mouvement de l'histoire se fait toujours sur de longues périodes et
n'efface jamais rien complètement, sinon à travers des parcours très
lents, remarque l'historien du droit romain Aldo Schiavone. Sous toute
rupture (…), on peut retrouver les fils qui se sont maintenus et qui
relient même la plus radicale des nouveautés à un passé proche ou
lointain. Mais cette recherche (aujourd'hui du reste très en vogue chez
les historiens) n'a de sens véritable (…) que si elle est capable, en
même temps qu'elle s'efforce de faire émerger la présence de formes qui
ont résisté entre l'Antiquité tardive et le monde du haut Moyen Age (…),
de ne jamais perdre de vue ce que signifiait la trame qui s'est
déchirée. Si elle n'oublie pas que seule l'ampleur de la catastrophe
donne son prix au fait de retrouver, sous les décombres, le réseau - le
plus souvent souterrain ou périphérique - qui a réussi à survivre.»
Pour
rendre compte de «l'ampleur de la catastrophe», il fallait en revenir
aux faits, discipline parfois négligée par les spécialistes de
l'histoire sociale, comme le reconnaissait récemment l'un des plus
éminents de ses représentants. C'est pourquoi j'ai voulu écrire, avec ce
livre, une histoire qui restitue les événements dans leur complexité.
J'ai retenu la forme d'un récit aussi précis que possible en faisant
leur part aux personnages hauts en couleur qui les ont illustrés, à la
diversité des peuples, à la succession des générations.
En théorie, cela est simple, mais quelle périodisation retenir?
Leurs
premières irruptions significatives dans le monde romain datent du
règne de Marc Aurèle, dans la seconde moitié du IIe siècle. Elles ne
s'arrêteront plus. Elles feront vaciller l'empire au IIIe siècle.
Lorsque
le roi skire Odoacre exila le tout jeune Romulus Augustule à Naples, le
4 septembre 476, l'événement passa inaperçu. Cela ne suffit pas pour
prétendre, comme on le fait souvent, qu'il avait été sans portée. La
civilisation ne s'est certes pas effondrée parce qu'avait été déposé
l'ultime empereur enfant. Mais cette déposition a constitué le point
culminant de la crise politique qui secouait l'Empire romain depuis un
siècle et au cours de laquelle il s'était révélé incapable d'empêcher
l'entrée de peuplades insoumises sur son sol. Toute périodisation est
conventionnelle et discutable. La question n'est pas nouvelle: Bossuet
datait la fin de l'Empire romain de l'avènement de Constantin, Renan
l'avançait d'un siècle et demi (comme dans le film Gladiator!): au terme
du règne de Marc Aurèle… Des discussions que l'on n'ose qualifier de
byzantines opposent les partisans de la dénomination de «Bas-Empire» et
ceux de l'«Antiquité tardive» pour qualifier la période qui s'étend de
la chute des Sévères en 235 à la fin de l'empire d'Occident en 476 ou à
la mort de Justinien en 565.
Le cœur
des événements que raconte mon livre se situe entre 376 (l'irruption
décisive des Goths en Thrace sous le règne de l'empereur Valens) et 476
(la déposition de Romulus Augustule). Mais pour comprendre les
évolutions de l'Empire romain, ne serait-ce que dans son espace, pour
suivre les migrations des populations germaniques, leur entrée
progressive dans l'empire et dans l'armée romaine, pour pouvoir comparer
ce qui est comparable, j'ai dû m'autoriser quelques crochets en amont.
Il a fallu faire de même en aval, et dépasser la butte témoin de 476.
Ces Barbares ne sont pas une nouveauté pour Rome: elle les connaît depuis le Ier siècle av. J.-C...
Ils
ont longtemps vécu dans une anarchie endémique, éparpillés dans une
poussière de minuscules tribus. Ils ont changé au IIe siècle, où ils ont
commencé à se regrouper en coalitions leur donnant, pour la première
fois, la dimension nécessaire pour se mesurer efficacement à l'armée
romaine. Parfois sous l'impulsion d'un chef, d'autres fois par alliance
de familles ou devant la nécessité de faire face à l'arrivée de groupes
nouveaux, venus de l'est. Ces «essaims de peuples» sont moins des
entités ethniques que des regroupements nés du hasard des circonstances.
Leurs premières irruptions significatives dans le monde romain datent
du règne de Marc Aurèle, dans la seconde moitié du IIe siècle. Elles ne
s'arrêteront plus. Elles feront vaciller l'empire au IIIe siècle. Il ne
sera sauvé que par l'action énergique d'une succession d'empereurs
illyriens. Les victoires romaines ne se traduiront pourtant pas par un
retour de tous les Barbares dans leurs forêts natives. Loin s'en faut:
prisonniers de guerre, nombre d'entre eux sont installés dans les
campagnes pour repeupler les terres désertes. De nouvelles incursions
sont repoussées par les empereurs chrétiens au IVe siècle, sans enrayer
vraiment le phénomène de l'immigration: l'empire voit s'établir sur ses
terres autour de un million de Germains entre Dioclétien et Théodose:
soldats ou immigrants, prisonniers installés aux frontières ou affectés
au travail de la terre sur les domaines des grands propriétaires. Les
empereurs les engagent en outre en masse dans l'armée romaine, pour
pallier les effets de la crise démographique (le monde romain a été
dévasté par les pestes et les guerres, sans avoir jamais eu une natalité
florissante), suppléer le peu de goût des populations pacifiques pour
la condition militaire. Parallèlement, à l'extérieur de son empire, et
comme elle l'avait toujours fait, Rome favorise certains chefs barbares,
les aide à constituer des royaumes clients dont les élites se
romanisent progressivement.
Mais
ces influences réciproques n'ont en rien désarmé la violence de la
confrontation. Car le point décisif est que Rome avait montré sa
faiblesse en admettant sur son territoire des peuples qu'elle n'avait
pas été capable de soumettre et qu'elle avait régularisé leur présence
sans les avoir vaincus sur le terrain.
Après
l'entrée massive des Goths en Thrace, en 376 (elle-même provoquée,
comme le seront les vagues suivantes au Ve siècle, par la poussée
qu'exerce la grande migration des Huns venus d'Asie centrale), et leur
victoire sur l'armée impériale, à Andrinople en 378, les peuplades qui
entrent dans l'empire se transforment. Autour d'un noyau initial, d'un
chef qui a parfois fait son apprentissage militaire dans l'armée
romaine, elles constituent des bandes guerrières autonomes qui
s'étoffent en absorbant d'autres peuples: la nation wisigothe naît ainsi
sur le territoire romain. Le gouvernement, qui n'a plus les moyens de
les reconduire à la frontière, et qui manque de troupes régulières,
finit par avaliser leur présence et par confier des missions militaires à
ces peuples, qui restent commandés par leurs propres chefs ; par leur
concéder, faute de soldes, des terres qui constitueront l'ébauche de
royaumes autonomes à l'intérieur de l'Empire romain. Le dernier choc
vient du démantèlement de l'empire d'Attila, après sa mort, en 453. Il
libère les peuples que le roi des Huns tenait sous sa sujétion. Ils se
déversent alors sur l'Occident. Ont-ils constitué pour les Romains «une
immigration salutaire», comme l'affirmait en 2008 la directrice générale
du Palazzo Grassi qui avait organisé à Venise une splendide exposition
sur Rome et les Barbares? La reconstitution minutieuse des faits à
laquelle je me suis efforcé me permet d'en douter.
L'osmose n'a-t-elle pas fini par prendre le pas sur la confrontation?
Cette
opposition est artificielle. Les Romains ont certes adopté, sous
l'influence de l'immigration germanique, quelques-unes des habitudes des
Barbares. Une loi devra même interdire à Rome le port du pantalon! Les
Germains ont subi de leur côté l'influence romaine. Elle leur a
notamment permis d'adopter des modes d'organisation qui leur ont donné
une plus grande efficacité dans leurs guerres contre les Romains. Leurs
peuples ont eux-mêmes été, pour une grande part, le fruit d'une
imitation des structures de la société et de l'armée romaines.
Il est difficile de distinguer de manière tranchée les causes internes et les causes externes de la chute de l'Empire romain.
Mais
ces influences réciproques n'ont en rien désarmé la violence de la
confrontation. Car le point décisif est que Rome avait montré sa
faiblesse en admettant sur son territoire des peuples qu'elle n'avait
pas été capable de soumettre et qu'elle avait régularisé leur présence
sans les avoir vaincus sur le terrain. Contrairement à ce qui se dit
communément aujourd'hui, en effet, les invasions barbares ont bien eu
lieu. Les Barbares n'ont nullement été «invités» à s'installer dans
l'empire. Ils y sont entrés en grand nombre par l'immigration, mais
aussi, au moins en nombre égal, par l'invasion violente, en perçant les
lignes de défense, pillant les villes et massacrant les populations
aussi bien en Italie et en Grèce qu'en Gaule, en Espagne et en Afrique.
La seule exception notable est celle des Goths tervinges (qui seraient
plus tard le noyau du peuple des Wisigoths) qui furent autorisés en 376,
à leur demande, à entrer dans l'empire par l'empereur Valens. Mais ils
se révoltèrent au bout de quelques semaines et lorsqu'ils obtinrent en
418 par traité de s'établir au sud-ouest de la Gaule, ils avaient
derrière eux onze campagnes successives contre l'armée romaine, la prise
de Rome et le ravage de la péninsule italienne. Cantonnés dans la
vallée de la Garonne, ils s'empareraient par la force, au cours des
cinquante années suivantes, d'un territoire allant de la Loire au
détroit de Gibraltar. S'il disqualifie le concept d'invasions barbares,
Peter Brown se garde d'ailleurs lui-même, contrairement à certains de
ses épigones, de nier la réalité d'une intrusion violente de populations
étrangères dans l'empire. «Ces incursions, précise-t-il, ne sont pas
des attaques perpétuelles et destructrices, ni même des campagnes
systématiques de conquête. Il s'agit plutôt d'une sorte de ruée
d'immigrants venus des pays sous-développés du Nord vers les riches
terres méditerranéennes.» Il a d'ailleurs remarqué, avec quelque ironie,
que le seul héritage laissé par la langue des rois wisigoths dans la
langue espagnole est le mot par lequel on désigne le bourreau…
On
souligne volontiers aujourd'hui que les Barbares n'ont pas surgi dans
un monde qui leur aurait été inconnu: qu'il y avait des décennies, des
siècles, qu'ils avaient noué avec lui des relations politiques,
diplomatiques ou militaires ; qu'ils avaient dès longtemps subi
l'influence romaine et qu'aucun d'entre eux n'avait le projet de
détruire l'Empire romain. Rien de plus vrai. Mais ils voulaient
s'emparer des richesses produites par la civilisation, faute d'avoir été
capables d'adopter les disciplines qui en avaient permis la production,
et ils en provoquèrent, par leur irruption violente, la dislocation.
Qui l'emporte dans cette dislocation? Les Barbares ou la désintégration interne?
Il
est difficile de distinguer de manière tranchée les causes internes et
les causes externes de la chute de l'Empire romain. Il est ainsi
impossible de nier le caractère décisif de la grande migration des Huns,
qui, comme l'a brillamment montré l'historien britannique Peter
Heather, a en quelque sorte «jeté» le monde germanique sur l'Occident.
Mais cette migration a elle-même été sans doute hâtée par la perspective
de faire de fructueux raids de pillage sur les richesses du monde
romain, et cette perspective était elle-même offerte par la faiblesse de
la défense romaine, la difficulté, pour un empire qui ne devait, au Ve
siècle, pas compter plus, en Occident, de 25 millions d'habitants, et
qui ne pouvait financer son appareil militaire que par les ressources
limitées d'une économie agricole, de tenir l'immense frontière du
Haut-Danube et du Rhin. Elle a été rendue possible par l'ambiguïté d'un
patriotisme qui amenait la plupart des habitants du monde romain à tenir
l'empire pour la forme évidente, inévitable de la politique, à
considérer la romanité comme un mode supérieur de vie sociale, mais ne
les a jamais conduits à penser que l'un et l'autre méritaient qu'on se
batte, qu'on mette sa vie en jeu pour les défendre.
Il
est illusoire de prétendre faire subsister une zone de civilisation
entourée d'une périphérie livrée à l'anarchie et à la misère.
Les
menaces extérieures qui pesaient sur l'Empire romain, au nord et au
nord-est avec les peuples germaniques d'abord, puis plus tard avec les
Huns, à l'est avec les Perses, obligèrent, symétriquement, ses
dirigeants à inventer des expériences politiques nouvelles, qui ne
furent pas elles-mêmes sans conséquences. Parmi ces expériences, l'une
des plus fructueuses fut celle de la tétrarchie imaginée par l'empereur
Dioclétien à la fin du IIIe siècle. Tirant les leçons des crises
précédentes, il comprit que la défense du monde romain excédait, en
temps de crise et de bouleversement, les forces d'un seul homme (il faut
garder à l'esprit l'immensité de l'empire et le fait qu'un courrier
rapide dépassait rarement les 100 kilomètres par jour). Il mit donc sur
pied de manière pragmatique un système doté de quatre empereurs
hiérarchisés qui s'occupaient de zones administratives et militaires
géographiquement différentes. Réunifié avec Constantin, l'empire fut à
nouveau divisé par ses fils, puis sous les Valentiniens, enfin à la mort
de Théodose en 395. Le résultat fut qu'au Ve siècle, ces deux empires
devinrent de plus en plus étrangers l'un à l'autre. Ils cohabitent avec
des périodes de collaboration et d'autres de tension. Faits décisifs:
l'Orient est beaucoup plus riche que l'Occident et Constantinople est un
verrou qui interdit aux populations barbares de se répandre dans les
provinces orientales, qui restent à la fois prospères et sous son
contrôle. En Occident, c'est le contraire: exposées en première ligne
aux invasions, les provinces sont ruinées par les raids de pillage des
Barbares, et elles échappent souvent à l'emprise du gouvernement de
Ravenne, du fait d'une succession d'invasions et d'usurpations. Le
résultat est que les empereurs d'Orient percevront au Ve siècle des
ressources fiscales huit fois supérieures à celles de l'Occident, alors
même que c'est sur ce dernier que reposera l'essentiel de l'effort de
guerre.
Quelles leçons tirer de l'exemple de la fin de l'Empire romain?
La
première est sans doute qu'il est illusoire de prétendre faire
subsister une zone de civilisation entourée d'une périphérie livrée à
l'anarchie et à la misère. Parce que la prospérité attirera toujours
irrésistiblement vers elle les populations qui en ont connaissance. La
civilisation a donc vocation à s'étendre jusqu'à trouver devant elle une
civilisation concurrente, avec laquelle tenter de nouer un dialogue,
établir les bases d'un concert des nations. Il est significatif que pour
Rome, le coup de grâce vint des Barbares, non des Perses qui
constituaient depuis des siècles la superpuissance rivale. Son erreur
fut de se résigner à l'arrêt des conquêtes dans le Barbaricum, la grande
forêt germanique. Les Romains estimèrent que le profit à tirer de la
colonisation de l'Europe orientale ne valait pas le coût et l'effort
surhumain qu'auraient représenté sa conquête et sa romanisation. Ils
furent victimes de ce calcul à courte vue, qui rappelle le cartiérisme
contemporain. La chute de l'Empire romain ne fut pas le produit d'un
choc de civilisations (les Germains n'avaient guère qu'une culture
rudimentaire - on ne peut, à mon sens parler de civilisation pour un
monde qui ignore la cité, lieu de l'échange, du tri et de la
hiérarchisation - et leurs élites étaient elles-mêmes en voie de
romanisation). Elle fut la conséquence et la solution violente d'une
différence de niveau de développement. Le problème est qu'elle se
traduisit par un effondrement du niveau de vie tant pour les populations
autochtones que pour les immigrants, et même pour les Barbares restés
en Germanie, qui cessèrent de profiter des échanges dont ils avaient
bénéficié de la part du monde romain.
Ces
empires sont donc condamnés à la conquête perpétuelle, ou au
dépérissement. Les sentinelles du Désert des Tartares savent qu'il ne
leur appartient que de gagner du temps, dans l'attente d'un inéluctable
écroulement.
La seconde est que les
grands empires multinationaux ne valent rien dans la défense. Ils
excellent à s'étendre, tant qu'ils sont portés par le caractère
irrésistible que leur puissance semble donner à leur domination,
enrichis par les ressources que leur procurent leurs annexions. Mais ils
sont incapables de susciter dans leur population le dévouement que
l'attachement sentimental à une patrie charnelle peut seul inspirer à
des citoyens. Leurs habitants peuvent leur être attachés tant qu'ils
procurent la prospérité et la paix, le bien-être. Mais ils n'accepteront
que rarement de remettre en question le confort qu'ils leur apportent
en sacrifiant leur vie pour leur défense. Ces empires sont donc
condamnés à la conquête perpétuelle, ou au dépérissement. Les
sentinelles du Désert des Tartares savent qu'il ne leur appartient que
de gagner du temps, dans l'attente d'un inéluctable écroulement.